Interview

Appartient au dossier : Effractions 2021

« Le lieu, c’est le lien »
Entretien avec Mickaël Correia

Littérature et BD

Montage sur la base d'une image [CC0] issue de pxhere.com

La Tannerie, de Celia Levi, suit le parcours de Jeanne à la Tannerie, un centre culturel installé dans une ancienne usine de la banlieue parisienne.
Pour Balises, le journaliste Mickaël Correia analyse la manière dont le roman, sélectionné pour le prix du festival littéraire Effractions 2021, décrit l’implantation urbaine et les conditions de travail typiques de ces lieux d’art qui se développent depuis une vingtaine d’années.

En quoi la Tannerie dépeinte par Celia Levi est-elle représentative des nouveaux centres culturels apparus au début des années deux-mille ?

La Tannerie me fait penser à deux lieux, situés à quelques pas l’un de l’autre dans le 20e arrondissement de Paris : la Bellevilloise et la Miroiterie. La Bellevilloise est une ancienne coopérative ouvrière de consommation issue de la Commune de Paris, devenue centre culturel en 2006. La Miroiterie fut un lieu de fête fréquenté par les milieux intellectuels après la Seconde Guerre mondiale et un atelier de miroitiers à partir de 1978. Le bâtiment a été squatté durant les années deux-mille et constituait un haut-lieu de la scène musicale underground parisienne. Puis, il a été racheté par des promoteurs avec un projet regroupant studio de musique, ateliers d’artisanat contemporain et spa.

Ces anciens bâtis industriels portent une mémoire que les nouveaux espaces effacent ou, au mieux, utilisent comme décorum, désamorçant par là-même leur charge politique. Par exemple, la Bellevilloise n’a gardé de son passé autogestionnaire que le slogan : « Le Paris de la liberté ». Dans le roman, les outils de travail des ouvriers servent de support pour des installations artistiques, ce qui invisibilise leur utilisation première. L’histoire sociale du lieu est éclipsée pour laisser la place à la nouvelle Tannerie.

Le fonctionnement de la Tannerie est représentatif de celui des nouveaux lieux culturels. Présentés comme indépendants du ministère de la Culture ou des collectivités, leur socle économique repose sur le bar et la restauration, avec des prix souvent élevés. La « cantine populaire » de la Tannerie avec ses repas à 20 ou 30 € l’illustre parfaitement. Une autre source de revenus est la location des espaces à des acteurs privés, comme le font les grands musées. Cela floute ce qui constitue un espace culturel public.

Façade d ela Bellevilloise, 20 rue Boyer à Paris.
L’ancienne maison du peuple est ajourd’hui un centre culturel. Par Jeanne Menjoulet from Paris, France, [CC BY 2.0] via Wikimedia Commons

Une structure comme la Tannerie, installée à Pantin en Seine-Saint-Denis, a-t-elle une mission sociale ?

De façon générale, ces lieux s’inscrivent dans des processus de dépossession de la mémoire des quartiers dans lesquels ils sont installés. Le directeur de la Tannerie explique que le lieu a vocation à « faire venir des publics qui n’ont pas accès à la culture ». Cela interroge sa vision des classes populaires. Elles ont une culture propre : le rap, la danse hip-hop, le football, la richesse du multiculturalisme… mais elle est invisibilisée pour importer dans les quartiers une culture considérée comme plus légitime. Dans les faits, ces espaces s’adressent à un public blanc, cultivé, aisé. Leurs projets culturels se veulent porteurs de mixité sociale mais ils favorisent la gentrification, comme on l’a observé dans le nord ou l’est de Paris, avec le Centquatre par exemple. Ils ne parlent pas aux milieux populaires car le fossé social est trop grand.

Dans le roman, trois jeunes pantinois sont embauchés en contrat d’insertion à la Tannerie. Ils ont une autre mémoire des lieux que le reste des employés. Ils portent un regard critique sur les propositions artistiques de l’institution. Ils sont traités avec condescendance par certains employés. L’un d’entre eux, Matteo, appelle « United Colors of Benetton » ce groupe constitué d’un noir, d’un arabe et d’une fille. Cette remarque met en lumière les violences racistes et sexistes au sein de ces structures. Les personnes racisées sont en bas de l’échelle, malgré les discours sur le vivre-ensemble.

Que vous inspirent le directeur de la Tannerie et son projet de « dynamiter la culture » et « dynamiser le quartier » ?

