Interview

Les lettres de lumière d’Alice Babin

Littérature et BD

Alice Babin © Jérémy Suyker

Les lieux sont au cœur de l’œuvre d’Alice Babin. Quartiers d’enfance, bibliothèques, espaces publics, espaces rêvés… Ces endroits ne sont pas qu’un décor. Ils abritent des récits, deviennent des refuges et des espaces à réinventer. Alors quand la Bpi et le Centre Pompidou ferment, Alice Babin imagine un projet épistolaire : des lettres pour combler le vide. Rencontre avec une autrice qui explore la mémoire des lieux et la manière dont ils façonnent nos existences, nos histoires.

Dans Prière au lieu (2021), votre premier roman, la narratrice raconte le quartier de son enfance, la rue des Rigoles à Paris. Les lieux de vie, dans lesquels on arrive, que l’on quitte ou que l’on habite, sont au cœur de votre travail. Pourquoi choisir de privilégier ce thème ?

Je n’ai pas choisi. Le rapport aux lieux s’est imposé à moi dès mes premiers textes : des articles que j’écrivais, notamment pour le Bondy Blog, un média qui raconte la vie des quartiers populaires. Et même avant d’être publiée, mon écriture, mes réflexions, étaient beaucoup reliées à des rues, des quartiers que j’arpentais. Plus jeune, je passais beaucoup de temps à marcher, observer, mon quartier d’enfance – le 20e arrondissement de Paris – puis de plus en plus loin avec le temps. J’ai toujours eu le sentiment que les lieux pouvaient nous contenir. Nous embrasser, nous abriter. Qu’ils sont comme des abris d’histoires, de pensées.

Dans votre livre, la narratrice est architecte. Quel parallèle dressez-vous entre l’architecte et l’écriture, notamment dans la perception qu’on peut avoir d’un lieu ?

Je crois en dieu, je crois qu’écrivain·es et architectes cherchent la même chose : faire de la place. Pour les autres, pour elles et eux-mêmes, pour un pan de l’Histoire. Ils et elles sont des fabricants de place et rendent possibles des endroits, pour que les choses existent concrètement. L’architecte écrit concrètement : le bâti, le paysage, la ville. Et l’écrivain·e bâtit concrètement ! Dans ses mots, un récit prend forme et existe. Ma narratrice cherche à participer à cette histoire, à infléchir le sens, à construire, reconstruire, graver, conserver… Sa question, c’est comment faire ? Alors, elle teste des trucs. Au sein d’un texte et au sein d’une agence d’architecture, elle tente
de construire. De faire de la place à une histoire.

Pourquoi avoir choisi la Bpi pour votre projet de correspondances Les Lettres de Lumière ?

Lorsque j’ai appris que le Centre Pompidou et la Bpi allaient fermer, j’ai tout de suite eu l’image d’un quartier déserté. Cette grande dalle, toutes ces rues pavées, je les ai vues complètement changées, vidées. J’ai imaginé les cafés du coin, points de vente de crêpes, supermarchés, privés de leur foule. Ça m’a touchée ! Ça m’a rendue triste ! Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose.

Et puis j’ai pensé : qu’est-ce qu’on fait lorsque quelqu’un s’en va ? Pas lorsque quelqu’un disparaît, mais lorsque quelqu’un part, quelque temps, quelques mois, quelques années ? On prend des nouvelles, n’est-ce pas ? On ne se satisfait généralement pas de l’absence, en tout cas pas moi. On crée par-dessus. Alors, ça voulait dire écrire. Et pourquoi pas écrire des lettres. L’écriture, et la lettre en particulier, est un fil. Quelque chose qui se fabrique, au-dessus d’un vide. C’est ma façon de gérer, d’apprivoiser les désertions. Proposer autre chose. Je ne me résous pas au rien. Je voulais donc proposer au public de la Bpi de partager ce non-rien plein, ce non-lieu qui a lieu.

