Sélection

Appartient au dossier : Lectures d’été 2023

Lectures d’été 2023 #5 : 5 récits dans l’inconnu

D’une ville fantôme à une grotte mystérieuse en passant par un territoire sans nom, Balises et Tu vas voir ce que tu vas lire vous proposent une sélection de cinq récits dans des mondes inconnus pour nourrir vos lectures estivales.

Un homme debout dans une grotte, éclairée par la lueur rouge d'une torche qu'il tient à la main
Jeremy Bishop via Unsplash

D’autres chroniques sont à retrouver sur Balises et sur Tu vas voir ce que tu vas lire, les pages Facebook et Instagram du service littérature de la Bpi.

Publié le 28/08/2023 - CC BY-SA 4.0

Notre sélection

L'Antre

Brian Evenson
Quidam, 2023

Le ou la lecteur·rice de ce roman se retrouve dans un récit sans temps ni lieu. Iel ignore en quelle année se déroule l’action et où se trouve exactement « l’Antre ». Le personnage principal ne cesse de s’interroger sur sa propre existence. Est-iel un être humain ? Iel est, sans aucun doute, une « personne ». Mais lorsqu’iel demande au terminal – une intelligence artificielle qui l’accompagne dans ses soliloques – de définir ce mot, ce dernier répond invariablement : « bipède doté d’une pensée individuelle logée dans un corps issu de la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, se développant ensuite dans un utérus ». Correspond-iel à cette définition ? Et quel est son nom, s’iel en a un ? Serait-iel le dernier être vivant de ce monde ? Et à qui appartiennent ces yeux à l’intérieur de sa propre tête ? Iel n’est même pas certain·e que toutes ces questions soient les bonnes.

Le personnage rappelle le héros kafkaïen de La Métamorphose, à ceci près qu’iel a entièrement perdu ses repères sociaux et personnels. Iel erre dans ses pensées et dans celles d’esprits qui survivent en ellui. Ce roman fascine par la simplicité de sa structure et le déroulement d’une action paradoxale, qui fait de la sortie de « l’Antre » une nécessité vitale, mais rendue impossible par l’air irrespirable de l’extérieur. Un texte troublant qui questionne la nature même de l’existence humaine.

À la Bpi, niveau 3, 821 EVEN 4 WA

Le colonel ne dort pas

Émilienne Malfatto
Éditions du sous-sol, 2022

Dans les brumes d’une ville sans nom d’un pays en guerre, un colonel accomplit quotidiennement sa tâche : soumettre les ennemi·es à la torture. Il agit à la façon d’un automate et sa silhouette se dilue dans les teintes grises et ocre du paysage pluvieux. Mais chaque nuit se rappelle à sa conscience la ronde macabre de ses victimes, ces « hommes-poissons » qu’il a noyés dans les marécages, et qui le hantent jusqu’au matin. Autour de lui gravitent un général plus préoccupé par la pluie qui ruisselle dans son palais que par la situation militaire, et un officier d’ordonnance perdu dans ses pensées.

Émilienne Malfatto dépeint un monde hors du temps, miroir symbolique de tous les territoires où les conflits s’enlisent. Elle dénonce avec justesse la déshumanisation progressive de chacun·e. On est envahi par la même sensation de vacuité que dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, mais alors que Drogo passait sa vie dans l’attente de la bataille, ici la guerre est advenue, et les humain·es, étranger·ères à elleux-mêmes, s’adonnent sans état d’âme à la banalité de la violence. Seul le monologue en vers du général affrontant ses fantômes résonne comme un aveu entre les pages du récit. Un texte court et beau qui imprègne l’esprit des lecteur·rices à la manière d’une terrible aquarelle.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ MALF 4 CO

Dissipatio H.G.

