La Bibliothèque Chimurenga est une installation temporaire qui met en relation les ressources disponibles sur certains aspects des Black Studies dans les bibliothèques. Le fondateur de la plateforme Chimurenga, Ntone Edjabe, raconte à Balises l’origine et les enjeux du projet, qui se déploie à la Bpi en avril 2021.
Comment s’est formé le collectif Chimurenga ?
Nous ne sommes pas un collectif, nous sommes une revue, une radio, mais au départ nous sommes un espace libre et indépendant, même si tout le travail que nous produisons est fait en collaboration. Chimurenga a plusieurs commencements et l’un de ses points de départ est le Pan African Market, un espace que j’ai créé à Cape Town en 1997 avec Vuyo Koyana et Sandile Dikeni, et plus tard Binyavanga Wainaina – des collègues journalistes. Un refuge et un lieu de rencontre pour ceux et celles qui se sentaient exclus du grand projet national de la nouvelle Afrique du Sud.
En 2001, cet espace a généré une publication que j’ai nommé Chimurenga. À l’époque, les leaders politiques nous disaient que la lutte contre l’apartheid s’était achevée avec les élections de 1994, qui ont mené Nelson Mandela au pouvoir, et qu’il ne nous restait plus qu’à devenir des bons consommateurs pour nourrir l’économie nationale. Le slogan de notre publication était « la lutte continue ». C’est un des débuts, il y en a plusieurs.
Que signifie « Chimurenga » ?
Chimurenga signifie révolution en Shona, une langue du Zimbabwe. C’est le nom de la lutte révolutionnaire au Zimbabwe contre la colonisation anglaise au début du 20e siècle. C’est aussi le nom de la musique populaire qui a émergé de cette lutte et qui, plus tard, l’a nourrie. Cette complémentarité dans l’étymologie m’intéressait. Il évoquait un travail de contestation et une réaffirmation du rôle de la culture dans un contexte où elle se dépolitisait. Au début des années deux-mille, c’est ce qui se passait en Afrique du Sud.
De quoi traite le dernier numéro de la revue, « Imagi-nation nwar » ?
Ce numéro de la Chronicest fondé sur un travail bibliographique mené depuis plusieurs années autour de la tradition radicale noire dans le monde francophone, en collaboration avec des camarades en France : Pascale Obolo, Amzat Boukari-Yabara, Amandine Nana, Amina Belghiti, Paul-Aimé William et Rosanna Puyol. C’est la manifestation d’une des préoccupations centrales de la revue : la production et la circulation des connaissances des Noirs sur leur monde – ce qui a été institutionnalisé aux États-Unis à la fin des années soixante comme « Black Studies ». Mais ça ne suffit pas de présenter des « Black Studies » à la française, on voulait aussi présenter une généalogie des études noires dans le monde francophone.
Celles-ci se sont développées en même temps qu’aux États-Unis, mais en dehors des universités, et en lien avec des évènements tels que les luttes pour l’indépendance en Afrique et dans les Antilles, Mai 68, les revendications des travailleurs immigrés et l’émergence du féminisme noir en France dans les années soixante-dix. Cette pensée n’a pas disparu avec le mouvement littéraire de la négritude, elle est bien présente dans la production intellectuelle et artistique du monde francophone. Il suffit de lire des revues telles que Peuples Noirs, Peuples Africains de Mongo Beti et Odile Biyidi ou Acoma d’Edouard Glissant ; les textes d’Awa Thiam ou les poèmes de Noel X Ebony ; le cinéma de Julius-Amédée Laou ou Elsie Haas pour ne nommer que ceux-là dans les années soixante-dix. Et bien sûr, il y a la musique, l’archive la plus complète à notre disposition. Sans parler des enregistrements et des performances. Peu d’historiens par exemple ont suffisamment considéré la revue Afro Music fondée par Manu Dibango en 1977.
Dans ce numéro, on invite des auteurs contemporains à situer leur travail par rapport à cette archive, qui demeure largement invisible. Ensemble, on essaye de produire une « étude noire » de l’archive francophone. Il y a une distinction entre les études noires (un champ d’études interdisciplinaires) et l’étude noire (une méthode indisciplinable qui reconnecte la connaissance incarnée à n’importe quel corpus de connaissances). C’est la différence entre regarder les Noirs et regarder avec les Noirs.
Comment est née la Bibliothèque Chimurenga ?
En mai 2008, une vague d’attaques xénophobes en Afrique du Sud nous a paralysés. Mes collègues et moi publions Chimurenga comme une revue panafricaine depuis près de sept ans quand ces événements sont survenus. Nous contestions cette conception réductrice de la nation, et les événements nous ont donné l’impression d’avoir passé les sept années précédentes à ne rien faire. Pendant un an, nous n’avons pas réussi à publier, et nous avons décidé de lire.
Nous allions à la bibliothèque centrale de Cape Town tous les soirs. C’est une bibliothèque qui ouvre jusqu’à 22 heures, et nous passions nos soirées à chercher et à se chercher. Nous avons commencé à identifier une bibliothèque parallèle, qui était elle-même contenue dans l’espace mais à laquelle le public n’avait pas accès parce que le système de classification est réducteur. Plus nous lisions, plus nous créions de nouvelles catégories, que nous signalions discrètement, pour nous-mêmes, en mettant des marques dans les livres.
