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Appartient au dossier : 5 défricheurs du hip-hop en France

Les défricheurs du hip-hop en France #5 : Laurence Touitou à la production

Architecte de formation, Laurence Touitou s’immerge dans la culture hip-hop américaine dès les années 1980. Productrice associée sur l’émission H.I.P. H.O.P. et responsable du label Delabel Disques, elle fait connaître au grand public de nombreux artistes émergents de la scène hip-hop francophone. Balises brosse le portrait de Laurence Touitou pour accompagner le cycle de rencontres « Cultures hip-hop », organisé début 2024 à la Bpi.

Logo du label Delabel Disques, dirigé par Laurence Touitou de 1991 à 2001.

Architecte et « Zulu Queen »

Dans les années 1980, Laurence Touitou, tout juste diplômée en architecture, part travailler sur la construction de la première boutique Agnès b., à New York. Elle y fait la connaissance du journaliste et producteur Bernard Zekri qui l’immerge dans la scène hip-hop de l’époque en lui présentant les graffeurs Fab Five Freddy, Futura 2000, ainsi que le rappeur LL Cool J. À ses côtés, elle découvre le club Roxy, célèbre pour sa programmation hip-hop, funk, soul et disco. Le DJ Afrika Bambaataa, créateur de la Zulu Nation, y est présent et l’initie à la culture de cette communauté pacifiste qui regroupe des graffeurs, des DJs et des rappeurs. À l’époque, Laurence Touitou gère aussi les travaux d’aménagement de l’appartement de la photographe Bettina Rheims et de l’écrivain Serge Bramly. Leur fille Sophie Bramly, correspondante pour une agence de photos, découvre avec elle les débuts du mouvement hip-hop

Donner du hip-hop au peuple

De retour des États-Unis, Laurence Touitou veut introduire la culture hip-hop dans les médias français, notamment à la télévision. Alors qu’elle travaille à Radio 7, elle rencontre Sidney qui anime l’émission de funk Rapper Dapper Snapper et lui confie : « Vous êtes en train de mettre toute la musique qui est à la mode à New York. […] Il y a vraiment une culture, un mouvement, ça s’appelle le hip-hop. » À l’époque, il n’existe aucune médiatisation sur les chaînes de télévision hertzienne. La directrice des programmes de Radio 7, Marie-France Brière, Laurence Touitou et Sidney réfléchissent alors à un concept d’émission consacré exclusivement au hip-hop et soumettent le projet à la chaîne TF1.

L’émission H.I.P. H.O.P. voit le jour en janvier 1984. Animée par Sidney et Gangster Beat, le programme hebdomadaire de dix minutes propose des démonstrations et des défis de danse. Sidney s’ y entretient avec des artistes français et étasuniens issus de la scène rap et du milieu du jazz comme Herbie Hancock. H.I.P. H.O.P. se veut pédagogique et interdisciplinaire, donnant à voir et à comprendre toutes les composantes de la culture hip-hop, allant du scratch, au breakdance, jusqu’au style vestimentaire

Dans une séquence, Sidney explique même la manière d’attacher ses lacets sur ses baskets. « Le hip-hop n’est pas une mode, le hip-hop est un phénomène », précise-t-il. Par son caractère humoristique et participatif, H.I.P. H.O.P. dénote et attire une audience considérable. Laurence Touitou convainc pourtant Sidney d’arrêter l’émission, pour éviter toute récupération marketing. « Le hip-hop était à ses débuts un mouvement très sincère, il y avait une vraie culture. Je ne voulais pas être obligée de faire des concessions », explique-t-elle.

Le pari des labels indépendants

Après une période de creux, le hip-hop trouve un deuxième souffle à la fin des années 1980, notamment grâce au Deenastyle, première émission quotidienne de rap à la radio, présentée par Lionel D et Dee Nasty sur Radio Nova, et aux DJ sets « Chez Roger boîte funk » animées par ce dernier au Globo, à Paris. Les majors commencent à s’intéresser aux rappeurs à partir de 1990, lorsque Lionel D sort Y a pas de problème chez Sony/CBS. « Cet investissement prend la forme d’un pari. […] Convertir des œuvres de rap en produits culturels profitables reste une opération incertaine. », explique Karim Hammou, sociologue. Le contexte de l’industrie du disque n’est à l’époque pas très engageant, marqué par un marché du vinyle qui s’essouffle et des ventes de CDs assez faibles.

À côté des labels lancés par les majors, comme Labelle Noir chez Virgin, de nombreux artistes créent des labels indépendants pour assurer librement la production, la distribution et la promotion de leurs albums. C’est le cas de Unik Records, premier label indépendant, créé par le groupe Sens Unik pour son album Chromatik (1994). D’autres labels s’inscrivent dans cette démarche, comme Jimmy Jay Productions, créé par MC Solaar ou Côté Obscur autour du groupe IAM. 

