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Concentration des médias : l’information en quête de liberté

D’un côté, une poignée de milliardaires étend son emprise sur le paysage médiatique français. De l’autre, les géants du numérique bouleversent les modèles économiques et les pratiques informationnelles. Menacé dans ses fondamentaux, le journalisme doit se réinventer pour regagner la confiance des citoyen·nes. Un défi qui trouve un écho singulier dans la prochaine cérémonie de remise des Prix Albert-Londres, accueillie le 4 décembre 2024 à la Bpi.

Dessin représentant une main ouverte, dans laquelle est déposée une feuille de journal. Sur celle-ci, apparaît une colombe enfermée dans une cage de fil de fer barbelé.
© Bpi / Claire Mineur, 2024. Image partiellement générée par IA

Depuis son offre publique d’achat (OPA) sur Lagardère fin 2023, Vincent Bolloré contrôle un empire médiatique tentaculaire : Canal+, CNews, Europe 1, Le JDD, Capital… Le milliardaire breton a rejoint le cercle restreint des grandes fortunes qui dominent le paysage médiatique français. On y retrouve Bernard Arnault (Les Échos et Le Parisien), Xavier Niel (groupes Nice Matin et Le Monde), ou encore les familles Bouygues (TF1) et Dassault (Le Figaro).

Fin 2023 en France, onze milliardaires ont la main sur 80 % des ventes de la presse quotidienne généraliste et 57 % des audiences de la télévision. Le niveau de concentration médiatique du pays suscite de sérieuses inquiétudes pour l’indépendance de l’information.

Une diversité trompeuse

Parler de concentration alors que l’offre médiatique n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui peut sembler paradoxal. Pourtant, « cette offre n’est diverse qu’en apparence », glisse Hervé Brusini, président du Prix Albert-Londres. « En réalité, dans leur incessante quête d’audience et de parts de marché, ces géants participent plutôt à uniformiser l’information. » Le journaliste pointe du doigt une guerre de l’attention qui pousse à la surenchère informationnelle, à « l’orientation idéologique de l’information » et à la chasse au clic rémunérateur.

C’est ainsi qu’en acquérant des empires médiatiques les grandes fortunes s’offrent une capacité d’influence à trois niveaux : sur les opinions, sur les politiques et parfois sur les rédactions. Le Sénat s’en est ému et a diligenté, en 2021, une commission d’enquête sur le sujet. Le rapport publié en mars 2022 est sans équivoque : « Ce mouvement […] peut atteindre à la diversité culturelle […], au pluralisme des idées et à l’indépendance des médias nécessaires au bon fonctionnement de notre démocratie. »

Une nouvelle donne numérique

Si la concentration des médias traditionnels inquiète, l’irruption des géants du numérique dans le paysage médiatique n’est guère plus rassurante. Comme le souligne la chercheuse Aurélie Aubert dans son ouvrage Une information brute ? Journalisme, vidéos et réseaux sociaux  (2023), TikTok, Google, X (ex-Twitter), ou Meta sont devenus « des acteurs clés au sein de l’écosystème informationnel ». Ils contrôlent désormais « la distribution et la présentation de l’information, ainsi que sa monétisation ». Désormais, plus d’un·e Français·e sur deux s’informe quotidiennement via ces plateformes. Et les mastodontes du web s’arrogent plus de la moitié des recettes publicitaires générées dans l’Hexagone. Les médias traditionnels se retrouvent ainsi pris en étau, dépendants de l’audience massive de ces géants tout en subissant leur domination économique et éditoriale.

Par ailleurs, l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle (IA) générative brouille encore davantage les frontières entre ceux qui produisent de l’information et ceux qui la diffusent. « L’IA simule le travail du journaliste de façon si remarquable que cela finit par ne plus se remarquer », note Hervé Brusini. Cette innovation ébranle autant le modèle économique des médias que la pratique quotidienne du journalisme. Le « geste journalistique » lui-même serait en péril, selon Hervé Brusini. Exit le « reportage de terrain », la vérification minutieuse des sources, le récit ciselé ? Le président du Prix Albert-Londres considère que ces fondamentaux sont menacés par un écosystème privilégiant le clic rapide à la réflexion de fond.

La défiance, symptôme d’une crise profonde

Ce double mouvement de concentration et de numérisation de l’information favorise la prolifération de fake news, la fatigue informationnelle et alimente les soupçons de collusion entre les médias et les pouvoirs politiques et économiques. La défiance des Français·es envers les médias atteint ainsi des sommets : 57 % des sondé·es du Baromètre 2023 La Croix – Kantar Public, affirment se méfier de ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité. Un chiffre alarmant qui témoigne d’une crise profonde de l’information.