Puis, nous avons ouvert ce travail au public en collaboration avec les bibliothécaires, en produisant une signalisation alternative. Les livres étaient reliés par des « lignes de lecture » sur le sol pour ne pas rivaliser avec l’arrangement officiel, mais plutôt s’accrocher à lui – un peu comme les vendeurs à la sauvette campent sous l’éclairage public dans nos villes. Nous avons donc produit une cartographie alternative de l’espace. Ensuite, nous avons utilisé cette méthode dans d’autres bibliothèques. Par exemple, nous sommes allés à la bibliothèque Kallio à Helsinki, réputée pour sa collection sur l’histoire du socialisme – pour étudier les connections entre le socialisme et le panafricanisme.
La bibliothèque est progressivement devenue une méthode de recherche pour notre travail éditorial. Désormais, l’édition va toujours avec un travail en bibliothèque et un travail de radio, pour cultiver également les connaissances orales, qui sont importantes dans notre contexte.
D’où vient l’idée de marquer les livres ?
En Afrique du Sud, à cause de la censure pendant l’apartheid, les militants devaient développer des stratégies pour obtenir certaines informations. L’une de ces stratégies consistait à voler dans les bibliothèques spécialisées, celles des universités par exemple, qui avaient des ressources qui ne circulaient pas dans l’espace public. Il fallait entrer en relation avec celles et ceux qui travaillaient dans ces bibliothèques : les équipes de gardiennage et de nettoyage par exemple, et mettre en place un système de signes. On indiquait par exemple à quelqu’un qui nettoyait l’espace : « si vous trouvez tel livre pendant votre ménage, vous l’inclinez un peu vers la gauche. » Au gardien de nuit, on disait : « tel livre, qui est incliné vers la gauche, tu le prends et tu le donnes à l’étudiant. » L’étudiant fait une photocopie et remet le livre en place. Nous redéployons ces stratégies, entre autres, pour indiquer les méthodes inventées dans les situations d’oppression. Cette revalorisation fait aussi partie de notre travail.
Comment le projet se matérialise-t-il dans la Bibliothèque publique d’information ?
Pour commencer, on imagine la bibliothèque comme un texte, et ce que nous installons, c’est notre lecture. En passant à Paris il y a plusieurs années, je suis entré dans cette bibliothèque qui ouvrait jusqu’à 22 heures et brassait toutes sortes de publics. Elle a donc d’autres fonctions que de s’instruire, lire ou faire des recherches. Ou plus précisément, s’instruire, lire et chercher se font en utilisant des méthodes différentes. Imaginer ces personnes qui occupent l’espace comme une archive vivante était l’un des intérêts premiers de la Bpi pour moi. L’histoire est toujours présente, à travers les gens qui fréquentent la bibliothèque comme dans le corpus bibliographique.
Le fait que la Bpi soit une collection contemporaine m’a aussi interpellé car ce qui m’intéresse n’est pas seulement d’exhumer nos textes des sous-sols de ces institutions, mais aussi de scruter le matériel visible et en circulation pour produire de nouvelles grilles de lecture. Il s’agit donc de marquer les présences autant que les absences. Et d’étudier les stratégies des auteurs dans un contexte donné. Par exemple, Main Basse sur le Cameroun, l’essai de Mongo Beti sur le néocolonialisme français était banni en France. Connaissant les lois de ce pays, il a finalement reproduit le texte sous forme de fiction avec Remember Ruben. Dans notre bibliothèque, ces deux textes, et beaucoup d’autres critiques du rôle néfaste de la France en Afrique après les indépendances, sont regroupées dans une catégorie qui provient aussi du génie de Mongo Beti : « Bantoustans à gogo ». Ou encore, comment connecter le travail actuel de Malcom Ferdinand avec la théorisation du « cosmocide » par Sony Labou Tansi – deux auteurs séparés par cinquante ans, deux océans et un système de classification nommé « Dewey » ?
Il fallait matérialiser les relations entre ces ressources dispersées dans la bibliothèque. Nous avons donc tracé des lignes de lecture sur le sol avec des citations, pour faire des liens entre les collections. Souvent nous avons dû insérer des cartes dans les rayonnages là où les textes absents devraient être, ou nous les avons représentés par des faux livres (produits en collaboration avec des étudiants de l’ENSAPC). Toutes ces relations sont visualisées dans des cartes qui tracent comment la circulation des connaissances transcende les divisions de langue et de nation dans le monde noir. C’est toujours important de faire ce travail en maintenant notre opacité, ne pas se soumettre à l’exigence de transparence du regard blanc. Pour lire nos textes, il faut venir avec vos propres ressources – vos connaissances, vos expériences. Sinon, vous regardez la couverture.
Chimurenga est une plateforme panafricaine fondée par Ntone Edjabe en 2002. Elle comprend un journal culturel (Chimurenga Magazine), une revue trimestrielle (The Chronic), la Bibliothèque Chimurenga, une publication biannuelle d’urban life africaine (The African Cities Reader) et une station de radio en ligne (The Pan African Space Station).
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