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Appartient au dossier : Jeanne d’Arc dans l’histoire contemporaine

Jeanne d’Arc dans l’art moderne et contemporain

Bergère inspirée, guerrière libératrice d’Orléans, fille du peuple au service de son roi ou sainte martyre, Jeanne d’Arc inspire d’innombrables peintures et sculptures, jusqu’à devenir l’un des personnages historiques les plus cités en arts et en politique dans l’histoire contemporaine. Balises vous donne un aperçu de la multiplicité de regards portés sur elle pour accompagner la rencontre « L’histoire est-elle une religion comme les autres ? » proposée par la Bpi en janvier 2023.

Peinture représentant Jeanne d'Arc, en armure et à cheval, accueillie par la foule dans une rue d'Orléans
Détail : Jean-Jacques Scherrer, Entrée de Jeanne d’Arc à Orléans, 1887, huile sur toile, 500 x 374 cm, musée des Beaux-Arts d’Orléans. Via Wikimedia Commons
Dessin représentant une jeune femme aux cheveux longs, à la robe longue, avec une épée à la taille et un étendard
Représentation de Jeanne d’Arc dans un registre du Parlement de Paris par le greffier Clément de Fauquembergue, 10 mai 1429, Archives nationales. Via Wikimedia Commons

Aucun portrait direct de Jeanne d’Arc ne nous est parvenu. Sa seule représentation strictement contemporaine, tracée à la plume dans la marge d’un registre de 1429, est issue de l’imagination de son auteur : Clément de Fauquembergue, greffier au Parlement de Paris, n’a jamais rencontré la jeune femme qu’il dote d’un étendard, d’une épée rengainée et – à tort – d’une tenue féminine et d’une longue chevelure. Ce dessin est réalisé deux jours après la fin du siège d’Orléans.

Dans les décennies suivant l’exécution de Jeanne d’Arc à Rouen le 30 mai 1431, une première iconographie johannique se développe. Elle est par exemple représentée par quelques miniaturistes et enlumineurs, illustrant des manuscrits comme Le Champion des dames de Martin Le Franc (15ᵉ siècle) ou Les Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne (vers 1484), objet d’une version imprimée en 1493. En 1502 est érigée, à Orléans, une première statue de Jeanne d’Arc en prière, intégrée à un monument religieux plus vaste, aujourd’hui détruit. En 1581, les échevins de la ville reçoivent un portrait de la Pucelle portant une fine épée et un chapeau à plumes blanches. Cette Jeanne empanachée inspire ensuite d’autres représentations picturales, dont la Jeanne d’Arc prisonnière à Rouen de Pierre Révoil (1819), ancien élève de Jacques-Louis David – lui-même spécialiste de la grande peinture d’histoire.

Dépréciée par les philosophes des Lumières, pour lesquels elle incarne l’irrationalité médiévale, Jeanne d’Arc connaît une nouvelle popularité au début du 19ᵉ siècle. Dès cette époque, la figure johannique fait l’objet d’interprétations artistiques et idéologiques multiples, ainsi que le souligne Diederik Bakhuÿs, conservateur au musée des Beaux-Arts de Rouen : 

« Bergère visionnaire qui vole au secours de son roi, meneuse d’hommes issue du peuple, victime innocente d’une justice ecclésiastique manipulée à des fins politiques, Jeanne offre des visages qui interpellent les sensibilités les plus diverses. »

Diederik Bakhuÿs, « Jeanne d’Arc. Passionnément tragique » dans Héroïnes romantiques, catalogue d’exposition, Paris-Musées / Musée de la vie romantique, 2022.

Un personnage tragique du Moyen Âge

une jeune femme à la robe blanche et aux longs cheveux bruns, attachée à un bûcher, autour de laquelle s'accumule de la fumée noire
Alexandre-Évariste Fragonard, Jeanne d’Arc sur le bûcher, 1822, huile sur toile, 37,2 x 24,6 cm, musée des Beaux-Arts de Rouen. Via Wikimedia Commons

Les artistes de style troubadour mêlent peinture d’histoire et scènes de genre et représentent des scènes anecdotiques ou édifiantes du Moyen Âge et de la Renaissance. Si Pierre Révoil se penche sur le chapitre bien connu de la captivité de Jeanne d’Arc, d’autres comme Fleury François Richard dépeignent des épisodes secondaires, ancrés dans le quotidien (Jeanne d’Arc venant consulter l’ermite de Vaucouleurs, 1819).

