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Appartient au dossier : Le documentaire part à l’aventure

Le spectacle dansé de l’ailleurs

Dès les premiers temps du cinéma sont filmées de nombreuses danses « exotiques », venues de Java, de Guinée ou encore d’Égypte. Que disent-elles du rapport à l’Autre et à l’ailleurs au début du 20e siècle ? Balises se pose la question alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose, au printemps 2022, le cycle « À l’aventure ! ».

À partir de la seconde moitié du 19e siècle, les premières représentations publiques de danses extra-occidentales ont lieu en France métropolitaine. Les danseurs sont révélés par les expositions universelles, internationales, ou encore coloniales. Pour ces occasions, des entrepreneurs privés, mandatés par les commissaires d’exposition, sont diligentés dans les pays étrangers et les territoires coloniaux afin d’y recruter des danseurs indigènes.

Ces danses, aussitôt appelées « exotiques » sur les documents promotionnels, représentent donc un phénomène assez récent au moment où le cinéma naît et commence à les capter, à la fin du 19e siècle. Le plus souvent, les danseurs viennent de pays colonisés. Les vues de danses « exotiques » montrent aussi parfois des populations colonisées au sein de pays relevant d’un imaginaire occidental. Ainsi, la Danse indienne filmée par Gabriel Veyre en 1898 au Canada dans la réserve de Kahnawake possède toutes les caractéristiques d’une vue de danse « exotique ». 

Comme le note Anne Décoret-Ahiha dans Les Danses exotiques en France, « le terme [exotique] remplaçait également une distribution nationale des cultures et des pays qui n’est apparue qu’après la décolonisation. Distinguer les danses indiennes, les danses sénégalaises, etc., revenait à les rattacher à une communauté politique, souveraine et géographiquement délimitée dont l’existence n’était pas encore admise. » Ces films à succès participent donc à définir « l’Occident » comme un lieu de domination physique, politique et symbolique, à même de se divertir du spectacle de « l’Autre ».

Un spectacle plutôt qu’un document

Les vues de danses « exotiques » sont filmées comme des spectacles. En effet, les danses sont au centre de l’image pour focaliser le regard sur elles, contrairement à d’autres vues de la même époque dont les plans sont composés de manière à raconter simultanément plusieurs événements de la vie quotidienne. 

De plus, si elles sont le plus souvent filmées en extérieur et devant une assemblée, et non pas en studio ou sur une scène de théâtre comme les danses « occidentales » de la même époque, l’espace dans lequel les danses « exotiques » sont captées a tendance à être peu visible. Les danses, souvent sociales à l’origine, sont donc sorties du contexte dans lequel elles sont réalisées, et l’arrière-plan n’est pas plus qu’un décor discret. On aperçoit par exemple à peine le parc du Crystal Palace à Londres, qui accueille une Danse javanaise captée par Alexandre Promio en 1896.

Parfois légèrement plus présent, le décor s’insère dans la logique exotique de la vue, au même titre que les costumes. Le décor de la vue peut d’ailleurs être composé par une assemblée humaine, comme ces Aschantis assistant à une Danse du sabre, dans un village reconstitué pour l’Exposition de Lyon en 1897. En tous les cas, c’est la danse qui pose une distance entre interprètes et spectateurs, davantage que le lieu des prises de vues. Les danses « exotiques » sont en effet captées à Paris, Londres, Genève, Tokyo…

Danse du sabre I, vue Lumière n°441, 1897

L’illusion d’un retour au passé

Ces vues de danse, filmées comme des spectacles folkloriques extraits de leur contexte, engagent un rapport à l’histoire particulier. Leur perception est en effet régie par l’idée d’une authenticité primitive intouchée. Elle renvoie ainsi au fantasme rousseauiste de paradis perdu dans lequel un rapport « naturel » au geste est à retrouver. À propos de danseuses cambodgiennes venues pour l’Exposition coloniale de 1906, Auguste Rodin déclare par exemple dans L’Illustration en 1906 : « Ces Cambodgiennes nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir, l’Antique à elles qui vaut le nôtre. Nous avons vécu trois jours d’il y a 3 000 ans. » Cette remarque, malgré sa manifeste bienveillance, nie l’inévitable évolution des traditions chorégraphiques au fil des ans, ainsi que la variété des dates d’apparition de chaque danse. 