La production à la Delabel

À cette période, Laurence Touitou fait la connaissance d’Emmanuel de Buretel, ancien programmateur au club des Bains Douches et directeur de Virgin France. Celui-ci crée Delabel Disques en 1991, avec pour volonté « de faire découvrir de jeunes talents et de les amener loin », précise Laurence Touitou, et lui en confie la gestion. Dès le début, le label cherche à produire des artistes qui ont déjà un ancrage dans la scène hip-hop. C’est le cas de Tonton David avec son album Le Blues des racailles (1991).

Pochette de l’album L’École au micro d’argent (1997), du groupe IAM, produit par Delabel Disques.

Les années 1990 sont marquées par une forte concurrence entre les majors Sony et Virgin, qui ont produit respectivement les premiers albums des groupes Suprême NTM et IAM. Virgin accorde un budget plus conséquent à Delabel Disques pour produire Ombre est lumière (1993), le deuxième album d’IAM, permettant même au groupe d’enregistrer aux États-Unis avec des ingénieurs du son reconnus. Un single commercialement rentable est néanmoins attendu. Laurence Touitou estime que le groupe prend des risques en voulant faire paraître un double album. IAM remixe alors le titre Je danse le mia pour le rendre diffusable à la radio. « Le titre avait un potentiel formidable […]. Déjà au niveau des paroles : ce système basé sur le souvenir des années de jeunesse, de ces soirées où on sort pour se faire remarquer. Le funk, la danse, c’est capital. Et puis, il y avait le gimmick : le mia, qu’est-ce que c’est ? Ça nous a offert un axe promotionnel : mettre en avant cette culture de Marseille. », explique t-elle

Suite au succès de la compilation Rapattitude volume 1 (1991), qui popularise le phénomène du rap en France, Delabel Disques co-produit, avec le sous-label Hostile Records, la compilation Hostile Hip Hop (1996), en faisant le choix de mettre en avant des rappeurs francophones émergents, venant principalement de la rue. Benjamin Chulvanij, fondateur de Hostile Records explique : « Comme Skyrock avec laquelle il travaille étroitement, Hostile se propose de commercialiser un rap qui ne met plus à distance son association à l’imaginaire de la banlieue, mais au contraire s’appuie sur cet imaginaire pour en faire un argument promotionnel dans la rue en leur laissant une totale liberté artistique pour créer. »

Laurence Touitou soutient aussi des albums d’artistes solo, par exemple, le rappeur Akhenaton avec Métèque et mat (1995), mais aussi Doc Gynéco pour Première consultation (1996).« Tous les artistes que nous avons produit avaient tous une vision musicale mais aussi une vision artistique au niveau de l’image », explique t-elle.

Elle décide par la suite de quitter le monde de la production musicale pour se consacrer à l’artisanat et à l’écriture de livres de recettes sur les cuisines du monde. « Avec l’arrivée du support numérique dans les années 2000, j’ai senti que c’était la fin. Les multinationales du disque n’ont pas vu le vent tourner sur la dématérialisation de la musique. À ce moment là, j’ai compris que je n’allais plus avoir ma liberté. »

Publié le 29/01/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

#29. Laurence Touitou – L'artisanat c'est pop et cool ! | Podcast Où est le beau ?

Dans cet épisode du podcast Où est le beau ?, créé et réalisé par Hélène Aguilar, Laurence Touitou revient sur sa carrière, de ses projets d’architecture à New York dans les années 1980, à ses débuts en tant que productrice de l’émission H.I.P. H.O.P., en passant par son expérience de responsable de label pendant dix ans. 

« Les femmes et la production rap, part. 2 : la France », par Team Mouv' | Radio France, 2015

Cet article explique le faible nombre de femmes à des postes de responsable en production musicale. Selon Karim Hammou, sociologue, chargé de recherche au CNRS, il y a  seulement 13 % de femmes directrices dans les sociétés d’enregistrement sonore et d’édition musicale dont le chiffre d’affaires est supérieur à 10 millions d’euros annuel. Malgré de nets progrès avec l’autoproduction, les femmes parviennent difficilement à se faire une place dans le milieu du hip-hop. Principalement par manque de modèles et de projections dans le métier, explique la rappeuse Pumpkin.

Une histoire du rap en France

Karim Hammou
la Découverte, 2012

Dans cet ouvrage, le sociologue Karim Hammou, retrace l’histoire du rap français, de 1981 à 2010, à travers des témoignages de rappeur·euses, animateur·rices et professionnel·les de l’industrie du disque.

À la Bpi, niveau 3,  780.639 HAM

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