« Albert Londres et ses amis avaient pourtant mis en place et sédimenté des pratiques journalistiques solides », rappelle Hervé Brusini. Mais ces garde-fous semblent avoir volé en éclats face aux nouvelles réalités du marché. Le journaliste défend une nouvelle vision du métier : « un regard historique sur la profession, afin de mieux se connaître pour mieux combattre les puissances qui la balaient. » Impuissant à réguler la concentration des médias, le cadre législatif de 1986 apparaît désormais comme un tigre de papier. « Trop arithmétique » pour Hervé Brusini, il laisse le champ libre aux dérives qu’il était censé prévenir.

Vers un renouveau du journalisme ?

L’heure est donc à la refondation et à un nouvel « équilibre protecteur de la démocratie » tel que voulu par la commission sénatoriale. Hervé Brusini rappelle que les journalistes sont des bâtisseur·euses de sens et qu’il faut « autant protéger notre métier que graver notre déontologie dans le marbre de la loi ». Il plaide aussi pour mieux protéger le service public de l’information et le statut juridique des rédactions.

D’ici l’adoption d’une nouvelle loi, le journalisme peut s’appuyer sur des initiatives encourageantes pour penser son avenir. De nouveaux médias indépendants émergent (Médiacités, Blast, Politis…). Financés par leurs lecteur·rices, ils privilégient l’investigation approfondie et le journalisme de terrain, loin des diktats de l’audimat. L’éducation aux médias et à l’information (EMI) se renforce dans l’enseignement public. Elle est devenue, en 2022, une « composante des actions relatives aux valeurs de la République » à l’école.

L’avenir de l’information libre se joue ainsi sur plusieurs fronts : économique, technologique, éthique et législatif. Le rapport des États généraux de l’information, remis en septembre 2024, ne conclut pas différemment : il en va de « l’urgence démocratique » de nos sociétés. Citoyen·nes, journalistes, grands groupes et décideur·euses sont appelé·es à se saisir de ces enjeux cruciaux. C’est à ce prix que nous pouvons façonner une nouvelle écologie de l’information, garante de notre vitalité démocratique.

Publié le 02/12/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin :

Infocratie. Numérique et crise de la démocratie

Byung-Chul Han
Presses Universitaires de France, 2023

Constatant que de nombreuses sphères de la vie sociale, y compris la politique, sont perturbées par la masse d’informations déclenchée par la numérisation, l’auteur soutient que ce qu’il appelle l’infocratie est la règle dans le capitalisme d’information contemporain. Il explique que ce nouveau régime ne réprime pas la liberté mais l’exploite. © Électre 2023

À la Bpi, niveau 2, 301.56 INF

La Valeur de l'information

Edwy Plenel
Don Quichotte éditions, 2018

Fondateur du journal en ligne Mediapart, Edwy Plenel explique dans ces deux essais l’importance d’une information indépendante pour défendre les valeurs de la démocratie. © Électre 2018

À la Bpi, niveau 1, 071.1 PLE

La Presse, le Pouvoir et l'Argent

Jean Schwoebel
Éditions du Seuil, 2018

Publié en 1968, ce livre témoigne d’une tradition où les rédactions se battent pour l’indépendance de leur média. L’auteur (1912-1994), qui fut le premier président de la première société de rédacteurs en France (quotidien Le Monde), y plaide pour une presse qui n’hésite pas à inquiéter ses lecteurs, qui préfère les « politiser » au sens noble que les divertir. © Électre 2018

À la Bpi, niveau 1, 071.1 SCH

Du journalisme en démocratie

Géraldine Muhlmann
Klincksieck, 2017

L’autrice montre que la position du journaliste en démocratie est déterminante, car elle permet de réaliser le rassemblement de la communauté politique et d’y faire vivre du conflit. À la croisée de la démocratie et du journalisme, coexistent donc deux scènes : la scène des représentations qui offre une issue symbolique aux conflits qui agitent l’autre, celle des actions. © Électre 2017

À la Bpi, niveau 1, 071.1 MUH

Main basse sur l'information

Laurent Mauduit
Don Quichotte éditions, 2016

L’auteur enquête sur le naufrage des médias français en replongeant dans l’histoire d’une presse libre et indépendante sous la Révolution jusqu’à sa mise sous tutelle par les puissances financières ces dernières années. Il plaide pour une refondation de la presse dans le cadre d’une révolution démocratique. © Électre 2016

À la Bpi, niveau 1, 071.1 MAU

Pour une télé libre. Contre Bolloré

Julia Cagé
Seuil, 2022

La situation de la télévision française face à l’omnipotence de l’industriel et homme d’affaires Vincent Bolloré. L’autrice alerte sur la concentration des médias entre les mains de quelques-uns, plaide pour plus de liberté et propose des solutions pour y parvenir. © Électre 2022

À la Bpi, niveau 1, 09.7 CAG

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