Cela me fait penser à des jeunes entrepreneurs « disruptifs », pour utiliser un mot dans l’air du temps, tels que Renaud Barillet, directeur de Cultplace et propriétaire de la Bellevilloise, ou Stéphane Vatinel, président du groupe Sinny & Ooko qui détient la Recyclerie, dans le nord de Paris. Ils apparaissent comme des rebelles dans le paysage culturel parisien, avec des propositions de lieux indépendants à vocation sociale. On retrouve dans leur bouche les mêmes éléments de langage vides de sens. À la Tannerie, on parle de « créer du lieu, créer du lien » tandis que Ground Control, dans le 12e arrondissement, est décrit comme une « fabrique de ville, fabrique de vie ». 

Ces hommes me rappellent les grands patrons du 19e siècle, perçus comme des visionnaires, loin de la figure du PDG élu par un comité d’administration pour diriger une entreprise et ses employés. Quand Renaud Barillet achète avec un associé la Bellevilloise, c’est un geste très audacieux pour l’époque. On retrouve chez eux des idées issues du catholicisme social, un autre élément commun avec les grands patrons du 19e siècle. Malgré ce qu’ils affirment, ils recréent des conditions de travail proches de celles de l’époque.

Le livre met d’ailleurs en parallèle l’histoire ouvrière de la révolution industrielle et les difficultés de nombreux travailleurs aujourd’hui.

Les deux époques se ressemblent par l’importance de la précarité, symbolisée dans le livre par l’utilisation massive de contrats à durée déterminée, stages et contrats d’insertion. On trouve à la Tannerie des travailleurs atomisés, en compétition les uns contre les autres, ne parvenant pas à s’organiser collectivement. Cela me fait penser au monde du travail avant la création des syndicats et des contrats de longue durée.

La comparaison avec l’histoire ouvrière tient également au besoin important de petites mains au sein de la Tannerie. Cela évoque le tâcheronnage du 19e siècle. On peut aussi parler des conditions de travail de Jeanne : le froid, le bruit incessant, la station debout, le manque de temps pour aller aux toilettes… Derrière la modernité se cachent les pires travers de l’ubérisation.

Celia Levi dépeint très bien le déclassement subi par cette génération, armée culturellement et politiquement mais qui n’a pas de prise sur le réel. Une génération qui n’arrive pas à établir un rapport de force, qui n’a pas réussi à conserver ses droits sociaux et encore moins à en gagner. La question de faire grève se pose à un moment dans le roman mais elle est vite éludée, parce que la peur de perdre leur poste réduit à néant toute possibilité de lutter.

Publié le 08/02/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

La Tannerie

Celia Levi
Tristram, 2020

Sa formation de libraire terminée, Jeanne quitte la Bretagne pour tenter sa chance à Paris. Carrière, amours, amitiés : tout un monde, aussi excitant qu’angoissant, s’ouvre à elle. Mais, dans l’incapacité à trouver un emploi stable, Jeanne va enchaîner les contrats courts à la Tannerie, lieu artistique alternatif implanté sur le canal de l’Ourcq. Dans ce microcosme dont les vœux d‘inclusivité dissimulent mal la précarité effective des employés, Jeanne fera ses premières expériences de l’engagement politique, apprendra les codes d’un entre-soi fondé sur la distinction culturelle, et tombera éperdument amoureuse.

S’il nous plonge dans un monde immédiatement contemporain, La Tannerie évoque plutôt, par sa forme très classique, les grands romans initiatiques du 19e siècle. À la manière d’un héros de Flaubert, Jeanne court d’illusions en déceptions, et la narration indolente comme les dialogues très écrits permettent à Celia Levi d’épingler toutes les postures de ses personnages, sans jamais céder à une caricature trop facile. Analysant finement les mécanismes de domination sociale, La Tannerie dévoile ainsi, à travers l’expérience de la jeune ingénue qu’est Jeanne, les processus d’exclusion qui se jouent aussi bien à l’échelle des individus qu’à celle, plus large, de l’espace urbain gagné par la gentrification.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ LEVI 4 TA

« L’envers des friches culturelles. Quand l’attelage public-privé fabrique la gentrification » │Revue du Crieur, vol. 11, La Découverte, 2018

Dans cet article, le journaliste Mickaël Correia enquête sur l’envers des friches culturelles qui se multiplient dans toute la France. Pour lui, ces structures  génèrent d’importants profits et fabriquent la gentrification sous couvert de valoriser des quartiers défavorisés.
La revue est disponible à la bibliothèque.

À la Bpi, niveau 2, 0(44) REV 13

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