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L’Œil écoute, la pop alien surgit
The Residents (1969-...)

Sous des masques bizarres, se révèlent soixante ans de pop expérimentale : The Residents. À l’occasion du cycle « Outsiders : Rebelles, excentriques, visionnaires » et de la projection du moyen-métrage Barking in the Dark (2025) de Marie Losier, Balises revient sur la carrière du collectif artistico-musical dont la cinéaste fait le portrait à travers son « représentant » Homer Flynn.

Deux personnes en hauts-de-forme portent un masque en forme de globe oculaire
Barking in the Dark de Marie Losier (2025) © Barberousse Films

Qui sont les Residents ? D’abord une image, persistante : quatre corps en redingote surmontés chacun d’un monstrueux globe oculaire portant un haut-de-forme et masquant leur visage. Curieux·euses des avant-gardes et connaisseur·euses féru·es de pop cryptique avouent cependant toujours mal connaître leur tentaculaire discographie (62 albums répertoriés). Comme le dévoile par petites touches le film de Marie Losier, Barking in the Dark (2025), l’identité de ses membres a beau ne plus faire grand mystère, les secrets que recèle ce labyrinthe créatif restent entiers, et leur potentiel transgressif intact.

Que voit cet œil énorme ? Que nous montrent ces monstres ?

Des normes, des monstres

Freak show (« spectacle de montres »), est le titre du projet – monstre, évidemment – concocté par les quatre Residents à l’orée des années 1990, après vingt années de carrière. Fidèle à son éthique, le collectif innove aussi bien sur le fond, un bric-à-brac musical électronique et poétique, que dans la forme, mêlant performance théâtrale, album rock classique et jeu divinatoire (sous forme de CD-Rom), qu’immunise de toute grandiloquence un solide sens de l’humour.

Masqué sous des globes oculaires géants et ses divers avatars publics (la société Ralph Records, les représentants de la Cryptic Corporation), le groupe est un des fleurons de la « Freak scene » de San Francisco. The Residents partagent avec d’autres, musicien·nes, artistes ou cinéastes (comme Jodorowsky ou Lynch), un intérêt pour la figure du monstre (« freak »). Bien au-delà du divertissement, cette dernière relève aussi bien d’une tactique pensée pour imposer un univers singulier que d’un besoin de perpétuer une lignée, une communauté carnavalesque multiséculaire à l’existence toujours fragile.

« Depuis cinquante ans tout ce qui s’est fait d’important en art a de près ou de loin un lien avec le cirque et les spectacles de monstres, explique dans une intervention devenue virale Pacôme Thiellement, essayiste pop et exégète (entre autres) de David Lynch et Frank Zappa. Freaks, poursuit-il, c’est là d’où nous venons. Et c’est là où nous allons. Les indices de son retour sont aujourd’hui visibles partout ».

Dans le film éponyme qui a coûté sa carrière hollywoodienne à Tod Browning (Freaks, 1932), se joue la lutte à mort entre le « norm show », incarné au cirque par les valides capables de prouesses physiques édifiantes, et le freak show, qui vit ses dernières heures en tant que spectacle mais dont la communauté reste plus que jamais vivante. Selon Pacôme Thiellement, « au moment où les freaks ont été évincé·es du spectacle c’est toute l’humanité qui a pris la place laissée vacante, se donnant à elle-même son propre spectacle », un spectacle où se livre encore le combat de monstres qui s’ignorent et de normes qui vont sans dire. Comme le cinéma, la télévision et toute l’industrie culturelle, la musique pop est naturellement devenue l’une des scènes de ce show. Dans ses meilleurs moments, une star comme David Bowie, amateur parmi les plus fameux des Residents, l’a bien compris et expérimenté.

« Freak scene », pop cryptique

San Francisco est, selon Jay Clem, manager de Ralph Records (l’entité productrice de la discographie des Residents) « la capitale mondiale des gens chelous », aussi loin que possible du rêve californien hippie. Depuis 1969, du bout de cette terre promise à un psychédélisme revenu de toutes ses illusions, The Residents entraîne son cortège de fans à travers le miroir grossissant d’une pop déconstruite, expérimentale, usant de matériaux archaïques (ritournelles, music-hall, blues de foire) comme de techniques visionnaires (collages, sampling, multimédia).  À mi-chemin entre le rock loufoque de Frank Zappa et le spoken word glacial de Laurie Anderson, les 62 albums du groupe, référencés tardivement, en 2017, font se succéder folklore imaginaire (Eskimo, en 1979, phénoménal succès devançant l’ambient et la world de David Byrne et Brian Eno), « tubes » raccourcis (The Commercial album, en 1980, comportant quarante titres d’une minute chacun), fanfare électronique (God in Three Persons, en 1988, où le discours sur la prétendue incompétence des musicien·nes se heurte à la réalité d’un songwriting inspiré), concept-albums (Freak Show, en 1990) et cauchemar pseudo-millénariste (Ghosts of Hopeen 2017). « L’humanité progresse vaillamment dans les domaines inexplorés de la technologie numérique, du génie génétique, de l’intelligence artificielle et de la tentative de répandre nos semences à travers le cosmos », déclare le livret de ce dernier opus. Avant d’ajouter, narquois : « Avons-nous appris de nos erreurs passées ou sommes-nous prêts à les répéter à plus grande échelle ? » 

Pochette de disque des Residents, avec les quatre personnages masqués
Homer Flynn, manager des Residents, dans Barking in the Dark de Marie Losier (2025) © Barberousse Films

Internationale freak

En termes d’organisation, The Residents fonctionne comme un conglomérat. Musicalement, aussi. C’est un trait que le groupe partage avec la scène RIO (Rock In Opposition) et ses contemporain·es de la scène freak, comme Tuxedomoon ou Devo. Ce mélange de pop froide, de textures électroniques et de supercherie musicale leur assurait déjà une certaine influence, notamment dans la musique new-wave et néo-psychédélique. Mais c’est probablement leur intuition initiale d’opérer masqué·es qui les distingue et leur a assuré à la fois une exceptionnelle longévité, une intarissable créativité, et une actualité reconnaissable dans la production pop de ce qu’on pourrait rassembler sous la bannière d’une sorte d’internationale freak des années 2000.

Aujourd’hui, c’est moins l’identité que dissimulent masques, outrance ou camouflages qui importe, que la personnalité créative que le groupe libère, révèle. Musicalement, on retrouve l’influence des Residents dans les scènes punk et néo-psychédélique, chez CocoRosie, Peaches ou Animal Collective. Mais les échos de leur stratégie esthétique se retrouvent aussi dans l’attitude et la production d’artistes beaucoup plus vendeur·euses, comme Gorillaz ou Daft Punk.

The Residents ne se sont jamais défini·es comme produisant de la musique rock, ni seulement comme musicien·nes. Écrire et jouer de la musique était (et reste) bien sûr au centre de leur travail. La stratégie des personnages et de la création d’un univers (visuel, plastique) tient une place essentielle pour que cette musique puisse s’imposer, dans toutes ses dimensions les plus extravagantes, clownesques, distordues. Un peu comme on a taxé Bowie d’acteur manqué, The Residents se sont vu·es reprocher d’être des réalisateur·rices raté·es. Dans un cas comme dans l’autre, une discographie consistante, substantiellement autonome de toute incarnation scénique ou multimédia, témoigne maintenant des formes inouïes, transgressives, qui grouillaient sous les masques.

Publié le 13/05/2025 - CC BY-SA 4.0

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