L’intérêt des artistes pour le Moyen Âge, et pour Jeanne d’Arc en particulier, s’accroît dans les années 1820 à 1840. L’attrait de la période romantique pour le drame, l’exaltation des sentiments et l’expression de la liberté donne naissance à de nouvelles représentations évoquant la destinée tragique de l’héroïne. Sa captivité est dépeinte par Paul Delaroche (Jeanne d’Arc malade est interrogée dans sa prison par le cardinal de Winchester, 1824) et Claudius Jacquand (Jeanne d’Arc conduite en prison à Rouen sous la garde du comte de Ligny de Luxembourg, 1827). Son exécution est évoquée par Alexandre-Évariste Fragonard (Jeanne d’Arc sur le bûcher, 1822), Eugène Devéria (La Mort de Jeanne d’Arc, vers 1829-1831) et Henry Scheffer (Jeanne d’Arc arrivant sur la place de Rouen, vers 1834-1835). Tous soulignent la vulnérabilité et le courage de la jeune fille.

Une figure pieuse

Statue en marbre de Jeanne d'Arc, en armure, tête penchée, serrant une épée contre son cœur.
Marie d’Orléans et Auguste Trouchaud, Jeanne d’Arc en prière, 1837, marbre, 202 x 78 x 81 cm, Château de Versailles. Via Wikimedia Commons

Chez Fragonard et Devéria, la longue robe blanche symbole de pureté et le regard tourné vers le ciel rappellent aussi la dimension religieuse de la figure johannique. La piété de Jeanne d’Arc est également centrale dans l’œuvre de la sculptrice Marie d’Orléans, fille du roi Louis-Philippe. Élève du peintre romantique Ary Scheffer, la princesse se plonge dans la Chronique de la Pucelle de Guillaume Cousinot (15ᵉ siècle) sur les conseils de l’historien Jules Michelet. Délaissant les scènes de guerre ou de bûcher, elle réalise deux sculptures soulignant l’empathie et la piété de la Pucelle d’Orléans : Jeanne d’Arc pleurant à la vue d’un Anglais blessé (1834-1835), reproduite en plâtre et en bronze, et Jeanne d’Arc en prière (1835-1837). L’armure est inspirée d’un modèle du 15ᵉ siècle, ce qui reflète le souci de vraisemblance historique de l’artiste romantique. Cet attribut guerrier permet aussi d’identifier le sujet. Néanmoins, Jeanne d’Arc est surtout présentée en recueillement, et l’épée qu’elle serre contre son cœur évoque un crucifix.

Cette œuvre connaît un grand succès et une importante circulation au milieu du 19ᵉ siècle. Un exemplaire en marbre, commandé par Louis-Philippe, est installé au château de Versailles. Des réductions en bronze et en biscuit de porcelaine, moins onéreuses, favorisent la diffusion de cette représentation de la Pucelle. Sa popularité est étroitement liée à celle de l’artiste, décédée prématurément en 1839. En 1848, Auguste Vinchon dépeint la famille royale recueillie autour de la statue, qui se substitue à la princesse disparue.

Si la religiosité de Jeanne d’Arc fait l’objet, chez Marie d’Orléans, d’une représentation intimiste, elle trouve au contraire une expression officielle et monumentale dans la Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII, dans la cathédrale de Reims de Jean-Auguste-Dominique Ingres et son atelier (1854). Placée entre les hommes et Dieu, la jeune femme se voit dotée d’une auréole. Le tableau est reproduit dans nombre de manuels scolaires et de livres religieux, ainsi que sur des images pieuses. L’année suivante, Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, prononce son premier panégyrique à la gloire de Jeanne d’Arc : il évoque publiquement l’aspect divin et providentiel de sa mission, en écho à l’inauguration de la statue équestre de Denis Foyatier, place du Martroi. Ce discours manifeste un réinvestissement de la figure johannique par les catholiques, qui se traduit, à partir de 1869, par une véritable campagne en faveur de sa canonisation. Jeanne d’Arc est d’ailleurs le sujet de nombreuses images pieuses et d’une abondante production artistique destinée aux édifices religieux, en parallèle des œuvres présentées au Salon.

En parallèle se développe un motif de bergère inspirée, entendant des voix dans les toiles et sculptures de François Rude (1852), Léon Benouville (1859) et, plus tard, Henri Chapu (1871) et Jules Bastien-Lepage (1879). L’attrait des artistes pour la figure johannique est amplifiée par la défaite de la France contre la Prusse en 1870, qui inspire peut-être à Eugène Thirion le costume tricolore et le paysage dévasté de sa Jeanne d’Arc écoutant les voix (1876).

