Interview

Appartient au dossier : 5 défricheurs du hip-hop en France

Les défricheurs du hip-hop en France #4 : Maï Lucas derrière l’objectif

Arts - Musique

Maï Lucas en couverture du livre Hip Hop Diary of a Fly Girl 1986-1996, Ofr. Paris, 2021

Entre 1986 et 1996, Maï Lucas photographie les débuts du mouvement hip-hop en France. Un travail de mémoire unique qui réunit des clichés de jeunes artistes inconnus à l’époque comme Joey Starr, Mc Solaar ou Assassin. Maï Lucas revient pour Balises sur son travail de photographe durant cette période charnière, à l’occasion du cycle « Cultures hip-hop » proposé par la Bpi en 2024.

Le groupe Assassin © Maï Lucas

Quelles ont été vos premières sources d’inspiration ?

Ma première approche de la photo, je l’ai eue durant mon adolescence avec les photographes de l’agence Magnum. Dans des magazines photos, les portfolios de William Klein et de Raymond Depardon, ont tous eu une grande influence sur mon travail. Grâce à des magazines britanniques comme The Face et i-D, j’ai pu voir comment la culture hip-hop américaine était représentée. Les photos du groupe de hip-hop Smif N Wessun, où l’on voit poser deux rappeurs dans un champ de maïs, m’ont marquée car elles racontent une histoire inattendue. Pour moi, la photo est comme l’écriture, c’est un endroit dans lequel on peut développer un univers.

Comment votre carrière de photographe a-t-elle débuté ?

À 18 ans, j’ai fait un voyage de trois mois aux États-Unis pour découvrir les milieux de la mode, du mannequinat et des clubs. J’ai commencé mon travail à New York où j’ai côtoyé l’artiste Maripol, qui a été la styliste de Madonna. J’ai découvert la culture hip-hop en allant à Harlem et dans le Bronx. Mes premières photos ont une ambiance très jazz. Je suis revenue régulièrement dès le début des années 1990. Je me suis liée d’amitié avec des rappeurs, j’ai entrepris des collaborations avec des maisons de disques et des magazines.

Comment avez-vous découvert la scène hip-hop française ?

Dans les années 1980, j’ai photographié mes ami·es et de jeunes artistes du milieu hip-hop parisien. Nous nous retrouvions dans des clubs comme les Bains Douches et le Globo, où je vais danser avec Lady V, future chorégraphe du groupe NTM, et Solo, rappeur et membre d’Assassin. Je me rendais aussi régulièrement au terrain vague de La Chapelle où j’ai photographié les fresques du graffeur Bando. Joey Starr y a fait ses premiers tags, sous le pseudonyme de Joe One.

Paris était vraiment l’épicentre de cette culture. Le quartier des Halles, avec le RER amenant les jeunes des banlieues, mélangeait parfaitement ce que je recherchais, le monde de la mode et le monde du hip hop naissant. J’ai assisté à l’ouverture de la première boutique hip-hop à Paris-Stalingrad, Ticaret, où l’on pouvait acheter des bonnets Kangol et des lunettes Cazal. Dans les stations de métro, j’ai pris des clichés de fly girls (filles du mouvement) pour un magazine de mode. À l’époque, le hip-hop était un mouvement multiculturel qui nous représentait avec plusieurs disciplines créatives comme la danse, le graffiti, le djaying et le rap. Il rassemblait des jeunes de milieux sociaux différents, de cultures différentes. Toutes les personnes pouvaient s’y rattacher sans distinction de classe sociale ou de couleur de peau.

Fly-girls du groupe de Max-Laure Bourjolly © Maï Lucas

À quand remontent vos premières publications ?

En 1984, une exposition de la photographe Annie Leibovitz au Grand Palais m’a fait prendre conscience que le hip-hop était mon véritable sujet. Je me suis professionnalisée à ce moment-là. C’est en 1988, dans un magazine de mode masculin qui s’intéressait aux graffitis naissants dans Paris, que j’ai réalisé ma première parution. Durant cette période, j’étais également proche de Radio Nova et j’ai donc fait les premières couvertures de son magazine Nova Mag en 1992.

Dans les années 1990, j’ai travaillé avec des maisons de disques qui produisaient des rappeurs comme Doc Gynéco, Alliance Ethnik, La Fouine ou Oxmo Puccino, et me passaient commande pour des pochettes d’albums. J’ai aussi réalisé les photos de rappeurs pour la compilation Hostile Hip Hop (1996). Le hip-hop français s’est beaucoup machisé par la suite, notamment avec des rappeurs comme Booba. On m’a alors demandé de copier les stéréotypes du hip-hop américain, ce que j’ai refusé de faire.

