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Appartient au dossier : Effractions dans les mémoires Un·e auteur·rice, un objet

Le shesh besh de mon grand-père
Inédit de Sabyl Ghoussoub

Certains objets nous accompagnent depuis l’enfance. Dans ce texte inédit, Sabyl Ghoussoub, invité du festival Effractions 2023 et prix Goncourt des lycéens en 2022 pour son roman autobiographique Beyrouth-sur-Seine, évoque un plateau de jeu partagé avec son grand-père.

La photo est celle d'un amateur : un peu floue, mal cadrée. Au premier plan, une table de shesh besh en bois, sur laquelle sont posés des pions. À droite, un vieil homme à lunettes, aux cheveux blancs, regarde ses pions noirs. Il porte une chemise blanche à rayures, un pantalon de costume gris et des mocassins. À gauche, assis devant les pions blancs, on aperçoit les jambes et les bras d'un enfant. À l'arrière-plan, une salle de séjour : canapé et fauteuil à motifs fleuris, climatiseurs, table et chaises en bois verni, fenêtres aux voilages blancs.
© Sabyl Ghoussoub, tous droits réservés

Autour d’un shesh besh, on parle souvent la même langue, celle qu’un grand-père, une tante ou un cousin nous a transmise. Jeune, je pensais ne rien comprendre à l’arabe lorsque mon grand-père s’exprimait ainsi : « Shesh besh, doubara, jouhar yek », je n’avais jamais entendu ces mots ailleurs que dans sa bouche. Face à cette table de jeux. Un peu d’hébreu, de persan et de turc. J’essayais de répéter après lui et il riait. Avec moi, le shesh devenait un deux, le pench un quatre et le deshesh un double trois.

Je gagnais, il perdait. Il faisait surtout semblant de perdre mais il m’a fallu quelques années pour m’en rendre compte. J’avais changé d’adversaire. Mon grand-père était mort et j’avais trouvé un vieil homme à Beyrouth, un ancien garagiste, qui chaque matin rouvrait son local seulement pour servir du café à ses amis de passage et jouer quelques parties de shesh besh. J’habitais au-dessus de chez lui et je m’étais inséré dans son groupe. À la première partie, il m’avait fait un « mars » comme on dit dans le jargon. Je n’avais sorti encore aucun pion de la table qu’il avait déjà retiré les siens, il avait gagné deux parties en une. Cet homme m’a appris à attaquer, à me protéger, à surtout ne plus perdre bêtement. 

Je n’ai plus aucune nouvelle de cet homme. Le concierge de notre immeuble m’a dit qu’il était mort pendant l’explosion du port de Beyrouth et écrire ces mots me donne envie de pleurer. J’ai trente-quatre ans et j’ai déjà perdu mes deux adversaires les plus précieux au shesh besh. Il me reste une application sur mon iPhone où jouer avec des inconnus. Il existe aussi un championnat du monde. Ce que j’apprécie dans cette compétition, c’est qu’il est impossible de voir un joueur gagner deux années de suite. Au contraire des échecs ou des dames, il n’y aura jamais de monstre sacré du shesh besh car ce jeu laisse sa place au hasard et le hasard n’appartient à personne. On a beau être un fin connaisseur, Dieu ou son double invisible nous remettra toujours à notre place.

Sabyl Ghoussoub

Publié le 20/02/2023 - CC BY-SA 4.0

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Rencontre animée par Sonia Déchamps.

Vos réactions
  • Manu : 13/08/2023 11:22

    Je jouais enfant avec mon oncle Nessim. Yak e doù, shesh ou gahar, des mots dans je ne sais plus quelle langue pour annoncer les nombres des dès. Bons souvenirs.

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