Série

Appartient au dossier : Claire Simon en 4 histoires Claire Simon, à voix haute

Les histoires de jeunesse de Claire Simon

Quelles relations nouent des enfants pendant la récréation, et des adolescent·es au lycée ? Comment vit-on une histoire d’amour à quinze ans et qu’imagine-t-on de son avenir à vingt ans ? Plusieurs films de Claire Simon attirent notre attention sur la jeunesse et ses premières fois. Balises se demande comment la cinéaste transforme ces sujets en histoires, tandis que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi lui consacre une rétrospective à l’automne 2023.

Deux petites filles se tiennent par la main, en montant sur un banc.
Claire Simon, Récréations (1993) © Les Films d’ici

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En une dizaine de minutes, il faut se libérer de prison, construire une maison, réussir à sauter au-dessus d’un abîme. Il faut aussi faire face aux autres, qui contrarient vos plans ou vous attaquent. La cour d’école maternelle que filme Claire Simon dans Récréations (1998) est un microcosme foisonnant d’imagination, de solidarité et de violence. En 2018, dans Premières solitudes, le jeu laisse place à des discussions entre lycéen·nes où transparaît l’attention aux autres et où sourd une violence familiale et sociale. Entre une histoire souvent douloureuse et un avenir incertain, tous·tes tentent de trouver leur place et de se projeter dans l’avenir. C’est également ce que cherchent les candidat·es du Concours (2016) en essayant d’intégrer une grande école de cinéma, ou Manon et Greg vivant leur première histoire d’amour dans 800 km de différence – Romance (2001).

Découvertes

Chacun·e se trouve bousculé·e par l’intensité d’une découverte. C’est bien cela qui intéresse Claire Simon : non pas brosser le portrait d’une personne ou d’une génération, mais capter des moments de bascule et de métamorphose. À cinq ans, il s’agit pour les enfants de s’accommoder de la confrontation du réel et de l’imaginaire, de la solitude et de la collectivité, en un mot de faire société. À quinze ans, Manon et Greg cherchent à construire leur propre histoire, en s’appuyant sur les codes normés de la relation amoureuse et en faisant sien le mode de vie de l’autre. Des lycéen·nes en option cinéma explorent leur histoire familiale pour imaginer la personne qu’iels deviendront, et des étudiant·es tentent d’intégrer la prestigieuse Fémis, qui leur ouvrira les portes du cinéma.

À leur niveau, tous·tes se mettent à nu le temps de muer vers une nouvelle carapace. Découvrant un certain cadre pour la première fois, iels tentent de s’approprier les codes sociaux, intellectuels, artistiques ou ludiques qui leur permettront de former un nouvel ensemble – qu’il s’agisse d’un couple, d’une classe ou d’une promotion. Ce qui se noue dans Récréations, autant que dans 800 km de distance – Romance, Premières solitudes ou Le Concours, c’est une relation aux autres et au monde, vécue avec l’intensité de la jeunesse et des premières fois.

Dans tous les cas, l’issue est incertaine, donnant au processus toute son intensité. C’est la traversée qui intéresse Claire Simon : on découvre certes les heureux·ses élu·es sélectionné·es à la Fémis à la fin du Concours, mais des jeunes des autres films, on ne sait rien en dehors du temps de leur discussion, de leur récréation, ou de leur rencontre amoureuse. Ces moments privilégiés, circonscrits dans le temps, donnent l’impression de concentrer l’expérience vécue des personnages, car Claire Simon laisse de côté tout contrechamp temporel : seul le présent diégétique de la séquence existe, le montage mettant très peu en relation chaque séquence avec les autres.

Quatre adolescentes discutent, assises contre un mur.
Claire Simon, Premières Solitudes (2018) © Sophie Dulac Productions

S’inventer

Au sein du cadre défini par la séquence, se déploient des récits de soi. Le réel et l’imaginaire, l’expérience et le désir, s’entrelacent chez tous·tes les jeunes protagonistes : leur rapport à la réalité est en pleine construction, conférant à leur parole une grande puissance d’évocation. En filigrane des jeux et des réactions des enfants dans Récréations, on lit les affects qui les traversent – qui les transpercent presque, avec une intensité bouleversante. En miroir, leurs gestes et leurs mots font quasiment s’animer devant nos yeux la fiction qu’iels énoncent. Les candidat·es du Concours inventent elleux aussi des histoires en même temps qu’iels se racontent : leurs épreuves consistent à démontrer leur capacité d’imagination, mais affirment également qui iels sont, déterminant s’iels seront sélectionné·es pour devenir élèves de l’école de cinéma.

