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Appartient au dossier : Le documentaire part à l’aventure

Les autochtones du Grand Nord devant et derrière la caméra

L’aventure au cinéma est souvent synonyme d’expédition dans les lointains et de peuples autochtones « exotiques ». Même si l’apparition des cinémas autochtones vient apporter une réponse filmique bienvenue à des représentations aujourd’hui jugées racistes, il ne faut pas oublier que des autochtones ont participé à l’industrie du cinéma depuis ses débuts, souvent en incarnant ces rôles aujourd’hui critiqués, explique Caroline Damiens, maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’université Paris Nanterre.

Sans remettre en cause le nécessaire travail de déconstruction des représentations, examiner la participation cinématographique des autochtones du Grand Nord sous le seul angle de la critique conduit à les considérer uniquement comme des victimes passives d’une imagerie coloniale imposée et, par là même, à reproduire l’attitude qu’on entend critiquer. Mettre au jour le rôle actif des autochtones dans ces moments complexes d’imaginaires interculturels permet au contraire d’ouvrir de nouvelles possibilités interprétatives et de décoloniser l’histoire du cinéma pour qui les autochtones ont longtemps seulement constitué un sujet à filmer. Rappelons que le premier cinéaste autochtone identifié, l’Amérindien James Young Deer (1876-1946), fut acteur, réalisateur, scénariste et producteur dès 1910.

Allakariallak, star de Nanouk l’Esquimau

Nanouk l’Esquimau (1922) de Robert Flaherty est probablement le film le plus connu sur l’Arctique, considéré comme fondateur du documentaire ou du film ethnographique. Dès sa sortie, le film suscite des débats sur ce qui relève de la fiction et du document. Nanouk fait revivre aux Inuit un mode de vie qu’ils n’ont plus : devant la caméra, Flaherty interdit l’utilisation d’objets en fer pour la construction de l’igloo ou de fusils pour les scènes de chasse, fait re-porter des pantalons en fourrure à ses personnages, etc. Ce faisant, le film traduit davantage la façon dont les Occidentaux s’imaginent les Inuit que leur mode de vie réel.

Le fait est pourtant établi que Nanouk est tourné selon une méthode qui anticipe les pratiques collaboratives de l’anthropologie partagée. Ainsi, lors du tournage qui dure près d’un an, Flaherty projette les images aux Inuit qui révisent et critiquent leur performance d’acteurs ainsi que le matériau filmé. Ceux-ci suggèrent des scènes et certains sont formés à des postes techniques, quand d’autres sont acteurs. Nanouk est joué par Allakariallak et ses deux épouses sont en réalité les compagnes de Flaherty pendant son séjour en Arctique. Nyla « la souriante », de son vrai nom Maggie Nujarluktuk, est la mère de son fils non reconnu Josephie. Au final, Allakariallak et les Inuit qui ont collaboré au tournage sont les coproducteurs d’un film co-construit, bien que leurs noms n’apparaissent pas au générique.

Un homme et un enfant Inuit.
Homme et garçon (probablement Allakariallak and Phillipoosie), 1920-1921. Robert J. Flaherty
Archives photographiques Notman – Musée McCord, No restrictions, via Wikimedia Commons

Nancy Columbia, actrice et scénariste inuk

Le cas de Nanouk est loin d’être une première. Une décennie auparavant, la compagnie Selig Polyscope, alors à la recherche de personnages « authentiques », engage une troupe d’Inuit se produisant depuis plusieurs années dans les foires et expositions internationales en vogue au tournant du siècle. The Way of the Eskimo (1911), filmé dans le Nord canadien et en Californie, crédite Nancy Columbia, Inuk de dix-huit ans, au scénario. Nancy Columbia ou Columbia Eneutseak (1893-1959) est née à Chicago lors de l’Exposition universelle. Elle fait partie de douze familles inuit du Labrador recrutées afin de donner des spectacles au sein du « village esquimau » de l’exposition. La troupe se produit à travers les États-Unis, en Europe et en Afrique du Nord. Sous la direction de sa mère, Esther Eneutseak, le groupe travaille avec des compagnies de cinéma dans les années 1910.

The Way of the Eskimo adopte le point de vue des Inuit. Le film, non conservé, oppose en effet la droiture du héros inuk à la traîtrise du trappeur blanc. Il semble qu’il s’agisse là du premier scénario signé d’une autochtone, qui plus est une femme, en faisant le premier film écrit et interprété par des Inuit, quatre-vingt-dix ans avant qu’Atanarjuat, la légende de l’homme rapide (2001) de Zacharias Kunuk ne prétende à cet honneur. Après cette expérience, Columbia apparaît encore dans plusieurs films avant de tirer un trait sur le show business.

Deux femmes Inuit
Miss Columbia & her mother from Labrador. Caption information source: Inuit Entertainers in the United States from the Chicago World’s Fair through the Birth of Hollywood, by Jim Zwick, 2006. Otto Daniel Goetze, Public domain, via Wikimedia Commons

Ray Mala, de l’Alaska à Hollywood

Au moment où Columbia se retire de la vie publique, Ray Mala, natif de l’Alaska, apprend à manier la caméra sous les instructions de Frank E. Kleinschmidt, organisateur de safaris arctiques pour riches touristes et cinéaste polaire. De son nom iñupiaq Ach-Nachak ou Chee-Ak, Ray Wise, de son nom de scène Ray Mala (1906-1952), est embauché en 1922 par Kleinschmidt pour l’assister sur un tournage en expédition. Âgé de quinze ans, il apprend la technique de prise de vues où il excelle rapidement. Également acteur si besoin, il tourne en Alaska et en Tchoukotka, territoire soviétique de l’autre côté du détroit de Béring. Le film Captain Kleinschmidt’s Adventures in the Far North (1922) est éclipsé par le succès de Nanouk. En 1924, Mala repart en tournage en Alaska avec Kleinschmidt et l’explorateur et anthropologue Knud Rassmussen pour un film centré sur la vie d’un Inuk, Primitive Love (1927).

Cropped screenshot of Ray Mala from the trailer for the 1933 film Eskimo. Public domain via Wikicommons.

Déçu par le point de vue exotisant adopté, Mala écrit son propre scénario, Modern Eskimos, un film sans igloo, ni festin de viande crue. Son script ne se vend pas, mais, en 1925, Mala débute une carrière d’opérateur et d’acteur professionnel à la Fox, à Hollywood. Il tient notamment le rôle star d’Eskimo (1933) de W.S Van Dyke, premier long métrage tourné dans une langue amérindienne (iñupiaq). Rapidement catalogué « exotique », Mala n’aura pas de carrière stable comme acteur. En revanche, il travaille comme assistant opérateur pendant près de trente ans, sur des films aussi célèbres que Laura (1944) d’Otto Preminger ou L’Ombre d’un doute (1943) d’Alfred Hitchcock.

Pour ces autochtones, il y a un siècle, faire du cinéma a pu aussi signifier partir à l’aventure, certes d’une façon différente des cinéastes occidentaux, mais non moins fascinante.

Publié le 21/03/2022 - CC BY-SA 4.0

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