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Appartient au dossier : Cinéma du réel 2023

Face aux mégafeux de Sibérie

Chaque année, des incendies embrasent des territoires peu peuplés de Sibérie et détruisent des millions d’hectares de forêt, sans que les autorités fédérales russes n’interviennent. Projeté en ouverture du festival Cinéma du réel 2023, le film Paradis, d’Alexander Abaturov, documente le quotidien des habitant·es de Shologon, menacé·es par l’avancée du feu durant l’été 2021. Balises vous propose quelques éléments de contexte.

Une petite silhouette avance au milieu d'une steppe, remplie de cendres et de fumée, devant un ciel orange.
Alexander Abaturov, Paradis (2022) © Petit à petit production, Sibériade, Intermezzo Films

La Yakoutie abandonnée aux flammes

Le réalisateur Alexander Abaturov, originaire de Sibérie, filme la vie de ses compatriotes. Dans Paradis (2018), son second long métrage, il montre la saison des incendies de 2021 à travers le quotidien des habitant·es de Shologon, un village du nord-est de la Sibérie, en Yakoutie (ou république de Sakha), à quelques kilomètres de Iakoutsk mais à plus de 5 000 kilomètres de Moscou. Le feu approche du village qui est déjà recouvert de fumée. L’incendie est si imprévisible et changeant qu’il semble vivant. Les villageois·es le comparent à un dragon. Les moyens dont disposent les habitant·es sont dérisoires face à la puissance du feu. Terriblement dangereux, le combat contre l’incendie semble perdu d’avance.

Le cinéaste livre peu d’éléments de contexte, laissant les spectateur·rices découvrir, à travers les paroles et les actes des protagonistes, la réalité des mégafeux, ces incendies hors norme et incontrôlables qui deviennent de plus en plus fréquents sous l’effet du réchauffement climatique. Quelques chiffres, mentionnés en début et en fin de film, donnent un aperçu du problème qu’affrontent, presque seul·es, les Sibérien·nes : les « zones de contrôle » représentent 80 % de la surface de la Yakoutie et, en 2021, 90 % des feux en Russie ont pour origine ces zones. Le terme officiel de « zones de contrôle » recouvre les territoires éloignés et peu habités, surveillés et cartographiés par les autorités fédérales, mais où elles ne sont pas tenues d’intervenir, « en l’absence de menace pour les établissements ou les installations économiques dans les cas où les coûts prévus d’extinction d’un incendie de forêt dépassent les dommages prévisibles qui pourraient leur être causés », selon les articles 81 à 84 du Code forestier de la Fédération de Russie. La gestion des incendies dans ces zones est à la charge des autorités ou organismes locaux, comme cela est rappelé à la fin des bilans publiés régulièrement par l’Office fédéral des forêts : « La responsabilité de la prévention et de l’extinction des incendies de forêt incombe aux sujets de la Fédération de Russie (Code forestier de la Fédération de Russie – Art. 83). »

Bilan des incendies de 2021

Les mégafeux qui ne sont pas éteints finissent par gagner le reste du pays. Alexander Abaturov conclut le film sur ces constats : 19 millions d’hectares ont brûlé en Russie durant l’été 2021 et, pour la première fois, les cendres se sont dispersées jusqu’au Pôle Nord. Un article de Reporterre dresse le bilan de 2021 et propose une carte et des comparaisons parlantes : en Yakoutie, 8,79 millions d’hectares de taïga ont brûlé – près d’un centième de la surface totale des forêts russes, soit l’équivalent de la région Nouvelle Aquitaine en France. Les incendies en Yakoutie ont été à l’origine de l’émission de 839 mégatonnes de CO2 en 2021, soit le double des émissions totales française en 2020.
Selon le Siberian Times, les premiers incendies de la saison 2021 ont démarré dès mai, depuis la zone la plus froide de Yakoutie, au nord-est, et ont progressé en direction de Iakoutsk. Les fumées ont envahi la capitale yakoute le 30 juin 2021. Le 20 juillet 2021, le Guardian rapportait une pollution atmosphérique record à Iakoutsk : le taux en particules fines 2,5 était 40 fois supérieur aux taux maximum recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et jusqu’à 17 fois supérieur à celui des villes les plus polluées de Chine ou d’Inde.

Des moyens dérisoires

La question des moyens est pourtant évoquée depuis les incendies de 2010, quand les premiers mégafeux touchaient des zones peuplées de Russie, menaçant une centrale nucléaire et obscurcissant le ciel de Moscou. L’état d’urgence avait été déclaré dans sept régions russes et plus de 7 000 militaires dépêchés en renfort. Le pays avait bénéficié d’une aide internationale conséquente. Le Kremlin, critiqué pour son inactivité et sa gestion, avait promis des actions, comme la mise en eau des tourbières. De nombreux organismes, dont le WWF, ont mis en cause les moyens attribués à la gestion des forêts, notamment des économies sur les vols de surveillance et la suppression de plus de 70 000 postes de gardes forestiers à la fin des années 2000. Dès 2011, les feux reprennent, plus au nord cette fois, mais toujours sans plus de moyens, ni de solutions.

