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Appartient au dossier : Correspondances à l’ère du numérique

Liaisons numériques : bâtir des relations avec des émojis

Les émojis s’imposent peu à peu comme un outil linguistique capable de transformer la manière de communiquer, d’aimer et, désormais de travailler. Mais, ce langage très plastique peut se révéler source de malentendus sans codes ni règles partagés, surtout dans le contexte formel de l’entreprise.

Gros plan sur un smatrphone. Une personne est en train de saisir un message avec plein d'émojis.
Photo Anne Bléger, Bpi

Héritiers de l’émoticône (combinaison de signes typographiques formant un dessin, utilisée pour la première fois en 1982), les émojis (« image » et « caractère » en japonais) ont été imaginés par Shigetaka ­Kurita, employé de l’entreprise de téléphonie mobile NTT DoCoMo, dans les années 1990. Depuis, la collection ne cesse de s’agrandir. Ces pictogrammes, qui viennent nuancer des messages textuels brefs, occupent une place toujours plus importante dans les correspondances numériques, mais aussi dans les relations humaines.

Grammaire subjective de l’attachement

Dans le rapport Future of Creativity: U.S. Emoji Trend Report publié par Adobe en 2022, 80 % des Français·es interrogé·es déclarent percevoir les messages enrichis d’émojis comme plus chaleureux et plus drôles. 92 % disent les utiliser pour apporter de la légèreté à leurs échanges. Ces statistiques attestent que l’émoji n’est pas qu’un simple ornement numérique, il est surtout un support d’interaction sociale. Par exemple, un cœur en fin de phrase ne clôt pas le message : il le prolonge. Une variante de celui-ci ravive un souvenir commun sans avoir à le nommer. Une étude menée auprès de 106 étudiant·es confirme ces observations et souligne la complicité implicite que les émojis révèlent : les émojis sont nettement plus présents dans les échanges entre ami·es et partenaires, ils disparaissent lorsque que le message s’adresse à une figure d’autorité. Leur fréquence s’adapte à la nature du lien. Le sentiment de sécurité, propre à l’intimité, favorise donc l’emploi de l’icône numérique. 

Olivier Langlois, dans sa thèse « L’impact des émojis sur la perception affective des messages texte », explique que ces signaux numériques influencent non seulement la tonalité perçue du message, mais aussi la qualité du lien qui unit les interlocuteur·ices. Dans un océan de mots, ce signe graphique témoigne d’une attention particulière portée au destinataire. Il permet de dire « je pense à toi » sans avoir à le formuler explicitement. Son absence peut parfois marquer une rupture, un froid, une distance. À l’inverse, sa constance renforce l’impression de continuité. À force d’être répétés, certains changent de statut : ils cessent de ponctuer pour commencer à raconter.

Ils fonctionnent sur une logique de rituel. Dès lors, un émoji envoyé chaque matin ou chaque nuit, une chaîne d’icônes, constituent une réponse en soi. Un 😭 (visage qui pleure abondamment) évoque un fou rire partagé, un ☠️ (tête de mort) ironique clôt une phrase absurde, un troll incarne une complicité singulière. Les sociologues Ryan Kelly et Leon Watts décrivent ce phénomène comme une « appropriation inventive ». Les émojis sont redéfinis par la nature de la relation qu’entretiennent les interlocuteur·rices. Ils constituent un lexique intime, une collection d’indices compréhensibles uniquement par les membres du groupe qui les font circuler. L’historique d’une conversation forme une archive émotionnelle, car revoir un émoji précis ravive la mémoire sensible d’un moment partagé.

Par ailleurs, cette grammaire visuelle permet de réguler subtilement les affects. Un 😊 (visage souriant) vient apaiser un malentendu. Un 🤍 (cœur blanc) glissé dans un message chargé en émotions crée un effet d’adoucissement. Un ✨ (groupe de paillettes) apporte un peu d’humour noir dans le cadre d’une confidence douloureuse. Les chercheur·euses Qiyu Bai, Qi Dan, Zhe Mu et Maokun Yang, dans la revue Frontiers in Psychology (2019), insistent sur la polysémie de leur usage selon le genre, la plateforme, la culture, mais surtout sur la proximité relationnelle qu’ils instaurent. Maria López et Piotr Cap (2017) vont encore plus loin : certaines associations d’émojis modifient subtilement la perception émotionnelle du message. Par exemple, l’association ☕ (boisson chaude) + 🐸 (visage de grenouille), connue sous le nom de « Kermit buvant du thé » signifie « Mais ça ne me regarde pas », expression sarcastique pour conclure une remarque irrespectueuse, en référence à un mème.