En étant présentées comme des instantanés d’un autre temps en même temps que d’un autre lieu, les vues de danse « exotiques » renforcent l’identité de l’homme moderne, occidental et colonisateur. En effet, elles opposent un spectateur occidental ancré dans un présent et riche d’une longue histoire aux personnes dansant à l’image, dont on nie l’histoire commune. L’espace-temps cinématographique se transforme en capsule conservatrice : les vues exhibent une authenticité passéiste souvent factice et effacent une réalité plus complexe faite d’éléments propres à l’époque en cours, autant dans la danse que dans la technologie cinématographique utilisée pour la captation.

Clément Maurice, Cléo de Mérode dans sa Danse javanaise, Phono-ciné-théâtre Pathé, 1900

Appropriations du lointain

Les seules occurrences de numéros exotiques captés par une caméra sur une scène de théâtre à cette époque sont interprétées par des artistes français, européens ou américains, qui s’emparent de motifs exotiques de manière unilatérale, et en deviennent les dépositaires après s’être inspirés de dessins ou de vues cinématographiques. On assiste en effet au tournant du siècle à l’éclosion d’une multitude de danses « exotisantes ». Le néologisme est proposé le 2 juin 1922 par André Levinson dans Comœdia pour qualifier « la distance qui sépare les danseurs occidentaux inspirés par l’exotisme des danseurs véritablement exotiques, c’est-à-dire originaires d’une culture non-occidentale ». Auparavant, aucune distinction n’était faite entre danseurs venus d’ailleurs, et danseurs locaux s’inspirant de propositions chorégraphiques étrangères. Dans les danses exotiques, l’impression d’étrangeté prime sur l’authenticité.

Par exemple, plusieurs vues du programme du Phono-Cinéma-Théâtre Pathé, dispositif au son synchronisé proposé lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, montrent des scènes « exotisantes ». Elles font appel à des danses au statut hybride, entre tradition (ou « caractère ») et exotisme. Cléo de Mérode propose ainsi deux Danses javanaises devant une toile peinte représentant une jungle, dans un costume d’inspiration asiatique, mais ses pieds chaussés de pointes passent consciencieusement de la quatrième à la cinquième position de danse classique, malgré des rotations de poignets se voulant javanaises. Ces vues sont projetées dans le pavillon français, mais l’artiste sera invitée à donner des représentations des mêmes danses dans le pavillon indochinois de l’Exposition. 

Ainsi, des prises de vues de spectacles parisiens « exotisants » sont sélectionnées pour représenter l’excellence technologique et artistique de la France durant l’Exposition universelle de 1900. Ce catalogue de courtes vues sonores, destiné à émerveiller, fait de la France (et même de Paris), un lieu-monde à même d’assimiler, d’ordonner et de diffuser la culture mondiale, dans une logique colonisatrice plutôt que dans le cadre d’un échange des savoirs. Le Phono-Cinéma-Théâtre et son programme montrent que Paris, capitale de la civilisation, offre une vue panoptique sur le monde entier sans quitter son fauteuil. Pour citer Anne Décoret-Ahiha dans l’introduction de son ouvrage Les Danses exotiques en France, « cette expérience du grand lointain dans la proximité est propre à la modernité ».

Publié le 21/03/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les Danses exotiques en France : 1880-1940

Anne Décoret-Ahiha
Centre national de la danse, 2004

Les danses exotiques font leur apparition en France dans les expositions universelles et les exhibitions ethnologiques, et suscitent un engouement chez les spectateurs. L’autrice retrace l’histoire de la découverte des danses exotiques en France, analysant les discours produits à cette occasion et mesurant l’impact de cette rencontre sur les pratiques sociales et artistiques de danse.

À la Bpi, niveau 3, 792.83 DEC

L'Éveil des modernités : une histoire culturelle de la danse, 1870-1945

Annie Suquet
Centre national de la danse, 2012

Cette étude montre comment, entre 1870 et 1945, les arts, dont la danse, se font l’écho de la rupture profonde dans la société et les modes de vie liée à l’industrialisation et l’apparition de nouvelles technologies. En évoquant des artistes et des œuvres, elle montre comment la danse a été partie prenante des grands enjeux esthétiques et historiques de la première moitié du 20e siècle.

À la Bpi, niveau 3, 792.83 SUQ

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