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Appartient au dossier : Paroles de journalistes

Le journalisme d’investigation en trois questions

Les journalistes d’investigation Fabrice Arfi, Élise Lucet, Laurent Richard et Tristan Waleckx répondent aux questions de Balises. Découvrez leurs points de vue sur leur métier, à l’occasion de la rencontre « Sans journalisme d’investigation, pas de démocratie ? » organisée par la Bpi le 13 mai 2024.

Qu’est-ce qui vous a motivé·e à devenir journaliste d’investigation ?

Fabrice Arfi : Je fais partie des journalistes qui récusent l’expression « journalisme d’investigation », même si je dois composer avec. En revanche, pouvoir produire du réel avec des informations vérifiées et d’intérêt général afin de nourrir une grande conversation publique me paraît être l’un des plus beaux métiers du monde.

Élise Lucet : J’ai présenté pendant 26 ans les journaux télévisés sur France 2 et France 3 et j’ai souvent été frustrée de ne pas pouvoir approfondir les sujets que nous abordions. D’autre part, nous avons vu émerger au fil des années des communicants qui prenaient peu à peu le pouvoir en envoyant aux rédactions des dossiers de presse bien ficelés, contenant toutes les infos qu’ils souhaitaient nous voir relayer. Il me semblait impératif, dans le domaine économique, mais aussi politique ou sanitaire, d’aller voir derrière ces beaux discours quelle était vraiment la réalité.

Laurent Richard : Je pense que ce qui m’a motivé, et je crois que cela résonne chez beaucoup, c’est d’y trouver une forme de réponse aux questions suivantes : comment puis-je être utile, comment puis-je faire une différence ? Être journaliste, c’est, pour moi, une façon de faire un lien entre nous, citoyens, et ceux qui nous gouvernent, en interrogeant ces derniers au nom de l’intérêt général, et en révélant ce qui ne devait pas l’être.

Tristan Waleckx : Je n’ai jamais été un grand fan du journalisme de commentaire ou d’opinion. Et j’estime que révéler des faits, des éléments factuels inconnus du grand public, est la mission première des journalistes. Cela peut se faire dans des documentaires d’investigation au long cours, mais aussi dans des formats plus réduits quand on fait du journalisme d’actualité par exemple. Au fond, tout journaliste fait ou devrait faire de l’investigation à son échelle ! Il y a un côté assez grisant, dans ce monde ou les opinions comptent parfois plus que les faits, à révéler des vérités ignorées.

Quels sont les risques, les contraintes dans l’exercice de cette forme de journalisme ?

Fabrice Arfi : Quand j’ai été embauché à Mediapart en 2008, Edwy Plenel, son co-fondateur, m’a dit : « Est-ce que tu es prêt à prendre des coups ? » Révéler des informations qui dérangent peut provoquer des poursuites judiciaires — ce qui fait partie du jeu, à condition que ce soit dans le cadre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse —, mais aussi des menaces, des cambriolages ou des tentatives de perquisitions illégales.

Élise Lucet : L’investigation, c’est d’abord une question de temps. Et plus vous consacrez de temps à une enquête, plus vous trouvez des sources, des documents confidentiels, plus vous réussirez à faire des recoupements entre les différents témoignages. Les contraintes et les risques sont souvent juridiques. Pour Cash Investigation, nous passons aujourd’hui 20 à 30 % de notre temps à nous assurer que nos enquêtes ne peuvent pas être attaquées en justice. Nous devons aussi protéger nos sources, c’est un gage de confiance essentiel, qui nous permet ensuite de mettre en confiance d’autres sources. Le danger est souvent plus important pour les lanceurs d’alerte que pour nous.

Laurent Richard : Dans le cas de Fordidden Stories, notre réseau international qui aborde les enquêtes de manière collaborative, nous faisons face à des enjeux de coordination et de mutualisation des ressources. Mais cette force du nombre nous permet d’amplifier les enquêtes de journalistes qui, dans certains pays, ont pris tous les risques et ont subi des menaces allant de l’intimidation, à l’incarcération, voire l’assassinat. En cause : les informations qu’ils publiaient sur des sujets d’intérêt général comme l’environnement, les droits humains ou la corruption, que certains cherchent à garder sous silence.

Tristan Waleckx : Quand on fait de l’investigation, on sait que l’on bouscule certains intérêts. Les pressions peuvent être multiples, des intimidations jusqu’aux menaces de mort. Mais le principal danger réside dans les pressions juridiques. Car nous subissons beaucoup de procédures, pas seulement pour diffamation, mais aussi parfois des contournements du droit qui permettent à des mis en cause d’attaquer les journalistes pour violation du secret défense, du secret de l’instruction, du secret des affaires… Même si nous gagnons tous nos procès, c’est une manière de faire perdre beaucoup de temps et d’argent et d’entraver, de décourager les journalistes à continuer d’enquêter.

Quelle est l’enquête dont vous êtes le plus/la plus fier/fière, et pourquoi ?

Fabrice Arfi : Je dirais l’affaire Sarkozy-Kadhafi, dont le procès s’ouvrira en janvier 2025, et ce, pendant quatre mois. C’est une enquête que nous avons commencée, avec Karl Laske, en 2011. Il y a un côté « total » dans cette histoire s’agissant de la gravité des faits mis au jour. Ceux-ci concernent à la fois des dérives de la politique, la diplomatie et du monde économique français. 

