Interview

Appartient au dossier : Le documentaire part à l’aventure

L’image souterraine. Composer pour le cinéma
Entretien avec Paul Ramage

Musique

Photo de Marcela Laskoski sur Unsplash - CC0

Improvisateur, compositeur et professeur de composition électroacoustique et création sonore au Conservatoire à rayonnement régional de Paris, Paul Ramage évoque son rapport au matériau sonore. Il explique comment il a abordé la conception de la pièce musicale qu’il a composée pour le film Simba : roi des animaux (de Osa et Martin Johnson, 1928), qui sera projeté en conclusion du cycle « À l’aventure ! » proposé par la Cinémathèque du documentaire à la Bibliothèque publique d’information au printemps 2022.

Vous avez une formation de violoniste classique. Comment en êtes-vous arrivé à la composition et à la musique électroacoustique ?

Je pense que le fil rouge de ce cheminement, c’est le son, sa plasticité et le plaisir de manipuler ce matériau sonore, inhérent à toute musique. J’ai ressenti ce plaisir à manipuler le son pour la première fois grâce au jazz et à l’improvisation, lorsque j’ai rejoint l’école de Didier Lockwood. Là, j’ai découvert le violon électrique, les pédales d’effets, la possibilité de s’enregistrer, de faire des boucles… Et je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait, plus encore que de jouer d’un instrument, c’était d’architecturer les sons, les phrases, les structures, de développer ainsi des propos musicaux et poétiques. Je me suis alors inscrit, un peu au débotté, à la classe de composition électroacoustique et création sonore du Conservatoire de Paris et là, comme je le dis souvent, j’ai trouvé ma voix, avec un x. 

Photo de Marcela Laskoski sur Unsplash – CC0

Vous avez évoqué Didier Lockwood. Quelles sont les autres figures qui vous inspirent ? 

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Il y a beaucoup de compositrices et de compositeurs que j’adore et qui m’ont influencé, et je vais certainement en oublier. Disons plutôt que ce qui m’intéresse, au-delà des sons, c’est la question de la perception de l’écoute. Lorsque je compose, j’envisage en permanence la façon dont le public va, non pas recevoir, mais percevoir la musique et les sons. Mes influences sont d’ailleurs ce qui me met moi-même en vibration, au sens physique autant que figuré. Cela peut être des histoires, et notamment les mythologies. Ce sont également des espaces photographiques, architecturaux ou plastiques. Et, bien sûr, la musique : celle des pionniers, Pierre Schaeffer et Pierre Henry, celle de Michel Chion ou de Denis Dufour, celle de Michèle Bokanowski également, à qui je rends un hommage discret durant ce ciné-concert. 

Vous avez déjà composé plusieurs pièces pour des ciné-concerts, qu’est-ce qui vous attire dans cette forme particulière ?

Selon moi, la musique permet de traduire ce qui paraît exister à l’image. Le sonore serait en quelque sorte l’anti-image du film, sa version souterraine. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la musique et le cinéma sont si inséparables, parce que la musique fait dire à l’image beaucoup de choses. D’ailleurs, quand on y réfléchit, on est conditionné à concevoir le cinéma avec du son, de la musique. 

Pendant mes études au conservatoire, le fait d’avoir vu L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, avec la musique composée pour le film par Pierre Henry, a été un véritable choc esthétique. Deux chefs-d’œuvre ensemble, ça donne envie. Par ailleurs, le ciné-concert a cela d’intéressant qu’il faut réussir à trouver une alchimie entre le film et l’objet musical, pour réussir à fabriquer un troisième volume qui soit la somme des deux ou, plutôt, la rencontre des deux. 

Comment avez-vous procédé pour orchestrer cette rencontre ?

J’ai commencé par analyser la structure du film, Simba : roi des animaux, construit en quatre parties bien distinctes. J’ai également essayé de ressentir l’énergie de chacune des séquences qui composent le film. À partir de ces énergies, j’ai essayé de trouver des morphologies sonores qui correspondent, ce qui ne veut pas dire qui illustrent. Comme je le disais, il s’agit surtout de traduire, dans et par le son, ce qu’il se passe à l’image. C’est donc à partir de l’analyse de l’image que j’ai réfléchi aux textures sonores, à leur agencement, ainsi qu’aux modes d’écriture que j’allais employer pour chacune d’elles. En fin de compte, pour coller à la structure du film, qui fonctionne comme une suite d’études, j’ai choisi une typologie d’écriture différente pour chaque partie. Se succèdent donc une première partie centrée sur la trame, le continuum, puis un jeu entre apparitions et disparitions. Vient ensuite un travail sur la boucle, sous toutes ses formes, avant une dernière partie plus pointilliste et chaotique. À chaque partie du film correspond donc un type d’écriture musicale particulier. 

image extraite du film Simba de Martin et Ola Johnson
Image extraite du film Simba : roi des animaux, de Martin et Ola Johnson – Droits réservés

Ce documentaire est un film de son époque, dont certains passages apparaissent aujourd’hui problématiques. Que pensez-vous que votre musique puisse apporter à son visionnage ?

