Rappeuses, graffeuses, photographes, mais aussi productrices, de nombreuses femmes ont joué des rôles précurseurs dans l’émergence et la médiatisation de la culture hip-hop en France. Dans une industrie musicale majoritairement dominée par des hommes, elles se sont démarquées par une vision du hip-hop résolument féministe, novatrice et engagée. Balises vous propose une sélection d’ouvrages sur la place des femmes dans le hip-hop, pour accompagner le cycle de rencontres « Cultures hip-hop », débuté en janvier 2024, à la Bpi.
Selon une étude publiée par Madame Rap en 2022, premier média dédié aux femmes et aux LGBT+ dans le hip-hop, il y a 405 rappeuses en activité en France. Malgré une nette progression depuis les années 1990, qui ne comptaient, à l’époque, que quelques rappeuses professionnelles, les femmes sont toujours sous-représentées en particulier dans des domaines non musicaux. À la production, par exemple, « elles ne sont que 13% de directrices et gérantes de sociétés d’enregistrement sonore et d’édition musicale dont le chiffre d’affaires est supérieur à 10 millions d’euros annuel », explique le sociologue Karim Hammou.
Une culture mixte
Le hip-hop en France est, à ses origines, un mouvement mixte où les b-boys et les fly-girls se retrouvent au Globo, aux Bains Douches ou au terrain vague de La Chapelle. Iels s’essayent au rap, au graff, au djing et au breakdance. Progressivement le milieu est médiatisé et se professionnalise. Le hip-hop devient un moyen d’expression masculin à part entière. Sur scène, les battles mettent en avant une certaine esthétique de la violence. Le langage est ouvertement transgressif et parfois misogyne. Il arrive régulièrement que les rappeuses fassent l’objet d’hostilités et d’insultes. Elles ont donc dû s’imposer en brisant tous les clichés liés à la féminité et en proposant une vision éloignée des codes et des critères du hip-hop masculin. Leurs textes se focalisent davantage sur la valeur des mots et sur la portée politique. Bettina Ghio, docteure en littérature et civilisation française, explique que « le rap fait par des femmes peut bouleverser davantage, il déconstruit les attentes des comportements sexuels et genrés, il ne cherche pas à séduire ni à plaire ».
Se faire un nom dans le milieu
Dans les années 1980, le hip-hop français compte peu de figures emblématiques féminines. Des femmes vont pourtant se faire connaître et devenir des pionnières dans des disciplines non musicales, comme la production audiovisuelle et la photographie. C’est le cas de Laurence Touitou, qui, après un voyage à New-York, souhaite importer en France la culture rap et R&B étasunienne. Aux côtés de Marie-France Brière, directrice de la programmation, et de l’animateur radio Sidney, iels créent, en 1984, H.I.P. H.O.P., première émission consacrée au hip-hop, diffusée sur TF1. Trois années plus tard, Sophie Bramly contribue à donner au hip-hop une renommée internationale, en créant l’émission Yo! sur l’antenne européenne de MTV. Cette émission fait figure de révolution. En effet, à l’époque, la chaîne diffuse peu de musiques afro-américaines pour son public, majoritairement blanc. Sophie Bramly poursuit dans la photographie et réalise des portraits de précurseurs de la scène hip-hop des années 1980. De son côté, Laurence Touitou devient, en 1990, directrice de production au sein de Delabel, label qui contribue à la renommée de IAM, Doc Gynéco et Tonton David.
Les voix à suivre
Avec les années 1990, le hip-hop devient une industrie musicale et se masculinise progressivement. Les artistes signés par les majors sont majoritairement des hommes. Néanmoins, certaines rappeuses se font connaître par leurs engagements politiques et féministes. À l’image de Saliha, qui fait ses débuts au club Globo en étant la première femme à se produire sur cette scène emblématique de Paris. Dès le départ, elle se démarque par des textes sur le racisme et la condition féminine. Son titre Enfants du ghetto, qui figure sur la première compilation de hip-hop, Rapattitude (1990), porte sur une thématique politique peu abordée à l’époque, celle des enfants issus de l’immigration algérienne. À partir de là, le monde du rap se professionnalise et les maisons de disques commencent à investir timidement dans le rap féminin. Destinée et B-Love sont de cette génération. Elles forment, avec Saliha, le Mouvement Authentique pour plus de solidarité féminine dans le hip-hop, et se font connaître dans l’émission Deenastyle du DJ Dee Nasty. Toutes les deux rappent sur des textes politiques et afro-centristes. Avec son titre Lucy, B-Love proclame sa négritude, revendiquant clairement une filiation avec les écrivains Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Malgré leurs implications sur la scène hip-hop, et leurs participations à des titres de IAM et MC Solaar, elles ne parviennent pas à percer et se font plus discrètes dans les années 2000.