Lire entre les signes : amour et désir numérique

Lorsque la relation évolue vers une dynamique amoureuse, la fonction des pictogrammes se déplace. Ils prennent le relais de la voix, du regard, du langage corporel. Là où les mots resserrent, l’émoji ouvre. Un cœur peut dire « je t’aime », « je pense à toi », « tu comptes » ou « merci d’être là ». Cette plasticité sémantique autorise des gestes affectifs à intensité modulable. Elle fabrique un espace de test : on jauge la réciprocité, on explore la zone grise entre l’amitié, l’affection et l’intime, sans s’exposer frontalement. L’émoji permet d’oser sans se compromettre. Mais, si cette ambiguïté facilite l’approche amoureuse, elle peut aussi prolonger l’incertitude ou créer des malentendus. Là où les mots obligent à trancher, l’émoji ouvre un espace de lecture : amitié ou séduction ?

Dans un article publié en février 2025 sur Emojipedia, le journaliste David Doochin montre que certains émojis comme 😉 (visage clin d’œil), 😘 (visage qui envoie un baiser), 😍 (visage avec des cœurs dans les yeux) sont souvent utilisés pour amorcer un flirt léger, poser le ton, faire passer l’intention avant les mots. À l’inverse, l’introduction trop précoce d’un ❤️(cœur tout rouge) est parfois jugée trop intime, voire déplacée. Ce n’est pas seulement la nature du symbole qui importe, mais son dosage. David Doochin souligne l’importance de l’équilibre : un seul émoji bien choisi peut fonctionner comme un clin d’œil, là où une profusion d’icônes produit l’effet inverse. Dans le jeu amoureux, l’émoji devient une ponctuation performative.

Enfin, l’étude réalisée par Adobe révèle une donnée troublante : 32 % des membres de la génération Z (nés entre 1995 et 2009) affirment avoir mis fin à une relation en utilisant un émoji. Un chiffre qui témoigne de la force symbolique de ces signes graphiques, de leur capacité à clore, autant qu’à ouvrir des relations. L’émoji n’est pas seulement une trace du lien : il peut devenir son seuil, son symptôme ou son point de bascule.

Ces nouveaux usages ne sont pas uniquement les témoins de l’évolution du langage, mais celle des manières d’aimer. Les mots exigent : ils appellent à formuler, trancher, décrire. Ils convoquent des phrases complètes, des justifications, des engagements. Dire « je t’aime » en toutes lettres n’engage pas la même charge émotionnelle qu’un mot doux ponctué d’un petit cœur. Les émojis s’expriment dans les silences. Et si aimer aujourd’hui, c’était cela ? Non pas écrire des lettres, mais dessiner des indices. Trop souvent jugés comme triviaux, ils sont pourtant empreints de la même profondeur et du même soin que les correspondances amoureuses épistolaires. Ils imposent un effort de lecture, une attention particulière portée aux petits détails, en somme, un investissement émotionnel durable. Mais, cette puissance évocatrice est-elle la bienvenue dans le cadre de relations plus formelles ?

Les émojis au bureau, un défi linguistique

Débordant de la sphère privée, les émojis s’invitent progressivement dans les messages professionnels. Cette percée ne s’est pas faite sans résistance. Encore en 2017, une étude parue dans Social Psychological and Personality Science concluait à une perception globalement négative de l’usage du smiley en contexte professionnel. Elle notait que le smiley 😊 (visage qui sourit en rougissant), contrairement à un sourire réel, n’était pas perçu comme un gage de « chaleur humaine ». Pire, il suscitait le sentiment d’avoir affaire à des comportements inappropriés et peu professionnels.

Cinq ans plus tard, le vent a tourné. Une enquête de l’entreprise Slack constate que, chez Duolingo, « 53 % [des salarié·es] ajoutent des émojis lorsqu’ils et elles communiquent avec leurs collègues, et 30 % ne le font jamais lorsqu’ils ou elles s’adressent à un⸱e supérieur⸱e ». Une évolution confirmée en 2023, par une étude menée par OpinionWay (2022) qui affirme que trois quarts des Français⸱es utilisent désormais des émojis dans leurs échanges professionnels. Ce chiffre atteint même 85 % chez les moins de 35 ans, preuve que, progressivement, mais sûrement, ces petits symboles se démocratisent au bureau.