Quelle était la place des femmes dans le hip-hop des années 1980 ?

Tout d’abord, il faut comprendre que la mixité est une des bases du hip-hop. Il y avait beaucoup de filles impliquées dans le mouvement et de nombreuses rappeuses britanniques, comme Queen Latifah, Wee Papa Girls Rappers, Roxanne Shanté mais aussi les chanteuses Blondie et Neneh Cherry. Elles ont été des pionnières en la matière.

En France, la culture hip-hop est assez peu féminisée. Quelques rappeuses ont ouvert la voie à d’autres artistes féminines, mais elles n’ont pas réussi, à l’époque, à percer dans le milieu. On peut citer B-Love, Saliha ou Sté Strausz. À travers mes photos, j’ai voulu ramener un peu de féminité dans le hip-hop. À l’époque, nous étions une bonne dizaine de fly girls à être actives. Nous faisions un peu de rap, de graff et de danse. Il n’y avait pas de problème d’intégration. Chacun·e se respectait dans son domaine artistique.

Comment l’ouvrage Hip Hop Diary of a Fly Girl est-il né ?

Ce livre a été rendu possible grâce à l’exposition Hip-Hop 360 à la Philharmonie de Paris, en 2021. Quand ils m’ont demandé de ressortir des photos des pionniers du hip-hop, j’ai replongé dans mes archives. Il y avait aussi bien des photos personnelles, que des photos réalisées pour Libération ou Vingt ans. Personne n’avait encore fait ce travail de mémoire photographique du hip-hop en France. Avec l’éditeur, Ofr. Paris, nous avons décidé de réunir des photographies représentant le hip-hop en France sur une période de dix ans. À travers cette sélection, je voulais montrer que la culture hip-hop française était différente de celle des étasunien·nes. Les artistes français ont récupéré des éléments de la culture américaine et se les sont réappropriés pour créer quelque chose d’unique. C’est aussi bien un livre artistique, qu’historique. Il présente des personnalités inspirantes qui ont contribué à donner de l’énergie à ce mouvement.

Avez-vous d’autres projets photos sur la culture hip-hop ?

Je suis en train de réunir, pour un ouvrage à venir, des photographies qui retracent près de trente années d’archives sur la jeunesse américaine dans les années 1980. Mon idée, c’est de faire un livre sur la street culture et le mouvement hip-hop américain.

Publié le 22/01/2024 - CC BY-SA 3.0 FR

Pour aller plus loin

Hip hop diary of a fly girl 1986-1996

Maï Lucas
Ofr. Paris, 2021

À travers 105 photos, la photographe franco-vietnamienne Maï Lucas rend un vibrant hommage à la scène hip-hop française des années 1986-1996. Son objectif s’attarde sur des lieux parisiens emblématiques comme Le Globo, club réputé pour sa programmation hip-hop, ou le terrain vague de La Chapelle, mythique lieu de réunion pour les graffeur·ses, les musicien·nes et les danseur·ses hip-hop au milieu des années 1980. Ses clichés, en couleur et en noir et blanc, font se répondre les figures naissantes du rap, du djaying et de la danse. En préface, un entretien entre le réalisateur Mathieu Kassovitz et la photographe croise des anecdotes sur les artistes qui ont participé au mouvement hip-hop durant cette période.

Consultable uniquement à la bibliothèque de la Canopée à Paris.

Dans les oreilles de... Maï Lucas | Radio Nova, novembre 2021

Le podcast Dans les oreilles de… revient sur le parcours de la photographe Maï Lucas, de ses premiers pas dans la photo à New York, jusqu’à ses clichés de la scène hip-hop parisienne où elle côtoie, entre autres, Joey Starr, la chorégraphe Max-Laure Bourjolly, ou encore DJ Cut Killer.

Fly girls histoire(s) du hip-hop féminin en France

Antoine Dole, Sté Strausz
Au diable Vauvert, 2010

Cet ouvrage présente quarante portraits de femmes graffeuses, réalisatrices, rappeuses et stylistes, qui ont fait l’histoire du mouvement hip-hop en France. Les auteur·rices dressent un panorama complet de cette culture urbaine au moyen d’archives photographiques, de paroles de chansons mais aussi de textes personnels.

À la Bpi, niveau 3, 780.639(091) STR

Six femmes photographes de hip hop à (re)découvrir | Radio France, 2015

Portraits de six femmes photographes du courant hip-hop en France et aux États-Unis.

 

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