Parallèlement, les premiers groupes féminins se créent et s’imposent sur scène aux côtés d’artistes stars du moment comme Afrika Bambaataa ou Queen Latifah. Les Mice, par exemple, issu d’une association de lutte contre le sida par la culture, fait connaître au grand public six femmes passionnées de breakdance et de rap. Leur style est vu à l’époque comme un parfait métissage entre les b-boys et les fly girls. Malgré une courte carrière, elles ont été remarquées pour leur rap engagé, des chorégraphies complexes et des tenues féminines provocantes. Un collectif de breakdance et de hype, les Ladie’s Night, marque aussi cette période en proposant un hip-hop moins unisexe et davantage proche de la cause féministe. Leurs textes, traitant des femmes battues et de la condition des jeunes filles banlieusardes, vont ouvrir la voie à « un rap féministe, venu d’une banlieue où toutes les femmes ne sont pas aux pieds de leur seigneur ».
Naomi Clément fait le constat de la sous-représentation des femmes dans la scène rap, de l’image stéréotypée qui peut y être véhiculée. Elle se rappelle pourtant le modèle que certaines rappeuses ont pu être pour l’adolescente qu’elle était dans les années 2000 et pour la journaliste qu’elle est aujourd’hui. Pour elle, être une femme et aimer le rap, malgré les zones d’ombres qu’il comporte, n’est pas un oxymore et ne doit pas le devenir.
Ce livre est donc d’abord l’histoire d’un questionnement sur la place des femmes dans le rap et les réponses qu’on peut y apporter. Par le biais d’entretiens, Naomi Clément décrypte les mécanismes de l’invisibilisation des femmes dans ce milieu en donnant la parole à celles qui participent, sur scène ou dans les coulisses, à l’élaboration et à l’évolution de la culture rap, de son histoire, de son industrie et de sa musique. Tout au long de ces entretiens, la voix de Naomi Clément ressurgit par instant, en contrepoint, pour témoigner de l’écho que les paroles des femmes interviewées rencontrent dans sa propre vie d’amatrice de longue date de musique rap et de professionnelle du milieu.
La lecture de cet ouvrage permettra à toustes ses lecteur·ices un voyage dans l’histoire féminine du monde du rap, ponctué des recommandations musicales de chacune des personnes interviewées.
L’essai de Bettina Ghio Pas là pour plaire, part du constat que le hip-hop est un mouvement mixte à ses origines. Dans le magazine Rock&Folk de l’époque, des articles montrent qu’il y a autant de filles que de garçons dans les ateliers de rap et de Djing. De même, l’émission H.I.P. H.O.P., diffusée en 1984, témoigne d’une participation importante de breakeuses lors des battles.
Les femmes sont donc investies dans le hip-hop mais elles sont « invisibilisées », explique Bettina Ghio. C’est en suivant la voie du « rap à message, dans la longue tradition nationale de la chanson à texte », que les artistes féminines vont se démarquer et faire carrière dans une industrie musicale majoritairement dominée par des stars masculines. Selon elle, le rap féminin revient aux origines : « un art du texte fondé sur une performance vocale agonistique, combative. » Les rappeuses des années 1990 incarnent le plus ce rap engagé, politique et social, qui exclut tout propos sur la sexualité.
À travers les textes et les portraits d’une trentaine de pionnières du rap, Bettina Ghio retrace ici toute l’histoire de la scène hip-hop française féminine, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Les lecteur·rices pourront retrouver les artistes qui ont ouvert la voie au rap féminin, comme Saliha, Melaaz, Bam’s, mais aussi les héritières, qui se feront une place dans les années 2000, telles que Black Barbie et La Gale. L’ouvrage revient également sur les femmes qui se sont démarquées dans des disciplines non musicales, telles que la production artistique ou la photographie. Celles-ci ont permis de médiatiser la culture hip-hop et surtout de visibiliser des artistes féminines qui sont aujourd’hui considérées comme des modèles pour toute une génération.
En 1988 on n’appelait pas ça encore déconstruire les stéréotypes de genre.
Et pourtant, dans le rock (même alternatif) : aux garçons les guitares, amplis, batterie, micros ; aux filles backstages, fanzines, organisation de concerts. Côté « genres » musicaux, c’est moins clair : aux uns le punk ; aux autres, le rap ? À la secousse Bérurier Noir répond celle de Public Enemy (Fear of a Black Planet), dont le leader Chuck D. apparaît en rêve à Kim Gordon (Sonic Youth) effrayé par une planète femme. Les intrépides protagonistes de la scène lyonnaise foncent dans la mêlée. Autour de Cara Zina et Virginie Despentes, au sein du groupe Straight Royeur, elles écrivent une page méconnue d’un rap et d’un rock français revenu depuis, en dépit de l’évolution des mentalités, massivement à la normale.