Ce film a, finalement, quelque chose de très onirique, voire de contemplatif. C’est très intéressant, c’est même beau. Mais il y a en effet quelques scènes qui ne manqueront pas de faire réagir, à juste titre. On ne peut pas faire comme si de rien n’était, et il était inconcevable pour moi de ne pas porter un regard critique sur ces images. Je pense que c’est important de visionner ce film, de le regarder en face et de le questionner pour se distancer d’un propos parfois dérangeant. Dans ma composition, cela se traduit par le recours à l’abstraction. C’est l’abstraction qui permet de prendre du recul, de révéler la dimension contemplative de ce documentaire, sans en minimiser les aspects les plus problématiques. 

Ce que l’on va entendre sera donc très composé, très construit. Il n’y aura pas d’improvisation ?

Si, il y en aura. En fait, ce que vous allez entendre sera un joyeux mélange de tout, aussi bien des types d’instruments – et donc des types de son et de timbre – que des types d’écriture et de manières de jouer. Pour en revenir à l’improvisation, les musiciens y auront recours, mais de manière dirigée. La pièce que j’ai composée a une structure bien définie : il y a un support audio enregistré, déjà composé, entièrement écrit, ainsi qu’une partition propre à chaque instrument. C’est à l’intérieur de ce cadre très précis que les musiciens pourront improviser, mais selon des modes de jeu, des gestes musicaux, une temporalité et des densités qui leur sont indiquées et qu’ils ont à respecter. C’est ce qu’on appelle l’improvisation dirigée. 

J’ai composé une pièce de musique mixte, c’est-à-dire un mélange de différents types de techniques et procédés : un support audio enregistré, donc un son fixé au préalable ; l’exécution en direct d’une partition écrite pour les instrumentistes ; des moments laissant une place, comme nous le disions, à l’improvisation. On entendra donc des sons acoustiques, qui sont par nature plus riches, plus denses que les sons d’origine électronique, et des sons d’origine électronique, qui sont quant à eux plus plastiques, et en cela très intéressants à manipuler. 

Se retrouveront donc sur scène, une harpe, une contrebasse, un magnétophone à bande, des ordinateurs, un synthétiseur analogique, un synthétiseur, ainsi qu’une console de mixage utilisée en configuration « no input », pour la mettre en résonance avec elle-même. Il y aura un mélange des types de sons, de leurs supports, puisque j’aime mélanger numérique et analogique, et surtout de leurs temporalités. In fine, ce qu’on entendra sera un mélange de sons acoustiques et de sons électroniques, qu’ils soient pré-enregistrés ou produits en direct. Il s’agit donc toujours de trouver une alchimie entre les différents aspects, les différentes textures sonores.

Ce « joyeux mélange » semble être un fondement de vos principes de composition. Qu’apporte la musique mixte à vos compositions ? 

C’est vrai que j’ai un goût pour mélanger analogique, numérique, acoustique et électronique. J’ai appris avec le numérique, parce que ce sont les outils les plus développés actuellement et que la classe dans laquelle j’ai étudié, et où j’enseigne actuellement, est une classe récente, dotée uniquement de matériel informatique. Ce qui est intéressant avec l’analogique, c’est qu’il faut être conscient de ce que l’on fait, car il n’y a pas la sécurité du retour en arrière, toujours possible avec le numérique. Et surtout, dans l’analogique, la dimension physique entre en jeu. On est dans un studio, debout, et pour moi ça veut dire beaucoup, si j’ose dire, car entre alors en jeu la dimension corporelle. On a vraiment, dans les sons, le décalque du geste du corps. Geste musical dans l’écriture et geste musical du corps se retrouvent. Lorsqu’on vient comme moi d’une pratique instrumentale, cette dimension corporelle est très importante. Ce qui est intéressant, c’est de pouvoir passer de l’un à l’autre, de pouvoir jongler et donc d’élargir sa palette. En fonction des projets ou des envies, les outils diffèrent. C’est cela qu’apporte essentiellement la musique mixte : un élargissement des possibles.

Ce n’est donc pas l’outil qui détermine ce que l’on va faire, mais bien l’inverse : on identifie un projet et on utilise l’outil en fonction ?

En tout cas, c’est comme ça que je procède. J’élabore le projet, l’architecture, je fais des listes de perceptions qui m’intéressent, je construis tout, et ensuite seulement je choisis les instruments, au sens large, qui me permettront de réaliser la musique que j’ai en tête. Je cherche dans une direction, sans pour autant m’y enfermer : pour me surprendre et susciter l’inattendu, j’ai besoin de me donner des contraintes préalables et de trouver des solutions à partir de carcans que je m’impose. S’en tenir à ces contraintes permet parfois d’aboutir à des solutions que l’on n’aurait pas envisagées de prime abord. C’est ça qui fait avancer, et qui, à titre personnel, permet de progresser, de se renouveler aussi. 

Mais bien entendu, il ne faut jamais perdre de vue que la musique n’est pas un objet mental : elles’adresse au départ et à l’arrivée à un public. Au milieu, il peut se passer beaucoup de choses, mais il ne faut jamais oublier que l’on s’adresse à un public.

Publié le 07/06/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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