Jeanne patriote

Dessin d'un monument représentant Jeanne d'Arc serrant la main à Vercingétorix et brandissant un étendard
Le Monde illustré, 14 janvier 1871, p. 28. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dès le début du 19ᵉ siècle, Jeanne d’Arc est liée à l’affirmation d’un sentiment national, dont les interprétations politiques divergentes se retrouvent parfois dans le champ artistique. Napoléon s’associe à l’édification d’une statue à Orléans, les monarchistes en font une figure dévouée au roi et les républicains y voient une fille du peuple sauvant la patrie. Après la chute du Second Empire et la perte de l’Alsace-Moselle, la bergère de Domrémy incarne la défense de la France et l’unité du pays.

Les statues en son honneur se multiplient dans l’espace public. Au Salon de 1872, Émile Chatrousse présente un projet de monument « aux martyrs de l’indépendance nationale » associant Jeanne d’Arc à Vercingétorix. Il livre ensuite une Jeanne d’Arc, libératrice de la France, inaugurée en 1891 dans la capitale. La statue équestre d’Emmanuel Frémiet, érigée en 1874 sur la place des Pyramides à Paris, est reproduite dans plusieurs villes de France, de même que celle de Paul Dubois (1895). En 1901, Jeanne d’Arc retrouve Vercingétorix à Alésia, ou presque : une statue équestre à son effigie, signée Mathurin Moreau et Pierre Le Nordez, est installée à Alise-Sainte-Reine, site présumé de la bataille opposant l’armée romaine à la coalition gauloise.

Jeanne d’Arc reste aussi un sujet populaire auprès des peintres sous la IIIᵉ République. Jean-Jacques Scherrer dépeint par exemple son entrée victorieuse à Orléans dans un tableau de 1887 qui, selon l’historien Gerd Krumeich, fait écho à l’interprétation républicaine de la figure johannique :

« Cette énorme peinture nous offre une véritable invitation à y “entrer”, à nous associer à la foule enthousiasmée. Jeanne d’Arc y est représentée en contact direct avec la foule, “le peuple” de Michelet, sans qu’on n’y trouve aucun signe ni du surnaturel, ni de l’Église, ni de la royauté. »

Gerd Krumeich, « Pour une étude comparée de l’iconographie de Jeanne d’Arc » dans Maurice Agulhon, Annette Becker et Évelyne Cohen (dir.), La République en représentations, Éditions de la Sorbonne, 2006.

Charles-Henri Michel la représente à l’inverse entre profanes et ecclésiastiques, entre Terre et Ciel (Jeanne d’Arc faisant bénir son étendard à Blois, 1901).

Un recul au 20ᵉ siècle

Jeanne d'Arc en armure, agenouillée devant un ecclésiastique, prête à recevoir la communion
Maurice Denis, La Communion de Jeanne d’Arc, 1909, huile sur toile, 102,5 x 111 cm, musée des Beaux-Arts de Lyon. Via Wikimedia Commons

Avec le 20ᵉ siècle, le succès pictural de Jeanne d’Arc diminue, même si certains artistes continuent de la représenter. Odilon Redon propose ainsi une Jeanne d’Arc identifiable au titre de la toile uniquement (vers 1900). Le peintre nabi Maurice Denis, quant à lui, dépeint des scènes religieuses faisant écho à sa propre foi catholique : La Communion de Jeanne d’Arc (1909), Jeanne d’Arc au sacre de Charles VII (1909) et une seconde toile du même titre (1920). L’image de Jeanne d’Arc est mobilisée pour défendre la patrie durant le premier conflit mondial, avant que le peintre Émile Bernard, un temps proche de l’école de Pont-Aven, ne la place au centre d’une scène de guerre rappelant les soldats des tranchées (Jeanne d’Arc, 1930). George Rouault, autre peintre profondément croyant, la représente en armure et à cheval, avec des contours noirs rappelant la technique du vitrail (Jeanne d’Arc, vers 1939).

La jeune femme inspire donc certains peintres du 20ᵉ siècle, mais ces exemples restent plus rares qu’au 19ᵉ siècle : comme le note l’historienne Nicole Pellegrin, la figure johannique appréciée des peintres académiques n’intéresse que rarement les avant-gardes. Béatifiée en 1909 et canonisée en 1920, Jeanne d’Arc est de plus en plus associée à la droite catholique ou nationaliste, ce qui en éloigne nombre d’artistes, alors même que la peinture d’histoire, puis la peinture figurative en général, sont progressivement délaissées.

