Le lieu comme personnage
Quand les lieux deviennent des protagonistes vivants et influents. La Bpi organise un « Rendez-vous d’Effractions » le 14 mars 2025, et célèbre, avec les bibliothèques parisiennes, la Semaine de la langue française et le Printemps des Poètes. Une programmation qui invite à explorer « le lieu comme personnage ». Pour enrichir cette expérience, Balises offre une sélection d’ouvrages qui font d’une ville, d’une maison ou d’un monument un personnage à part entière – prégnant et bien vivant.
Découvrez des récits, où les espaces transcendent leur statut de décor pour devenir des protagonistes qui dialoguent avec les autres personnages et façonnent leurs destins.
Publié le 03/03/2025 - CC BY-SA 4.0
L'Écume des jours
Boris Vian
Librairie générale francaise, 1997
L’Écume des jours est un conte surréaliste où l’insouciance de la jeunesse se heurte à la fatalité, douloureuse, du temps qui passe. Colin, un jeune homme joyeux et plein de vie, tombe éperdument amoureux de Chloé, mais leur idylle éclate lorsque cette dernière tombe malade. Dans cette fable moderne, le Paris de Boris Vian est un lieu vivant, que l’on habite et qui nous habite. L’appartement de Colin respire, il se gonfle, s’étire puis se referme comme un cœur qui bat. Le temps s’accélère, les décors se liquéfient et lorsque la jeunesse fane, le monde fane avec elle. L’espace vieillit avec les personnages. La ville, autrefois pleine de lumière et de promesses, semble succomber sous le poids du temps. Et lorsque l’espoir s’éteint, elle se fige, se racornit, jusqu’à n’être plus qu’une prison de silence. Lentement, tout s’étiole, l’espace se déforme et se transforme : des rues de Paris aux humides bayous de la Louisiane.
La prose de Boris Vian est tout à la fois mordante et romantique. L’auteur ne manque pas d’humour, mais il le colore toujours d’une bonne dose d’ironie. Comme les décors, les phrases s’étirent et se coupent net, les mots se montent et se démontent, et les métaphores macabres n’épargnent pas la sensibilité des lecteur·rices. L’Écume des jours est une expérience immersive et déroutante, où la frontière entre le réel et l’imaginaire se fait de plus en plus floue.
À la Bpi, Langues et littératures, 840″19″ VIAN 4 EC
La Chambre verte
Martine Desjardins
Alto Voce, 2016
Franchir le seuil de la maison de la famille Delorme, c’est pénétrer dans une église où règne un seul dieu, loué et tout-puissant : l’argent. On dit qu’il n’a pas d’odeur et, pourtant, à l’intérieur, ses effluves nauséabondes du tabou embaument l’espace. D’une pièce à l’autre, la maison crache les obsessions abjectes de la famille : l’accumulation de richesses et l’art du secret. Les portes s’ouvrent enfin sur la véritable histoire des Delorme… Touche d’originalité : c’est la maison elle-même qui nous la conte.
Protagoniste à part entière, la maison est à la fois la narratrice et l’essence même du récit qu’elle déroule. Elle méprise, elle murmure, elle observe. Avec ses couloirs étouffants et ses soixante-sept serrures, elle est la victime et le témoin des vices de la famille. Elle ne s’embarrasse pas de la pitié ni du tragique et décrit, avec un humour grinçant, la déchéance exquise de ses occupant·es. La maison familiale incarne l’emprise du passé, les traces de la honte et les brûlures de la culpabilité. C’est en cela qu’elle est véritablement terrifiante : elle n’oublie rien.
Le récit de Martine Desjardins a le parfum des Orphelins Baudelaire mêlé au goût de la Maison Usher. Derrière les murs de ce roman burlesque se trouve surtout une critique acide de la cupidité et de l’aliénation contagieuse qui s’assortit à l’argent. La fin, cruelle et inéluctable, laisse les Delorme dans les replis de l’invisible. À travers les fenêtres closes, leurs fantômes se figent sur un silence doré : la maison se tait.
