Interview

Appartient au dossier : Cinéma du réel 2023 Effractions dans les mémoires

Écrire la colonisation de l’Algérie
Entretien avec Mathieu Belezi

Histoire - Littérature et BD

La colonisation officielle en Algérie, par le Service cartographique du Gouvernement général de l'Algérie, imprimerie d'A. Jourdan, Alger, 1919. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Avec Attaquer la terre et le soleil (2022), Mathieu Belezi nous plonge dans l’enfer de la colonisation de l’Algérie, racontée du point de vue d’un soldat anonyme et d’une famille de colons pauvres. Il revient pour Balises sur la genèse de ce roman, qui prolonge son triptyque algérien formé par C’était notre terre (2008), Les Vieux Fous (2011) et Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015). Mathieu Belezi est l’invité du festival Effractions, organisé à la Bpi en mars 2023, et la colonisation de l’Algérie est également le sujet du documentaire de Franssou Prenant De la conquête (2022), projeté au festival Cinéma du réel 2023.

Comment en êtes-vous venu à écrire sur l’Algérie coloniale ?

Depuis longtemps, je me demandais pourquoi la littérature, tout comme le cinéma d’ailleurs, n’avait jamais abordé les terribles années de la conquête algérienne. Qu’est-ce qui nous empêchait, nous Français, de faire ce travail ? Mon devoir d’écrivain n’était-il pas de relever le défi ? Je suis d’une nature incendiaire : j’aime ouvrir les boîtes de Pandore et poser les questions qui dérangent. J’ai donc commencé à écrire C’était notre terre (2008). En inventant un style très oral, très emporté, qui permettait à chaque personnage de dire en toute liberté ce qu’il avait à dire, et d’éviter ainsi toute démonstration. Je n’étais pas sûr d’arriver là où je voulais aller, mais j’ai quand même terminé ce premier roman algérien. 

En le relisant, il m’a semblé avoir trouvé une manière de raconter l’irracontable. J’ai donc cherché un éditeur et publié le livre. Et là, j’ai compris que la colonisation de l’Algérie était, en France, un sujet qu’il valait mieux ne pas aborder. Mais plus il y a eu de résistance, plus j’ai éprouvé le besoin de ne surtout pas lâcher prise, de poursuivre le travail commencé. J’ai donc écrit Les Vieux Fous (2011) et, pour ne pas donner la parole qu’au grand colonat, Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015), roman qui met en scène des colons pauvres. Ensuite, pensant avoir fait le tour de cette douloureuse histoire coloniale, je suis retourné à l’écriture de romans plus contemporains.

Vous êtes finalement revenu sur le sujet de la colonisation avec Attaquer la terre et le soleil

Ces dernières années, j’ai observé la manière dont on continuait à évacuer la mémoire embarrassante de la conquête – malgré le travail d’historiennes et d’historiens combatifs, Sylvie Thénault et Pascal Blanchard par exemple –, en centrant jusqu’à la caricature le sujet sur la seule guerre de décolonisation : articles de magazines sur la guerre d’Algérie, émissions de télévision sur la guerre d’Algérie, documentaires sur la guerre d’Algérie, tout cela dressé comme un écran de fumée pour qu’il ne vienne à l’idée de personne d’aller promener sa curiosité dans les coins et recoins d’une sanglante mémoire coloniale. 

Plus qu’exaspéré, j’ai d’abord songé à des nouvelles sur le tout début de la colonisation, dans les années 1840. À partir d’une lettre du maréchal de Saint-Arnaud, qui racontait l’attaque d’un village, j’ai écrit « Bain de sang ». C’était une nouvelle que je jugeais bonne, mais je n’étais pas sûr de vouloir en écrire d’autres. J’ai attendu un an, et durant cette année j’ai lu le récit du Grand Eugène, colon arrivant en 1848 avec sa famille parisienne. C’est dans ce terrible récit, cité en 1930 dans l’ouvrage de Maxime Rasteil, Le Calvaire des colons de 48, qu’a pris corps mon personnage de Séraphine. J’avais donc deux histoires, celle d’un soldat, celle d’une femme. Elles pouvaient se répondre, sans avoir besoin d’aucun lien direct. Je me suis assis à ma table et j’ai écrit Attaquer la terre et le soleil en trois mois.

