Lire de tout son corps

Lecture, calme et volupté

Dans l’histoire de la lecture et de ses représentations, une place centrale est donnée aux postures physiques. Dès le Moyen Âge, les œuvres de fiction décrivent la lecture comme une occupation intellectuelle, tout en valorisant la sensualité qu’elle suscite. Les décors, en plein air ou d’intérieur, instaurent souvent une ambiance propice au bien-être (rêverie, volupté…), voire au jaillissement du sentiment amoureux. La rencontre entre une jeune femme en train de lire au jardin dans une posture gracieuse et un jeune homme qui succombe alors à ses charmes s’inscrit dans les lieux communs de la littérature. 

Marivaux s’en amuse en 1737 dans Pharsamon ou les Nouvelles Folies romanesques : Pharsamon y aperçoit « une jeune demoiselle dans un négligé charmant ; elle était assise sur un gazon, tenant un livre et paraissant rêver très profondément : la posture où elle était empêchait que Pharsamon ne pût voir son visage ; mais ce qu’il en vit ne laissa pas de le charmer ; elle appuyait sa tête sur une de ses mains, et laissait tomber l’autre nonchalamment sur elle ; ce bras, cette main, lui parurent admirables […]. »

La sensualité des postures de lecture est également genrée dans l’histoire de la peinture. Être penchée avec recueillement sur un petit volume tout en se voyant nimbée de lumière est un topos des représentations de la Vierge Marie, et plus largement de l’histoire du portrait. Johannes Vermeer, Auguste Renoir, Edgar Degas, Camille Corot, Robert Delaunay, Henri de Toulouse-Lautrec et de nombreux autres artistes dénudent quant à eux leurs liseuses, qui s’abandonnent au plaisir de lire sur des sofas ou allongées dans l’herbe, révélant la courbe d’une épaule dans un profil perdu.

Détendu ou studieux, le corps est aussi un prétexte pour valoriser les bénéfices de la lecture. Stendhal, par exemple, souligne la puissance émancipatrice du savoir dans Le Rouge et le Noir (1830) quand Julien Sorel, le héros, apparaît pour la première fois lisant au lieu de travailler. « [Son père] chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. »

Lire à la bibliothèque

Les visages et la posture des lecteur·rices révèlent les émotions que la lecture suscite. Une étude de 2011 sur les postures de lecteur·rices à la Bibliothèque publique d’information décrit ainsi leurs différentes attitudes, croquis à l’appui. Elle révèle, dans ce lieu public propice à l’étude, la place conquise par « la lecture de plaisir ». 

Les usager·ères du lieu prennent leurs aises pour être en « sympathie » avec le livre. Les conseils ergonomiques (être assis·e, le dos droit et les pieds au sol, face à une table) peuvent être détournés au profit d’une liberté du corps qui épouse le climat émotionnel dans lequel la lecture immerge. L’autrice de l’étude, Édith Mercier, emploie par exemple les termes de « lecture enlacée » pour décrire l’implication importante du corps dans la lecture lorsqu’« il est penché, courbé, mélangé au livre ». Autant de postures qui signent notre relation au texte, de loisir ou d’étude, et qui manifestent ce que nous éprouvons physiquement au moment où nous lisons. 

Comment aimez-vous lire ?

Lorsque nous lui posons la question en 2023, Sabry, doctorant en histoire, lecteur assidu et multilingue, remarque : « Plus le livre est intéressant, plus je me tiens droit. J’ai récemment lu un livre particulièrement insipide et j’ai compris qu’il était temps d’arrêter lorsque je me suis rendu compte que j’étais quasiment en train de lire la tête à l’envers ! » Sa position de lecture favorite reste « sur une chaise, une main sur le livre, l’autre dans les cheveux, en faisant des frisottis. Après toutes ces années de lecture, j’ai des bouclettes belles et rebondies… »

Élise, grande lectrice également, nous dit lire partout : « Dans l’espace public, je lis assise, ou debout en marchant. Très souvent, je finis mon chapitre en marchant à la sortie du métro. » Mais chez elle, elle lit « au lit, en chien de fusil, pour que le côté le plus lourd du livre repose sur le matelas. En revanche, si je lis un article sur mon téléphone, je suis allongée sur le dos. »

Marie, qui prépare l’agrégation de lettres modernes, lit pour ses études des textes classiques et théoriques. À la bibliothèque, elle reste assise face au livre, posé sur une table. Mais, ajoute-t-elle, « à la maison, je prends souvent des notes sur mes genoux, adossée au lit ». Pour son plaisir, Marie lit « au lit, avec deux bons coussins pour plus de confort, souvent la nuit, avant de dormir et très tôt le matin ».

Guilhem préfère adopter une position « mi-allongé, mi-assis », mais sa posture varie selon le type de lecture : « Quand je lis des essais, je prends des notes sur papier ou sur mon téléphone, donc je me redresse un peu. » Dans les bibliothèques, il aime, quand c’est possible « lire dehors, allongé dans l’herbe ». À la Bpi, il apprécie les fauteuils qui lui permettent de rester dans sa position favorite, à moitié allongé.

Danièle, retraitée, se rend à la bibliothèque pour lire les journaux ou des livres pratiques, selon ses intérêts du moment qui vont de l’origami à l’agriculture. Elle lit dans les transports en commun, mais préfère la position allongée : « Dès que je décide que je vais lire, je fonce sur mon lit maintenant que je suis à la retraite ! Je m’installe avec deux coussins pour la tête, les jambes allongées et les pieds surélevés. » Elle ajoute : « Je lis beaucoup et longtemps pendant la nuit. Souvent je m’endors et les livres tombent à terre ! À la bibliothèque aussi, il m’arrive de m’endormir, mais c’est plus rare. »

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