En introduction de son ouvrage, Ladies First : Une anthologie du rap au féminin, Sylvain Bertot rappelle que de nombreuses femmes ont été à l’avant-garde de la culture hip-hop étasunienne. Avec son label Sugar Hill Records, créé dans les années 1970, Sylvia Robinson, ancienne chanteuse soul, a par exemple produit de nombreux rappeur·euses de l’ère old-school, comme Grandmaster Flash. Au graff et à la danse, les femmes ont été également sur le devant de la scène, avec Lady Pink, surnommée « the first lady of graffiti », et Baby Love, célèbre pour ses chorégraphies de breakdance avec son groupe Rock Steady Crew.
Mais l’histoire opère un tournant à la fin des années 1980, lorsque le hip-hop devient un genre musical en soi et produit les premières stars masculines durables. Sylvain Bertot explique pourquoi les femmes ont été reléguées au second plan durant cette période, notamment en raison du caractère compétitif et violent du rap qui se pratique dans des clubs le plus souvent intimidants. Dans le rap, les femmes sont le plus souvent cantonnées aux chœurs. Peu parviennent à atteindre la célébrité et une reconnaissance de leur talent, Roxanne Shanté, Salt-N-Pepa et Queen Latifah font cependant exception à l’époque.
Ces figures de la scène hip-hop étasunienne ont toutes eu une influence considérable sur le mouvement français. Elles ont apporté une perspective féminine au rap et donné les clés aux femmes pour s’émanciper des codes du hip-hop masculin. Dans cette anthologie, Sylvain Bertot portraitise à la fois des rappeuses françaises, comme Casey et Ana Tijoux et des pionnières du mouvement hip-hop américain, qui se sont illustrées dans le djing et la spoken poetry.
Dans Fly Girls histoire(s) du hip-hop féminin en France, Antoine Dole et Sté Strausz, dressent les portraits de 40 personnalités féminines au fondement du mouvement hip-hop français. En introduction, iels reviennent sur le terreau sur lequel s’est construit le genre musical, à savoir le fanzinat avec notamment Zulu’s Letter, fanzine né sous l’impulsion de la Zulu Nation, organisation qui promeut la culture hip-hop à travers le monde. Le hip-hop s’est par la suite retrouvé sur le devant de la scène médiatique grâce à l’émission H.I.P. H.O.P., diffusée en France en 1984, et dont certain·es danseur·euses se serviront comme tremplin pour débuter leur carrière. Ruth, par exemple, obtient rapidement la reconnaissance du public grâce à ses performances de smurf, style de danse en vogue à l’époque et élément moteur du hip-hop étasunien. D’autres artistes féminines sont citées pour avoir marqué la culture urbaine française, comme la graffeuse Lady V, figure pionnière de la discipline dans les années 1980. Enfin, les auteur·rices reviennent sur les parcours de femmes moins connues, c’est le cas d’Ambre Foulquier, qui a programmé des rappeur·euses en vogue à l’époque, lors du festival des Francofolies de la Rochelle en 1997.
Dans son ouvrage, Benjamine Weill retrace brièvement l’histoire du rap français et essaie d‘expliquer les raisons pour lesquelles, aux alentours des années 2000, cette musique mue et est identifiée comme sexiste. Les femmes y sont exclues ou, quand elles-mêmes prennent le micro, souffrent, selon l’auteurice, du syndrome de la Schtroumpfette, en relayant les propos de leurs homologues masculins, et/ou en effaçant leur féminité pour devenir les « potes » de leurs collègues. Comme le dit Benjamine Weill, « La première étape du sexisme ordinaire consiste à invisibiliser les femmes et à ne pas leur accorder la même expertise qu’aux hommes » (p. 96).
Tout cela dans une industrie du « sale », où par « sale » on entend tout ce qui n’est pas (ou plus) socialement acceptable tel qu’il est proposé dans les textes des rappeurs ou à l’occasion de leurs « battles ». L’excès de sexisme et de virilisation, le racisme, l’amour pour l’argent et pour la propriété, le discours de la violence et de l’irrespect apportent une touche de « sale » qui fait bien vendre les disques de rap, mais qui déstabilise tout à la fois les fans et le public potentiel. Benjamine Weill accompagne sa réflexion avec des listes de musique soigneusement choisies.
Accaparée par une industrie, cette culture perd de sa diversité et de sa liberté pour se faire une place dans un marché. En même temps, les textes des chansons rap se remplissent de propos racistes – alors même qu’à ses débuts, aux États-Unis comme en France, le rap était plutôt l’étendard de l’unité des communautés. La musique rap se rapproche alors des mécanismes d’un capitalisme où seul le profit compte. Ses paroles soufflent l’envie d’avoir de plus en plus d’argent et, cela, coûte que coûte, même en utilisant des armes.
Benjamine Weill est une philosophe qui exerce dans le champ social, en Seine-Saint-Denis et qui contribue depuis des années à faire connaître la culture hip-hop dont la musique rap est une émanation.
À la Bpi, niveau 2, 301.4 WEI
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