Élise Lucet : L’enquête sur les Panama Papers, parce que, pour la première fois, un consortium international de journalistes d’investigation s’est mis en place. Nous avions l’habitude de travailler en solitaire pour nous assurer de la confidentialité de nos enquêtes. Ce travail collaboratif nous a permis de donner une tout autre ampleur à nos révélations, puisque des centaines de journalistes ont travaillé en même temps et dans la plus grande confidentialité sur un même dossier. L’union fait la force !

Laurent Richard : The Baku Connection, parmi nos dernières enquêtes, nous a permis de mettre en lumière l’impunité et le haut niveau de corruption du régime azerbaïdjanais, dénoncé sans relâche par les journalistes particulièrement courageux d’Abzas Media, encore derrière les barreaux aujourd’hui. Ils nous avaient demandé de poursuivre leurs enquêtes. Cette détermination nous a tous obligés, et pendant deux mois, 40 reporters de 14 médias ont uni leur force pour que le travail de ces reporters ne soit pas lettre morte.

Tristan Waleckx : C’est difficile de choisir. La plus intense émotionnellement a peut-être été l’affaire Pénélope Fillon. Car ça a été, contrairement aux autres enquêtes, une investigation menée de manière extrêmement rapide. Et l’intensité a été inversement proportionnelle à la durée de l’enquête ! À l’époque je travaille à Envoyé Spécial, nous sommes en 2017, au moment de la campagne présidentielle. Quelques jours après les révélations du Canard Enchaîné sur un possible emploi fictif de l’épouse de François Fillon, et alors que le favori des sondages démentait toutes les accusations, nous avons retrouvé – assez fortuitement je dois l’avouer – une vidéo de Pénélope Fillon qui reconnaissait le plus clairement du monde ne jamais avoir travaillé pour son mari. En découvrant ces images explosives, nous savions que la suite de la campagne serait totalement bouleversée.


© Sébastien Calvet – Mediapart

Fabrice Arfi est journaliste à Mediapart depuis 2008. Il a mené des enquêtes à l’origine de révélations sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi, l’affaire Woerth-Bettancourt, l’affaire Cahuzac ou l’affaire Karachi. Ancien reporter à Lyon Figaro (1999-2004), à 20 Minutes (2004-2005), co-fondateur de l’hebdomadaire Tribune de Lyon (2005-2007), il a également collaboré à l’AFP, au Monde, à Libération, au Parisien/Aujourd’hui en France et au Canard enchaîné.
Il est auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages, disponibles à la Bpi.
Il est membre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et a reçu le prix Éthique de l’ONG Anticor en 2015.



© Nathalie Guyon – France TV

Élise Lucet est journaliste, rédactrice en chef, présentatrice de télévision et productrice. Elle a présenté le 19/20 sur France 3 entre 1990 et 2005, puis le Journal de 13 heures de France 2 en semaine jusqu’en 2016. Spécialisée dans le journalisme d’investigation, elle produit et présente Pièces à conviction sur France 3 de 2000 à 2011, puis, sur France 2, les magazines Cash investigation depuis 2012 et Envoyé spécial depuis 2016.


© Forbidden Stories

Laurent Richard est journaliste, producteur de télévision et réalisateur de documentaires. Il fonde, en 2017, Forbidden Stories, un consortium de journalistes dont la mission est de poursuivre et de publier le travail d’autres journalistes qui sont menacés, emprisonnés ou ont été assassinés. Il est l’auteur de documentaires d’investigation diffusés sur France Télévisions, Arte, Canal+, PBS America UK, ABC 4corners, ZDF. Il cofonde avec Élise Lucet le magazine Cash Investigation en 2011. Il a reçu plusieurs récompenses : le prix Europa 2018 du journaliste européen de l’année à Berlin, le prix de la meilleure investigation au FIGRA en 2015 pour son documentaire sur la corruption en Azerbaïdjan, Mon président est en voyage d’affaires et, en tant que producteur, le prix Europa de la meilleure série documentaire européenne en 2020 pour Green Blood.


© Nathalie Guyon – France TV

Tristan Waleckx est journaliste et reporter. Il débute sa carrière à TF1, à la rédaction du journal télévisé, en tant que journaliste et reporter. En 2012, il intègre le magazine d’investigation Complément d’enquête sur France 2. En 2017, avec Matthieu Rénier, il est récompensé par le Prix Albert-Londres pour le portrait télévisuel Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? Il réalise également des enquêtes pour Envoyé Spécial, dont celle sur l’affaire Bygmalion ou l’interview oubliée de Pénélope Fillon pendant la campagne présidentielle de 2017. Il a obtenu plusieurs récompenses pour son travail, notamment le prix du meilleur reportage long aux DIG Awards 2018 pour Sexe, mensonge et vidéo, enquête sur les Kompromats en Russie, et en 2019 la mention spéciale du jury du Prix Europa, qui distingue chaque année les meilleures productions européennes, pour l’enquête Monsanto, la fabrique du doute. Depuis 2021, il est présentateur et rédacteur en chef de l’émission Complément d’enquête sur France 2.

Publié le 08/05/2024 - CC BY-SA 4.0

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