Guido Morselli
Payot & Rivages, 2022

La veille de ses quarante ans, le narrateur, ancien journaliste, se retire dans une grotte pour se suicider. Il se ravise et le lendemain, à sa sortie, il est mystérieusement seul. La grande ville de Chrysopolis, tous les hôtels, magasins, bases militaires et aéroports sont déserts. Après plusieurs jours d’errance, il se résigne à accepter l’évidence : l’humanité s’est évaporée. Dans cette nouvelle solitude, il soliloque longuement sur la fin de l’espèce humaine et tente de trouver des explications à cet étrange phénomène dans la littérature, la religion et la philosophie. Prisonnier d’un monde vidé de présence humaine, il se questionne sur la tâche qu’il devrait accomplir : est-il un élu ou un damné ?

Paru en Italie en 1977, ce roman posthume de Guido Morselli est considéré comme son testament littéraire. À travers la misanthropie du narrateur, on retrouve la solitude de son auteur, écrivain incompris qui n’a jamais été publié de son vivant et s’est suicidé peu après avoir terminé la rédaction de ce texte. Ce récit fantastique et métaphysique est aussi marquant par la modernité de son discours, à la fois lucide et ironique, sur la civilisation contemporaine, tournée vers la recherche du profit et l’exploitation des ressources naturelles. Une formidable fable écologiste, où l’on voit que la vie sur Terre se poursuit pour les animaux et la végétation, après l’extinction des nuisibles que sont les humain·es.

À la Bpi, niveau 3, 850″19″ MORS 4 DI

La Lucidité

José Saramago
Points, 2022

Iels ne se sont pas concerté·es, iels n’ont pas fait campagne. Pourtant, ce jour-là, iels sont 83 % à voter blanc aux élections municipales, dans la capitale sans nom d’un pays sans nom. Un camouflet auquel le pouvoir en place répond par la répression : en état de siège, la ville doit expier ce qui est vu comme un crime de lèse-démocratie. Mais la population s’organise et résiste, dans un grand élan de fraternité.

Dans sa langue lumineuse et ouvragée, le Prix Nobel de littérature José Saramago déroule le récit de cette prise de pouvoir par le peuple, douce malgré l’hostilité étatique. Une troublante fable politique, à la fois abstraite et profondément réaliste, qui échappe à tout partisanisme, mais invite chacun·e à reconsidérer le sens qu’iel donne à son vote.

À la Bpi, niveau 3, 869 SARA 4 EN

En attendant les barbares

J. M. Coetzee
Maurice Nadeau/Papyrus, 1982

Dans une contrée perdue en plein désert, le Magistrat veille sur une cité paisible de la frontière et gère les relations avec les indigènes, des pêcheur·ses et des nomades qui vivent aux environs. C’est alors qu’arrive de la capitale le colonel Joll, annonçant l’approche des barbares et la nécessité de faire intervenir l’Armée. Commencent alors les raids, les arrestations et la torture des prisonnier·ères. Le Magistrat tente de s’y opposer mais la population, effrayée par ces ennemi·es qu’on lui désigne, ne se révolte pas. J. M. Coetzee ne nomme pas un pays en particulier mais dénonce, par la voix du Magistrat, les rapports de domination à l’œuvre dans tout contexte colonial. Le personnage n’est pas sans contradictions : même s’il a toujours fait en sorte que les indigènes soient traité·es avec respect et déteste l’attitude des colons qui profitent de leur position et se croient supérieurs, le Magistrat vit et accepte une situation qui est, par nature, fondée sur l’oppression et sur la dépossession. Mais quand il décide d’aider une indigène et qu’il est accusé d’intelligence avec l’ennemi, sa confrontation avec les officiers donne lieu à de savoureux échanges éclairant le comportement abusif de l’Armée.

Offrant une réflexion sur le pouvoir et sur la nature du mal, J. M. Coetzee montre comment sont fabriqué·es les ennemi·es pour légitimer l’usage de la violence et les actes monstrueux. Cette parabole oppressante est d’autant plus riche et prenante que les personnages sont complexes, l’écriture puissante et les échappées oniriques. Les descriptions des paysages sont empreintes d’une grande poésie et parcourues d’un véritable souffle romanesque.

À la Bpi, niveau 3, 826 COET 4 WA

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