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L’expérimentation au cœur du processus de création

Comment concevoir les maquettes de scène d’un spectacle sonore à partir d’un texte ? Les étudiant·es du lycée Maximilien-Vox décrivent leurs processus de création à l’occasion de l’exposition « Scénariser un texte », organisée en mai à la Bpi, en partenariat avec l’Ircam.

Maquette de la Musique-Fiction Croire aux fauves
Maquette de Croire aux fauves créée par Mélissa Schreiber et Maëlle Daty, étudiantes en deuxième année de DNMADE au lycée Maximilien-Vox

Les étudiant·es du diplôme national des métiers d’art et de design (DNMADE), du lycée Maximilien-Vox, à Paris, dévoilent les coulisses de leurs créations scénographiques, réalisées à partir du roman Croire aux fauves de Nastassja Martin. « Suivre dans le détail le processus de conception des décors permet de s’approcher au plus près du geste créateur, donne l’occasion de saisir plus finement les enjeux de la mise en scène », affirment les chercheur·euses Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux dans Regards sur le décor de théâtre et de cinéma. Observer les maquettes réalisées par les étudiant·es en 2e année de DNMADE donne effectivement accès à la genèse d’un projet artistique, aux étapes de la création jalonnées d’expérimentations, mais aussi aux coulisses d’un métier, celui de décorateur·rice.

Accompagné·es par l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), et leurs professeur·es, les étudiant·es se sont emparé·es du roman Croire aux fauves de l’anthropologue Nastassja Martin pour imaginer les décors d’un récit biographique traumatique dans les montagnes du Kamtchatka (Extrême-Orient russe).

Du texte à la maquette

« L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j’attends, j’attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. »

Croire aux fauves de Nastassja Martin (Gallimard, 2019)

Nastassja Martin décrit, dès l’ouverture de son livre, la blessure qui est la sienne, imprimée sur son corps, celle faite par l’animal sauvage. Son texte est un « geste de suture », qui se propose de « combler, de refermer la plaie béante », comme l’expliquent Fanny Boutinet et Alix Cazalet-Boudigues, doctorantes en littérature à l’université de Paris-Est Créteil. Par ce récit cicatriciel, l’anthropologue décrit avec réalisme les blessures de sa chair et de son âme, le traumatisme vécu. « J’ai du mal à respirer avec le sang qui me coule dans la gorge », « l’ours est parti avec un bout de ma mâchoire qu’il a gardée dans la sienne », « envie impérieuse de me cacher », écrit-elle. Soutenu·es par leurs professeures et par l’Ircam, les étudiant·es du DNMADE du lycée Maximilien-Vox se sont saisi·es de ces mots crus, sans filtre, pour imaginer le décor sonore de cette expérience violente.

Donner forme à une Musique-Fiction

Enrichie par la partition du compositeur Frédéric Pattar, Croire aux fauves est devenue une Musique-Fiction, c’est-à-dire une adaptation sonore de l’œuvre littéraire. En abordant cette création, qui s’intègre dans la collection Musiques-Fictions de l’Ircam, les apprenti·es décorateur·trices ont ainsi effectué de nouvelles expérimentations, visuelles et sonores. « L’objectif était que les élèves et leurs professeures puissent se saisir des enjeux du son dans l’élaboration d’une scénographie, tout en ayant une complète liberté de création », précise Julia Bordillon, chargée de médiation culturelle à l’Ircam.

Les étudiant·es ont d’abord suivi un parcours d’initiation à la création audio spatialisée, animé par des designers sonores de l’Ircam. Dans un second temps, ils se sont approprié·es le texte de Nastassja Martin par la lecture et des séances d’immersion sonore. « Pour permettre aux élèves de ressentir la Musique-Fiction créée par Frédéric Pattar, à partir de Croire aux fauves, on leur a bandé les yeux. Pendant l’écoute, ils devaient retranscrire leurs émotions par des réalisations graphiques », expliquent les enseignantes Géraldine Dugrand et Cécile Herscovici. Ces premiers jets instinctifs sur le papier, à l’aquarelle, au crayon ou encore à la craie grasse, ont été enrichis par la suite de recherches plastiques et d’expérimentations. Pour évoquer les principaux thèmes du roman de Nastassja Martin comme l’animal, la peau, le paysage, le voyage et les déplacements, le milieu hospitalier, la famille/les proches, différentes matières et structures ont été mobilisées.

Motifs et textures d’un trauma

« On voulait donner forme au monde intérieur de la victime de l’ours, en proie à la souffrance physique et psychique. Dans nos travaux préparatoires, on a ainsi utilisé des bouts de tissus rapiécés pour traduire les cicatrices du visage et le mal-être face à la défiguration », expliquent Mélissa Schreiber et Maëlle Daty, étudiantes en deuxième année de DNMADE, qui ont travaillé en duo sur le thème de la peau et le corps.

Nastassja, blessée, est entre la vie et la mort, l’animal et l’humain, l’éveil et le rêve, entre son monde occidental et celui qui fait l’objet de ses recherches anthropologiques. Pour traduire ces oppositions qui l’habitent, les décors imaginés par les jeunes créatrices construisent des jeux d’ombres et de lumière contrastés, des formes humanoïdes poilues invasives. « Pour décrire l’univers psychique instable du personnage, on a conçu des motifs phosphorescents, mouvants en fonction des changements de lumière. Nous voulions une alternance brutale entre une lumière blanche agressive, à l’image des hôpitaux où Nastassja Martin séjourne, et un noir laissant surgir un décor vert phosphorescent, symbole du danger nocturne », précisent Mélissa et Maëlle.

Les maquettes et travaux préparatoires de ces jeunes décoratrices et de leurs camarades constituent une pièce maîtresse du processus créatif. Pour les enseignantes, ce projet d’étude est un réel challenge qui a permis aux élèves de « se surpasser et de créer de A à Z un projet artistique en autonomie ». L’exposition de leurs œuvres scéniques à la Bpi, du 24 au 27 mai, dans le cadre du cycle ManiFeste de l’Ircam, est pour eux un beau cadeau, celui de partager leurs travaux et de voir aboutir des longs mois d’expérimentations diverses.

Publié le 20/05/2024 - CC BY-SA 4.0

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