Ce n’est pas votre première expérience épistolaire. L’année dernière, vous initiiez déjà le projet Les Lettres avec votre communauté…

J’avais écrit un texte que j’aimais beaucoup, mais dont je ne savais pas quoi faire. Ce texte racontait un rêve que j’avais fait, dans lequel une carte postale s’écrivait, sauf que dans le rêve, à la fin de la carte, je réalisais que je rêvais, je me réveillais, et tous les mots disparaissaient. Ce rêve était assez angoissant. Triste. Je ne voulais pas du tout que les mots disparaissent. Je ne voulais pas du tout que la carte postale cesse de s’écrire.

Des mois après l’écriture de ce texte de quelques pages, j’ai eu envie de le partager. Je suis assez superstitieuse. Je me suis dit que, si ce texte n’était pas partagé, s’il restait seul dans mes dossiers, c’était un peu comme si la carte arrêtait de s’écrire.

Pour faire honneur au rêve, pour conjurer la crainte, je devais le partager. J’ai proposé de l’envoyer à qui le voudrait sur mes réseaux sociaux, quelques personnes m’ont répondu, m’ont donné leur adresse postale, et le courrier est parti. Après, il y a eu comme de la magie. Je ne voulais pas arrêter. Et les gens me demandaient : « c’est quand la prochaine ? » La carte n’arrêtait pas de s’écrire. C’est comme ça que Les Lettres sont nées.

Quel est votre rapport à l’objet papier ?

D’abord, il me semble qu’un texte papier existe plus qu’un texte d’écran. C’est encore lié à mon « sujet », mon obsession, que les choses existent. Et toujours un peu plus. Alors, le papier… j’ai l’impression que ça y participe.
Ensuite, il y a le sujet du temps. On prend le temps de lire un texte, que l’on ouvre, que l’on va chercher dans sa boîte aux lettres, que l’on déplie. On s’installe, on allume la lumière, ou pas, on choisit le silence, ou pas. Ce n’est pas comme avec un texto que l’on peut lire sans se déplacer, ou accidentellement, un peu inconsciemment, en bougeant juste le doigt. La lecture d’une lettre papier est très consciente. Très sacralisée. Enfin, je crois qu’il y a dans la lettre l’idée du cadeau, que quelqu’un nous a adressé, et que l’on ouvre. Il y a de cela dans Les Lettres de Lumière, ou dans mon projet Les Lettres. Le désir d’offrir un cadeau. D’adresser une pensée. Un soin à quelqu’un.

Dans votre première Lettre de Lumière, vous dressez le portrait d’usager·ères et bibliothécaires de la Bpi qui ont croisé votre route. Comment avez-vous perçu leur rapport à ce lieu ?

Ce qui me touche le plus ici, c’est la diversité réunie au sein d’un même endroit. Chacun et chacune est là, avec sa différence. Différence de profils. De réalités. D’objet d’étude. De style. De raison de sa présence ici. Différence de vies. La Bpi offre un toit, un lieu, pour passer le temps, pour exister, sans condition, sans exception. La Bpi, c’est une sorte de monde entier, sous un toit commun. Dans une maison commune. C’est peu de dire, aujourd’hui, combien un tel lieu est important.

Publié le 31/03/2025 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Prière au lieu

Alice Babin
JC Lattès, 2021

Alice, vingt-cinq ans, est architecte. Elle aimerait construire des maisons où il fait bon habiter. Des cocons, des foyers. Seulement les client·es ne pensent qu’optimisation de l’espace et rentabilité. Tout bascule lors d’une traversée en bateau, quand elle est rattrapée par le lieu de son enfance, la rue des Rigoles, quittée trop vite il y a quelques années. Alice décide alors d’y retourner. L’endroit l’appelle, comme une nécessité. C’est le début d’un voyage dans une rue de Paris où les trottoirs se font face comme les classes sociales et où l’amour s’éloigne à mesure que le temps passe. C’est aussi l’histoire d’enfants qui, au rythme de la flambée de l’immobilier, deviennent grands. (résumé de l’éditeur)

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