Série

Appartient au dossier : Chris Ware, architecte

Chris Ware, architecte #1 : Lost Buildings

L’architecture s’est imposée comme un motif central de l’œuvre de Chris Ware bien avant Building Stories (2012). C’est ce que nous explique Jacques Samson, auteur, cinéaste et ex-enseignant en cinéma et en bande dessinée, partant de l’exemple de Lost Buildings, un livre-DVD conçu par Chris Ware en 2004.

L’intérêt de Chris Ware pour la façon dont les formes diverses de constructions et d’habitations ont le pouvoir d’affecter nos vies n’est plus à démontrer. Vers la fin de 2002, après le succès de Jimmy Corrigan (2000), il entreprend une collaboration avec le journaliste Ira Glass dans le projet de mise en valeur d’anciens bâtiments de l’architecte chicagois Louis Sullivan (1856-1924). Pour This American Life, l’émission radiophonique produite par Ira Glass à Chicago, ils montent un spectacle sous le titre Lost in America. Pendant deux ans, les deux compères portent sur scène leur curieux « diaporama » dans différentes villes américaines, dont Chicago, Los Angeles, Boston, Washington et Portland. De l’ensemble de ce projet et de cette tournée résulte, en 2004, le livre-DVD Lost Buildings, conçu et édité par le seul Chris Ware. Cette production méconnue représente un moment charnière dans l’évolution de la réflexion de son auteur sur l’architecture. 

La couverture de Lost Buildings
Ira Glass, Tim Samuelson & Chris Ware, Lost Buildings © WBEZ & Public Radio International, 2004

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Un objet raffiné

Objet de collection aujourd’hui malaisé à acquérir, sinon à la revente, cet opuscule de 96 pages, incluant un DVD, est emblématique du soin accordé depuis toujours par son éditeur à la chose imprimée. Son petit format carré (14 x 14 cm) signale d’emblée la pièce rare et insolite que l’on a envie de manipuler du bout des doigts et de conserver précieusement. Mais c’est au raffinement de sa facture qu’il doit aussi son apparence d’objet. Cousues d’un fil doré à la tranchefile, ses pages sont assemblées sous une couverture rigide, entoilée au premier quart dans un matériau textile noir ciré, que parachève la photo d’un ornement architectural reproduit en tons de gris. L’objet se veut d’autant plus improbable qu’il ne comporte aucune mention de texte sur ses plats de couverture. Titre et patronymes ne figurent que sur l’arête du livre, comme estampillées en capitales gris argenté : LOST BUILDINGS. GLASS/SAMUELSON/WARE. 

Ce choix du noir et blanc pour une couverture de livre peut paraître étrange mais n’est pas innocent. Encore souvent, l’« absence » de couleur est perçue telle une anomalie. Comment donc imaginer que le noir, le gris et le blanc puissent offrir un attrait comparable à celui des couleurs ? En s’affichant de cette manière, l’ouvrage semble faire écho au monde austère et vénérable de la pierre et des monuments. Camaïeux de gris et grisaille ne relèvent-ils pas du registre des cathédrales ? D’autant mieux que les ornements mis en valeur sur la photo rappellent, en mode plus débridé, les rinceaux et fleurons caractéristiques de ce type de parement. Quelle audace a donc pu motiver de tels parti pris éditoriaux de la part de Chris Ware ? Dans son art, liberté de création et originalité primant, cela ne devrait pas surprendre outre mesure. Mais le titre pourrait en révéler davantage à ce propos.

Un titre polysémique

Lost Buildings. La parenté avec le titre postérieur Building Stories s’impose à l’évidence, les deux arborant un même mot. Pareille récurrence témoigne d’un intérêt qui n’a fait que croître au fil du temps. Mais ils sont aussi révélateurs d’un penchant pour les jeux de mots usant avec ingéniosité de la pluralité de leurs significations. En anglais, le mot « lost » englobe une profusion de sens. Il peut signifier « égaré » ou « disparu », comme dans la locution « objets perdus ». Il a parfois le sens de « manqué » ou « raté », voire de « désespéré » ou « maudit », comme dans l’expression « âme perdue ». Son association avec le mot « building », plutôt inopinée, confère au titre une impression d’étrangeté. Quelle sorte d’évocation peut donc appeler en pensée un « immeuble perdu » ? Sans doute moins l’idée de sa destruction ou de sa démolition que celle de sa disparition. Il n’y a pas loin entre la disparition de choses matérielles et la sensation d’absence qu’elles font naître.

L’abondance de sens contenue dans le titre incite à une appropriation intime de ses interprétations. Fut-elle émanation d’immeubles, l’aura des « disparus » charrie des émotions prêtées d’habitude aux disparus qui nous sont chers. Et la peine qui en découle prend souvent le nom de nostalgie. Au plus profond de soi, se voir séparé de choses aimées peut mener à un désarroi insondable : l’angoisse de ne plus pouvoir sentir ou de ne plus simplement être. Chris Ware reconnaît avoir déjà éprouvé les affres de cette peur qu’il a dépeinte comme son « pessimisme par défaut sur la fin de tout ». Mais on aurait tort de n’y voir qu’une émotion négative, car la part de délectation indissociable de la mélancolie est source d’une vive exaltation quand elle fait corps avec la remémoration et le souvenir.

Un hommage à l’habitat

Voilà une idée corroborée à foison par le contenu de ce livre-DVD. Les documents et photographies accompagnant le témoignage rapporté de Tim Samuelson, historien culturel de Chicago, rendent un hommage émouvant à l’habitabilité du bâti de nos villes, lorsqu’il est à son meilleur. L’animation dessinée de Chris Ware va dans le même sens, y ajoutant même une touche dramatique. 

Trois immeubles disparus de l’espace urbain de Chicago émergent ainsi de l’oubli. Chris Ware peut reprendre à son compte la conviction de Goethe voulant que « l’architecture, c’est de la musique figée ». À cette nuance près que, pour lui, les immeubles de l’architecte Louis Sullivan ont fixé à jamais de la « vie figée », tant ils ont restitué dans leurs volumes les idées et l’humanisme qui ont présidé à leur édification.

Publié le 01/08/2022 - CC BY-SA 4.0

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