Comment en êtes-vous venu à écrire sur l’Algérie coloniale ?
Depuis longtemps, je me demandais pourquoi la littérature, tout comme le cinéma d’ailleurs, n’avait jamais abordé les terribles années de la conquête algérienne. Qu’est-ce qui nous empêchait, nous Français, de faire ce travail ? Mon devoir d’écrivain n’était-il pas de relever le défi ? Je suis d’une nature incendiaire : j’aime ouvrir les boîtes de Pandore et poser les questions qui dérangent. J’ai donc commencé à écrire C’était notre terre (2008). En inventant un style très oral, très emporté, qui permettait à chaque personnage de dire en toute liberté ce qu’il avait à dire, et d’éviter ainsi toute démonstration. Je n’étais pas sûr d’arriver là où je voulais aller, mais j’ai quand même terminé ce premier roman algérien.
En le relisant, il m’a semblé avoir trouvé une manière de raconter l’irracontable. J’ai donc cherché un éditeur et publié le livre. Et là, j’ai compris que la colonisation de l’Algérie était, en France, un sujet qu’il valait mieux ne pas aborder. Mais plus il y a eu de résistance, plus j’ai éprouvé le besoin de ne surtout pas lâcher prise, de poursuivre le travail commencé. J’ai donc écrit Les Vieux Fous (2011) et, pour ne pas donner la parole qu’au grand colonat, Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015), roman qui met en scène des colons pauvres. Ensuite, pensant avoir fait le tour de cette douloureuse histoire coloniale, je suis retourné à l’écriture de romans plus contemporains.
Vous êtes finalement revenu sur le sujet de la colonisation avec Attaquer la terre et le soleil.
Ces dernières années, j’ai observé la manière dont on continuait à évacuer la mémoire embarrassante de la conquête – malgré le travail d’historiennes et d’historiens combatifs, Sylvie Thénault et Pascal Blanchard par exemple –, en centrant jusqu’à la caricature le sujet sur la seule guerre de décolonisation : articles de magazines sur la guerre d’Algérie, émissions de télévision sur la guerre d’Algérie, documentaires sur la guerre d’Algérie, tout cela dressé comme un écran de fumée pour qu’il ne vienne à l’idée de personne d’aller promener sa curiosité dans les coins et recoins d’une sanglante mémoire coloniale.
Plus qu’exaspéré, j’ai d’abord songé à des nouvelles sur le tout début de la colonisation, dans les années 1840. À partir d’une lettre du maréchal de Saint-Arnaud, qui racontait l’attaque d’un village, j’ai écrit « Bain de sang ». C’était une nouvelle que je jugeais bonne, mais je n’étais pas sûr de vouloir en écrire d’autres. J’ai attendu un an, et durant cette année j’ai lu le récit du Grand Eugène, colon arrivant en 1848 avec sa famille parisienne. C’est dans ce terrible récit, cité en 1930 dans l’ouvrage de Maxime Rasteil, Le Calvaire des colons de 48, qu’a pris corps mon personnage de Séraphine. J’avais donc deux histoires, celle d’un soldat, celle d’une femme. Elles pouvaient se répondre, sans avoir besoin d’aucun lien direct. Je me suis assis à ma table et j’ai écrit Attaquer la terre et le soleil en trois mois.
Comment expliquez-vous ce décalage de traitement entre les évocations de la colonisation et celles de la guerre d’indépendance ?
Je ne comprends pas pourquoi la littérature s’ingénie à ne prendre en compte que la guerre de décolonisation. Il me semble difficile, voire impossible, de comprendre la violence des années 1954-1962 si on n’a pas en tête toute l’histoire de la colonisation de l’Algérie depuis 1830. La France est encore, en 2023, dans le déni de son passé colonial, si peu glorieux qu’il est effectivement difficile d’en accepter les turpitudes. Et ce ne sont pas les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche ou de droite, qui auront permis pour le moment de sortir de cette impasse. D’ailleurs, au-delà d’une impasse, peut-être serait-il plus juste de parler de censure ?
Les débuts de la colonisation de l’Algérie
1830 Débarquement de troupes françaises à Sidi-Ferruch. Capitulation de la régence d’Alger.
1832 Réunion de tribus de l’ouest algérien autour de l’émir Abd el-Kader. Entrée en résistance armée.
1834 et 1837 Traités reconnaissant la souveraineté d’Abd el-Kader sur une partie de l’Algérie.
1839 Reprise de la guerre entre la France et Abd el-Kader.
1845 Soulèvements dans le nord de l’Algérie à l’appel du cheikh Bou Maza.
1847 Redditions de Bou Maza, puis d’Abd el-Kader.
1848 Algérie déclarée partie intégrante de la France dans la constitution de la IIᵉ République. Territoires civils partagés en trois départements. Territoires sahariens, au sud, sous administration militaire.
1850-1851 Insurrections dans les Aurès et les Zibans, puis en Kabylie.
1863 Sénatus-consulte (loi) reconnaissant et délimitant les territoires collectifs des tribus, tout en encourageant la propriété foncière individuelle.
1866-1868 Grandes famines, liées notamment à des catastrophes agricoles.
1870 Décret Crémieux accordant, de façon massive et automatique, la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie.
1871 Insurrection menée par le cheikh Mokrani, son frère Boumezrag et le cheikh El Haddad. Répression et confiscation de terres.
1873 Loi Warnier favorisant l’acquisition de terres par les colons.
1881 Code de l’indigénat instaurant un régime pénal spécifique pour les Algériens musulmans.
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