La Zone du dehors
Alain Damasio
Cylibris, 1999
En 1999, Alain Damasio signe avec La Zone du dehors une entrée fracassante dans le paysage de la science-fiction contemporaine francophone. Ce récit, retravaillé et réédité en 2007 chez La Volte, est une dystopie à la fois politique et philosophique qui se déroule sur Cerclon, une colonie humaine en orbite autour de Saturne. Sous une façade de démocratie prospère, les sept millions de Cerclonien·nes vivent sous un régime d’hyper-contrôle : « Souriez, vous êtes gérés ! » Dans ce carcan social oppressant, ou le temps libre est « englouti par l’holovision et les jeux virtuels », la Volte, un mouvement dissident, se réunit, s’organise et résiste, guidé par une aspiration : le dehors.
Ce dehors n’est pas qu’un simple espace géographique situé en marge de Cerclon. Il est un idéal, une force, un appel à la (ré)volte. Dans ce roman, ce lieu devient un personnage à part entière, vibrant dans l’esprit de ses personnages – Capt, Kamio, Slift… Le dehors lance des appels : « Il faudrait pouvoir sans cesse se déloger de son égocentre et bondir hors de soi. » Il est « une immensité qui ne prenait humaine dimension que par la trace, précaire, des pas – et le mouvement. Arpenter, vagabonder, bondir, vagabondir pour exister ».
Avec une plume très poétique, viscérale, Alain Damasio interroge nos propres limites et invite à une révolution intérieure. Une œuvre essentielle, un appel, pour chacun·e, à chercher son propre « dehors ».
La Forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains
Jacques Roubaud
Gallimard, 1999
« Entre tes jambes écartées passe la foule épaisse
Qui te lorgne les dessous, que ne voiles-tu tes fesses […] »
À quelle femme Jacques Roubaud parle-t-il ainsi ? Il s’adresse à… la tour Eiffel !
Dans son recueil La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, le poète décrit Paris, la capitale française aux vingt arrondissements, comme s’il brossait le portrait d’une dame aux différents visages. Il emploie la deuxième personne du singulier pour interpeller les monuments, qui semblent être ses amis : « Sacré-Cœur ! Je te vois Ô Biberon avec ta grosse tétine en forme de croix », « Tour Eiffel cesse de me dévisager comme ça. » Jacques Roubaud arpente les rues, yeux écarquillés et à l’écoute, comme s’il parcourait les courbes sinueuses d’une amante. Il leur adjoint des qualificatifs. La rue Bezout est « prise de crise identitaire », la rue Étienne-Jodelle est « courte remarquablement sans intérêt », la Joconde « a l’air contente ». Quant à la Seine, « si lasse », elle est « déjà fatiguée quelques ponts plus haut ». Paris est une ville bien vivante qui « s’éveille, nous appartient, a froid, a faim, ne mange plus de marrons dans la rue ». Les verbes d’action donnent le pouls de ce cœur urbain vibrant, empli de souvenirs et d’histoires de passant·es, d’habitant·es.
La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains raconte aussi et surtout le temps qui passe et qui dessine, au jour le jour, les nouveaux traits de Paris. « Une rue d’autrefois annonçait, future, sa présence étrange. Elle viendrait. Elle serait du passé venant à moi. C’est elle qui effectuerait ce mouvement. »
À la Bpi, Langues et littératures, 840″19″ ROUB 4 FO
La Règle du crime
Colson Whitehead
Albin Michel, 2024
Colson Whitehead nous plonge une nouvelle fois dans le cœur palpitant, mais impitoyable du Harlem des années 1970. L’auteur poursuit ainsi son exploration de ce quartier mythique de New-York et de la culture afro-américaine, amorcée dans Harlem Shuffle (2021). Ce second volet de la trilogie s’inscrit à la croisée du roman noir et de la fresque historique. Nous suivons Ray Carney, un ancien receleur devenu entrepreneur respecté, qui tente de mener une vie honnête en gérant son magasin de meubles. Mais Harlem, gangrené par la corruption et la criminalité, ne permet pas toujours de tourner la page si facilement…
L’écriture de ce roman, immersive et satirique, fait de la ville de New-York un personnage à part entière et nous plonge au cœur de ce quartier où l’espoir et la désillusion cohabitent à chaque coin de rue. Auteur majeur de la littérature américaine contemporaine, un des rares écrivains à avoir remporté deux fois le prix Pulitzer, Colson Whitehead signe un futur classique du polar américain.
À la Bpi, Langues et littératures, 821 WHIT.O 4 CR
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