Comment expliquez-vous ce décalage de traitement entre les évocations de la colonisation et celles de la guerre d’indépendance ?

Je ne comprends pas pourquoi la littérature s’ingénie à ne prendre en compte que la guerre de décolonisation. Il me semble difficile, voire impossible, de comprendre la violence des années 1954-1962 si on n’a pas en tête toute l’histoire de la colonisation de l’Algérie depuis 1830. La France est encore, en 2023, dans le déni de son passé colonial, si peu glorieux qu’il est effectivement difficile d’en accepter les turpitudes. Et ce ne sont pas les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche ou de droite, qui auront permis pour le moment de sortir de cette impasse. D’ailleurs, au-delà d’une impasse, peut-être serait-il plus juste de parler de censure ?

Les débuts de la colonisation de l’Algérie

1830 Débarquement de troupes françaises à Sidi-Ferruch. Capitulation de la régence d’Alger.

1832 Réunion de tribus de l’ouest algérien autour de l’émir Abd el-Kader. Entrée en résistance armée.

1834 et 1837 Traités reconnaissant la souveraineté d’Abd el-Kader sur une partie de l’Algérie.

1839 Reprise de la guerre entre la France et Abd el-Kader.

1845 Soulèvements dans le nord de l’Algérie à l’appel du cheikh Bou Maza.

1847 Redditions de Bou Maza, puis d’Abd el-Kader.

1848 Algérie déclarée partie intégrante de la France dans la constitution de la IIᵉ République. Territoires civils partagés en trois départements. Territoires sahariens, au sud, sous administration militaire.

1850-1851 Insurrections dans les Aurès et les Zibans, puis en Kabylie.

1863 Sénatus-consulte (loi) reconnaissant et délimitant les territoires collectifs des tribus, tout en encourageant la propriété foncière individuelle.

1866-1868 Grandes famines, liées notamment à des catastrophes agricoles.

1870 Décret Crémieux accordant, de façon massive et automatique, la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie.

1871 Insurrection menée par le cheikh Mokrani, son frère Boumezrag et le cheikh El Haddad. Répression et confiscation de terres.

1873 Loi Warnier favorisant l’acquisition de terres par les colons.

1881 Code de l’indigénat instaurant un régime pénal spécifique pour les Algériens musulmans.

Vous utilisez une prose poétique, avec peu de ponctuation, par laquelle les personnages ressassent leurs paroles et leurs cauchemars. Pourquoi ce style ?

Je voulais trouver un style particulier, qui serait l’expression verbale de cette folle époque, une manière très peu française de raconter, qui s’apparente plutôt au travail des écrivains sud-américains de la grande époque du réalisme magique – Miguel Ángel Asturias, Alejo Carpentier, Augusto Roa Bastos, Gabriel García Márquez. J’ai donc expérimenté un style qui a très bien fonctionné pour ce que j’avais à raconter. Un style débridé, emporté, baroque, qui ne se refuse aucun débordement, qui ose tout : la violence et la crudité d’une parole, les manières précieuses ou poétiques d’une autre, avec une ponctuation sans point, qui laisse une totale liberté d’expression au personnage. On se rend très bien compte de ce travail musical, rythmé, lorsqu’un comédien s’empare de mes textes – je pense ici au formidable travail de Charles Berling lors de sa lecture des Vieux Fous au théâtre de l’Odéon à Paris, en 2012.

Sur quelles ressources vous êtes-vous appuyé pour écrire ces romans ?

