Interview

L’économie n’est pas une science
Entretien avec Éloi Laurent

Économie et droit

Mathieu Stern sur Unsplash

Les politiques actuelles reposent sur des modèles économiques déconnectés des réalités sociales et physiques selon Éloi Laurent, chercheur en économie et conseiller du cycle de rencontres « L’éc(h)o du monde ». Il invite à repenser la place de l’économie pour construire de nouveaux horizons.

Comment est-on passé de l’« économie politique » à la « science économique » ?

Schématiquement, il y a trois âges de la pensée économique. Tout d’abord, il y a la philosophie économique d’Aristote et de Xénophon, avec l’idée que l’être humain doit utiliser des ressources finies pour satisfaire des désirs qui, pour certains, sont infinis. Aristote distingue la satisfaction des besoins essentiels de l’accumulation de biens dont on n’a pas besoin mais envie et qui conduit à une dérive éthique. La philosophie économique est donc une pensée de la sobriété. 

Entre le 17e et le 18e siècle, en France et en Angleterre, apparaît l’économie politique qu’Adam Smith définit comme le fait d’utiliser les ressources économiques pour asseoir la puissance politique. L’économie est donc encastrée dans un système politique, et non plus moral comme chez Aristote.

La troisième étape intervient à la fin du 19e siècle avec les néoclassiques, qui prétendent bâtir une « science économique » qui entend s’émanciper de la philosophie comme du politique. Une économie qui reposerait sur des lois autonomes et qui s’imposerait aux individus comme aux États. C’est pour contrer cette prétention que doit se développer une critique des impératifs économiques.

Quels sont les problèmes posés par cette « science économique » ?

Une « science économique » risque de se transformer en une religion, en une croyance irrationnelle,  ce que j’appelle une mythologie économique. Les principes économiques sont des conventions sociales et culturelles, variables dans le temps et dans l’espace et révocables à tout moment si elles ne remplissent plus leur but. Penser qu’il est impossible de changer l’économie alors même que la biosphère est en train d’être détruite est absurde : l’économie cédera face aux lois de la biosphère car ces lois ont une réalité physique. Et l’économie devrait également céder face à la question de la justice ou encore face à l’impératif démocratique. L’économie dominante est devenue complètement abstraite et doit revenir à la réalité humaine. C’est le défi du 21e siècle.

Pancarte : Changeons le système pas le climat !
Avant l’ouverture de la COP21 – La Nature se défend, par Jeanne Manjoulet, CC BY 2.0 sur Flickr.

Quel rapport l’économie entretient-elle avec le politique ? 

Les politiques sont-ils influencés par les économistes ou ceux-ci tiennent-ils le discours que les politiques ont envie d’entendre ? C’est la grande question ! Sur le climat par exemple, est-ce que les économistes ont un rôle nuisible auprès des politiques parce qu’ils minimisent le changement climatique en prétendant que son coût ne sera pas important ? Ou bien est-ce que les politiques prennent leur décision en dehors de toute considération économique ? Je pense que cela va dans les deux sens. L’économie est la grammaire du politique et l’idéologie est la trame de l’économie.

En quoi l’économie constitue-t-elle une clé essentielle pour comprendre le monde contemporain ?

Si l’on revient aux origines de la pensée économique, l’art d’être économe, elle n’a jamais été aussi utile ! Il va falloir être économe en ressources naturelles, en matière d’inégalités aussi, en réduisant cette débauche d’inégalités sociales depuis trente ans. Si l’économie est l’art de la sobriété joyeuse parce qu’elle est au service du bien-être, comme le pensait Aristote, alors elle peut vraiment nous aider. Si elle reste l’art de l’irréalité et du gaspillage, elle est au contraire nuisible à la compréhension du monde. 

Il y a aujourd’hui un combat essentiel à mener. Les économistes se représentent un monde qui n’existe pas : sans changement climatique, sans biodiversité, sans écosystème. Moins de 1 % des articles dans les revues académiques en économie sont consacrés à ces réalités ! C’est très préoccupant que des gens qui se prétendent réalistes soient en fait des conseillers en irréalité, et cautionnent l’idée que la croissance infinie est possible et souhaitable.

Des grands changements de société, écologiques et numériques, sont annoncés. Ne faut-il pas reconsidérer les indicateurs ?

Tout à fait ! Au cours des dix prochaines années, il va falloir mener une révolution politique et changer nos systèmes économiques. Sur le site de Bercy, il est écrit que la croissance du produit intérieur brut (PIB) est l’objectif perpétuel des politiques économiques, donc des politiques publiques. Tout sera fait pour favoriser cette croissance, y compris augmenter les inégalités en redistribuant l’argent aux plus riches ou détruire plus encore la planète. 

Or, fondamentalement, les humains veulent être heureux ensemble. Les études montrent que la santé et les liens sociaux sont les deux dimensions les plus valorisées. Les possessions matérielles et les revenus ne sont qu’une partie des sources du bonheur. Avec la santé, les liens sociaux et la préservation de la biosphère comme objectifs, les politiques publiques seront radicalement différentes de celles que l’on a aujourd’hui. 

Avez-vous l’espoir de parvenir à ces changements ?

L’espoir vient de l’engagement. Depuis dix ans que je travaille sur les questions de l’économie du bien-être, des nouveaux indicateurs, de la sortie de la croissance et de l’économie écologique, je vois des progrès phénoménaux. Les milieux académiques et la sphère des décideurs ont complètement changé. La réalité des crises écologiques est comprise et pas un responsable politique ne les ignore.

Mais est-ce que cela va assez vite ? Non, à  l’évidence. Cela m’amène à définir mon rôle de chercheur comme quelqu’un qui démystifie les discours dominants et qui essaie de construire des horizons alternatifs, des nouveaux récits comme la « pleine santé ». C’est passionnant !

Publié le 24/01/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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