Dans Premières solitudes comme dans 800 km de distance – Romance, il s’agit plutôt de s’inventer soi-même. Les morceaux choisis d’histoire familiale que se racontent mutuellement les lycéen·nes révèlent un fragment de leur identité. C’est aussi le cas de leur voix, vectrice du récit comme celle d’un·e conteur·se, et de leur corps dont les postures indiquent leur manière d’être au monde. L’ensemble construit un « je » singulier, mais aussi inachevé, en devenir. C’est plutôt un « nous » que tentent de bâtir Manon et Greg dans 800 km de distance – Romance. Habitant pour l’une à Paris et pour l’autre près de Marseille, iels s’approprient les clichés conjugaux comme un jeu très sérieux lors des séjours de Manon dans le Sud, rendant leur couple identifiable, visible et légitime. Enjambant leurs différences, notamment sociales, iels inventent des moments et des goûts en commun, et imaginent un avenir à deux dans le petit village où réside Greg, loin du mouvement du monde.

Claire Simon laisse le temps à ces histoires de se dérouler, et les fait éclore d’un même mouvement. Ses plans longs, serrés et frontaux se focalisent sur les récits et les mettent en valeur, autorisant les hésitations et les silences. Mais ils insistent aussi : les corps occupent le cadre, l’espace autour n’est qu’un décor discret, un écrin pour accueillir la voix et, si celle-ci se tait, le film s’arrête. Dans sa longueur, ses béances et ses échappées fictionnelles, la parole des protagonistes est la condition sine qua non pour faire exister le récit documentaire.

À la hauteur

C’est que Claire Simon se place à la hauteur de ses personnages. Les adultes sont quasiment absent·es du cadre : silhouette furtive dans Récréations, autorité ponctuelle dans Premières solitudes et dans 800 km de distance – Romance… Iels ne posent un contrechamp institutionnel que dans Le Concours, explicitant les règles d’admission à la Fémis. Les jeunes modèlent donc en autonomie les cadres qui leur permettront de faire société. Cela leur permet d’exprimer leur point de vue, et de le faire à leur manière. 

Au visionnage, cela déclenche des sentiments mêlés, allant de l’empathie à la gêne, de l’émotion vive à l’impression d’occuper une place voyeuriste – qui sommes-nous pour pénétrer ainsi dans l’univers de l’enfance ou de l’adolescence, que les intéressé·es protègent d’habitude d’un regard adulte pour l’explorer en toute liberté ? La présence de Claire Simon en tant que filmeuse questionne d’un même élan. L’intensité dramatique de certains moments de Récréations provoque ainsi un désir irrépressible d’intervenir, pour consoler l’un·e ou arrêter les coups d’un autre. La caméra est là, qui filme tout près, et à l’image les pleurs redoublent et les coups se poursuivent. Jusqu’où laisser les enfants élaborer leurs règles sociales, à partir de quand éteindre la caméra et interrompre la violence ? À quoi ont consenti ces enfants en détresse pour que leur souffrance soit exposée au regard de spectateur·rices adultes ? 

La place de la cinéaste est également remise en cause dans 800 km de distance. C’est ici la romance de sa propre fille adolescente que Claire Simon filme. En multipliant les scènes où se trouvent des tiers, en soulignant par des silences prolongés entre les protagonistes la place que prend cette mère qui les filme, le montage montre précisément comment la cinéaste échoue à capter l’intimité des amoureux·ses. Dans Premières solitudes, Claire Simon envisage son dispositif différemment, construisant enfin le film avec ses protagonistes, lycéen·nes en spécialité cinéma, dans le cadre d’un partenariat pédagogique. L’élaboration commune d’un cadre documentaire accompagne ici la parole des personnages, et leur confère un statut de cocréateur·rices du film final.

Notre corps (2023), le dernier film en date de Claire Simon, parcourt un service hospitalier de gynécologie. De jeunesse, il ne paraît pas être directement question. Pourtant, au prisme de la physiologie féminine, la cinéaste filme les âges de la vie, de la première minute à la vieillesse. Ici encore, elle prend sa place dans le dispositif jusqu’à devenir, à son corps défendant, un personnage de l’histoire. Les débuts – la naissance –, de bouleversantes premières fois – parcours de procréation, transitions de genre, annonces de maladie –, la relation à l’autre et la fragilité de l’existence restent en toutes circonstances au cœur de ses interrogations.

Publié le 04/09/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller le plus loin

photographie de Claire Simon en noir et blanc
Claire Simon © Sophie Bassouls

« Cinémathèque du documentaire à la Bpi - Claire Simon » : Entretien avec Marion Bonneau | Les yeux doc, septembre 2023

Cet entretien avec Marion Bonneau, programmatrice du cycle « Claire Simon, les rêves dont les films sont faits », est à retrouver sur Les yeux doc, la plateforme du catalogue national de films documentaires animée par la Bpi.

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