Je fais d’abord un travail de romancier, c’est-à-dire que j’imagine. J’imagine des personnages – des voix qui ont suffisamment de force en moi pour exister –, j’imagine des lieux, j’imagine des histoires. Mais avec le sujet de l’Algérie coloniale, il m’a fallu lire quelques livres d’historiennes et d’historiens – Annie Rey-Goldzeiguer, Charles-Robert Ageron, Pierre Darmon –, des récits de voyage – Eugène Fromentin, Isabelle Eberhardt –, des lettres de militaires très instructives, des récits et des correspondances de colons qui ont vécu les premiers temps très durs de cette colonisation. Puis, je me suis efforcé de tout oublier, ou d’enfouir ces informations profondément en moi, de manière à garder une totale liberté d’écriture, à faire confiance à ce qui, en moi, écrit.

Publié le 20/02/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Attaquer la terre et le soleil

Mathieu Belezi
Le Tripode, 2022

Dans un court texte au style magistral, semblable à un conte cruel, Mathieu Belezi revient sur le destin d’une poignée de colons lors de la conquête française de l’Algérie, entre 1830 et 1847. En faisant alterner deux récits – deux cris –, celui de Séraphine, jeune mère de famille pauvre venue s’installer dans une concession agricole, et celui d’un soldat embarqué dans une escalade de violence, c’est tout le tragique et l’horreur de cette campagne coloniale que l’auteur dépeint.

La rudesse de la vie des colons et leur épuisement, la barbarie de la colonisation, la perte d’humanité, les destins brisés sont donnés à entendre par une écriture féroce et visuelle, à la rythmique puissante. Un récit édifiant, qui prend aux tripes et rend compte avec précision de la folie conquérante et des mensonges originels de la colonisation.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ BELE 4 AT

Le Calvaire des colons de 48

Maxime Rasteil
Figuière, 1930

Cet ouvrage revient sur l’installation de colons pauvres dans l’est algérien au milieu du 19ᵉ siècle. Il est signé Maxime Rastoil, dit Rasteil, un journaliste et écrivain français installé en Algérie, fondateur notamment du Réveil bônois (du nom de Bône, donné à la ville d’Annaba durant la période coloniale).

Œuvres complètes

Eugène Fromentin
Gallimard, 1984

Édité par Guy Sagnes pour la Bibliothèque de la Pléiade, ce volume rassemblant les écrits d’Eugène Fromentin contient notamment Un été dans le SaharaUn été dans le Sahel, et divers autres textes sur ses voyages en Algérie.

À la Bpi, niveau 3, 840″18″ FROM 1

Mathieu Belezi, lecture par Charles Berling  : Deux voix dans l’enfer colonial | Festival Effractions, Bpi, 9 mars 2023

Avec Attaquer la terre et le soleil, le romancier Mathieu Belezi revient sur le destin de quelques colons et soldats des débuts de la colonisation de l’Algérie. Des voix qui seront, à l’occasion de cette lecture, portées par celle du comédien Charles Berling, lecteur et admirateur de l’œuvre de Mathieu Belezi. La lecture sera suivie d’un entretien avec l’auteur.

De la conquête, de Franssou Prenant (2022) | Cinéma du Réel, 26 mars 2023

Les films de Franssou Prenant sont autant de voyages dans le temps et dans l’espace, dans la vie même et dans le passé, tout à la fois films d’amour et de mémoire, d’histoire et de philosophie, journal de bord et fables. Si plusieurs de ses films remuent l’histoire coloniale et ses remugles, que ce soit en Guinée, en Algérie, au Liban, en Syrie ou à Paris même, chacun d’eux nous plonge dans une vision sensorielle et cinétique du monde. De la conquête (2022) évoque la colonisation qui a mené à la destruction d’une partie de la population de l’Algérie, de sa culture et de sa civilisation.

À l’issue de la projection, rencontre avec Franssou Prenant, animée par Saad Chakali (critique de cinéma et journaliste) autour de l’ensemble de son œuvre.

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