Publié le 02/01/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Héroïnes romantiques

Collectif
Paris-Musées / Musée de la vie romantique, 2022

Ce catalogue accompagne l’exposition « Héroïnes romantiques » organisée au Musée de la vie romantique à Paris en 2022. Richement illustré, il rassemble de nombreuses contributions analysant les évocations artistiques et littéraires de figures féminines mythologiques, historiques ou fictives, admirées ou commentées durant la période romantique. On y trouve notamment un article de Diederik Bakhuÿs, conservateur au musée des Beaux-Arts de Rouen, sur quelques tableaux représentant Jeanne d’Arc, et un autre d’Anne Dion-Tenenbaum, conservatrice au musée du Louvre, sur la sculptrice Marie d’Orléans et sur ses représentations de la Pucelle.

Deux autres textes éclairent également le succès de la jeune bergère médiévale. Olivia Voisin, directrice des musées d’Orléans, évoque dans son article les héroïnes du passé, tandis qu’Eva Belgherbi, doctorante en histoire de l’art, revient sur la mode des statuettes-portraits de célébrités du 19ᵉ siècle – ce qui permet aussi de mieux comprendre l’engouement similaire pour des statuettes des personnages historiques, comme Jeanne d’Arc.

À la Bpi, niveau 3, 704-6 HER

Historial Jeanne d'Arc. De l'histoire au mythe

Collectif
Beaux-arts éditions, 2015

Publié à l’occasion de l’ouverture de l’Historial Jeanne d’Arc de Rouen en 2015, cet ouvrage collectif revient sur l’histoire, mais aussi sur les interprétations et appropriations artistiques et politiques de ce personnage. On y trouve notamment un article sur la naissance et l’évolution du mythe johannique par Olivier Bouzy, historien médiéviste, et un second sur Jeanne d’Arc comme source d’inspiration artistique par Armelle Fémelat, historienne de l’art.

En complément des nombreuses toiles et sculptures reproduites en illustration tout au long de l’ouvrage, celui-ci inclut également une analyse de dix peintures représentant Jeanne d’Arc – dont celles de Benouville, Ingres, Redon, Denis et Rouault.

À la Bpi, niveau 2, 944-58 HIS

« Les genres de Jeanne d'Arc », par Nicole Pellegrin | Musea, Université d'Angers

Cette exposition en ligne de l’historienne Nicole Pellegrin revient sur les multiples représentations iconographiques de Jeanne d’Arc, analysées notamment à travers le prisme du genre. Sont par exemple évoquées la Jeanne empanachée du portrait des échevins d’Orléans, la figure androgyne du tableau de Michel, la Jeanne glorieuse de la toile d’Ingres, la pieuse guerrière de Marie d’Orléans, ou encore la paysanne visionnaire de Thirion. L’ensemble est librement consultable sur Musea, le musée virtuel de l’histoire des femmes et du genre édité par l’université d’Angers.

« Jeanne d'Arc », par Alexandre Sumpf | L'Histoire par l'image, 2019

L’historien Alexandre Sumpf revient, dans un court article, sur trois représentations picturales de Jeanne d’Arc, par Delaroche, Ingres et Bernard. Il restitue leur contexte historique avant d’en proposer une analyse et une interprétation comparées.

La République en représentations

Maurice Agulhon, Annette Becker et Évelyne Cohen (dir.)
Éditions de la Sorbonne, 2006

Cet ouvrage collectif inclut un chapitre intitulé « Pour une étude comparée de l’iconographie de Jeanne d’Arc » par Gerd Krumeich, historien spécialiste de la figure johannique à laquelle il a par ailleurs consacré un important ouvrage, Jeanne d’Arc à travers l’histoire (Belin, 2017 [1993]).

Dans ce texte, Gerd Krumeich élabore quelques pistes de réflexion sur les représentations picturales de Jeanne d’Arc. Il souligne notamment la nécessité d’interroger et d’analyser en détail le contexte de production de ces œuvres, qui ne peuvent pas toujours être aisément rattachées à telle ou telle interprétation politique de ce personnage historique. Il renvoie aussi au catalogue – malheureusement épuisé – de l’exposition « Jeanne d’Arc. Les Tableaux de l’Histoire » présentée au musée des Beaux-Arts de Rouen en 2003.

À la Bpi, niveau 2, 944-85 REP et en ligne sur OpenEdition

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