Pour autant, cette adoption ne se fait pas sans heurts. Chaque génération a un usage différent des émojis, ce qui génère parfois des incompréhensions. C’est pourquoi, les salarié⸱es ont tendance à s’adresser en émoji à leurs collègues du même âge ou plus jeune. Selon l’enquête de Slack, seuls « 28 % ne se soucient pas de l’âge dans leur utilisation des émojis ». Malgré ces malentendus possibles, la tendance ne fléchit pas. 71 % des personnes interrogées dans l’étude OpinionWay déclarent que l’utilisation d’émojis au travail « crée du lien et renforce la proximité avec [leurs] collègues », et, plus significatif encore, la même proportion affirme que cela « humanise la communication dans un contexte où les échanges numériques se sont multipliés ». L’étude d’Adobe, citée plus haut, dévoile l’enthousiasme grandissant pour les émojis en contexte professionnel : leur usage « permet de partager rapidement des idées (79 %), accélère la prise de décision en équipe (62 %) et réduit le besoin d’organiser des réunions et des appels (47 %) ».

L’irruption des émojis dans la sphère professionnelle chamboule donc le « langage commun » qui façonne la culture d’entreprise depuis les années 1980 et permet, d’après le linguiste Vincent Mariscal, « de contrôler socialement les pratiques langagières dans les entreprises ». Or, l’apparition de nouveaux mots, couplés aux codes linguistiques que sont les émojis, vient bousculer l’ordre établi, prêtant parfois à de mauvaises interprétations, soit du fait de l’âge, soit de la position dans la hiérarchie. Un « Sacrée réunion ! 😭 (visage en pleurs) » envoyé par une jeune recrue à son ou sa N+1 pour souligner ironiquement le comique d’une situation, risque d’être interprété comme une marque de tristesse. Les supérieur·es, quand ils ou elles sont issu·es d’une génération antérieure, ont davantage tendance à interpréter les émojis au premier degré. Il faut donc renouveler les règles de communication interne. Avec les émojis, le contrat linguistique formel de l’entreprise est renégocié. Dans certains corps de métiers, l’usage d’émojis devient même un indicateur de l’engagement des employé⸱es. Une étude scientifique menée en 2022 sur la plateforme GitHub, prisée par les professionnel⸱les de l’informatique et du développement web, révèle que les utilisateur·rices qui n’emploient pas d’émojis ont trois fois plus de chance d’abandonner leur activité sur la plateforme l’année suivante. L’objectif même de cette étude interroge : l’émoji peut-il vraiment être considéré comme un indicateur pertinent de l’implication professionnelle ?

Dans un monde du travail en pleine mutation, où les échanges numériques écrits n’ont jamais été aussi prégnants et qui voit arriver les générations nées après l’invention du smartphone, ces petites icônes colorées pourraient bien devenir un nouveau fondement du langage d’entreprise. Pourquoi pas un nouvel argot iconographique, avec, pour chaque organisation, des règles d’usage de ces symboles pour exprimer et renforcer l’identité et la culture de groupe ?

Publié le 04/08/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

« Les émojis : comment se sont-ils imposés dans le monde entier ? », 21 juin 2024 | France Inter

Les émojis font aujourd’hui partie de notre quotidien et ils ont révolutionné notre manière de communiquer. Comment ces petits smileys se sont-ils imposés tout autour du monde ?

📙 Emojipedia

Emojipedia fournit une liste de tous les émojis existants et de ce que signifie cet émoji. En septembre 2024, il y a 3 790 émojis recommandés pour être pris en charge sur les plateformes, et ceux-ci ont plusieurs significations. Les significations des émojis sont rédigées par des experts en émojis et des lexicographes.

« De la segmentation dans les tweets : signes de ponctuation, connecteurs, émoticônes et émojis » | Corpus 2/2020

Jean-Philippe Magué, Nathalie Rossi-Gensane, Pierre Halté
Corpus, 2020

À la Bpi, dans la base OpenEdition

Une histoire de la ponctuation : l'émoji, point du futur ? ¯\_(ツ)_/¯¯, par Pierre Ropert, 30 juillet 2021 | France Culture

Au 20e siècle, l’écriture connaît un grand bouleversement : la conversation numérique est un nouveau champ des possibles. Rapidement apparaissent les émoticônes, puis les émojis. Ces pictogrammes s’insèrent de plus en plus fréquemment dans les écrits, et bouleversent les règles de la ponctuation.

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