En 2019, des mégafeux deviennent particulièrement violents en Sibérie. Des Sibérien·nes, des climatologues et des écologistes se mobilisent pour obtenir une intervention de Moscou. Le président Vladimir Poutine se trouve dans la délicate position de décliner la proposition d’aide du président américain Donald Trump et finit par envoyer 10 hélicoptères bombardier d’eau et 10 avions en renfort.

En 2021, les « zones de contrôle » sont à nouveau abandonnées aux flammes et les incendies gagnent en puissance. Le Siberian Times fait état de 2 000 personnes déployées sur la zone du début d’incendie au nord-est et d’un avion An-26 Cyclone à pointes de nuages pour tenter de déclencher la pluie. Les avions militaires ne seraient intervenus en Yakoutie qu’à partir de mi-juillet 2021. Le gouverneur de la Yakoutie, Aisen Nikolaev, dénonce un manque de moyens et une différence de traitement : pour lutter contre les incendies, la Yakoutie recevrait une subvention de 6 roubles par hectare, quand la moyenne en Russie serait d’une centaine de roubles. Dans Paradis, on constaste la mobilisation des habitants, hommes et femmes, d’une poignée d’hommes du Service de la protection des forêts qui n’ont pas vu leur famille depuis des mois et d’un coordinateur rappelé à Iakoutsk pour des tâches administratives au plus mauvais moment pour les habitant·es de Shologon. Iels n’ont qu’un seul tracteur et creusent des tranchées à la pelle. Les moyens de communication ne sont guère efficaces et le vent, très violent, rend délicates les reconnaissances aériennes.

Un avenir sombre

En 2021, Greenpeace Russia appelle à tripler les moyens alloués aux services régionaux et changer les règles d’extinction des feux. Cette mesure s’impose d’autant plus que les mégafeux en Russie devraient être de plus en plus fréquents d’après les auteurs de l’étude « Unprecedented fire activity above the Arctic Circle linked to rising temperatures » (2022). Si les incendies de la Taïga sont parfois bénéfiques pour sa régénération, ils deviennent désormais trop réguliers et sont aggravés par la hausse des températures dans le cercle polaire arctique. Plus de 9 millions d’hectares ont brûlé entre 1982 à 2020, mais plus de la moitié en deux étés : ceux de 2019 et 2020. Ces incendies contribuent au réchauffement climatique et menacent le pergélisol.

En 2022, de nouveaux incendies se sont déclarés en Sibérie dès le mois de mars. En mai, les flammes avaient déjà fait disparaître une surface de forêt équivalente au Luxembourg, annonçant une situation plus catastrophique encore qu’en 2021. La Russie, en guerre contre l’Ukraine, dispose d’encore moins de moyens pour lutter contre les incendies. La recherche sur le changement climatique et les politiques écologiques amorcées timidement en Russie passent au second plan. La couverture médiatique sur les incendies de Sibérie est moindre qu’en 2021 mais fait état de ravages conséquents, et les moyens déployés diffèrent peu. Le film Paradis d’Alexandre Abaturov reste terriblement d’actualité.

Publié le 13/03/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

« “C’était terrible” : en Sibérie, l’année des pires incendies », par Estelle Levresse et Antoine Boureau | Reporterre.net, 14 décembre 2021

À Berdigestiakh et Byas-Kuel, mais aussi dans toute la Yakoutie, en Russie, la vie et la santé des habitant·es ont été fortement affectées par les incendies. Le reste du monde s’inquiète des effets sur le changement climatique qu’induit ce nouveau record de gaz à effet de serre.

« Guerre en Ukraine. En Sibérie, la Russie est bien seule face à des incendies meurtriers », par Benjamin Chabert | Ouest France, 8 mai 2022

« Alors que les feux tuent à l’est, la Russie ne peut compter ni sur l’aide internationale ni sur son armée, mobilisée en Ukraine. »

Fire Informations for Resource Management System (Firms) | NASA

Cet outil de la NASA permet de visualiser les incendies signalés dans le monde entier, en temps réel ou en fonction d’une date donnée.

Incendies dévastateurs dans l'Extrême-Orient russe, la Colombie-Britannique et l'ouest des États-Unis | Copernicus, 6 juillet 2021

Le service de surveillance de l’atmosphère de Copernicus (CAMS), mis en œuvre par le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme au nom de la Commission européenne, surveille également les incendies et les mégafeux. Il produit des données sur l’intensité des incendies et la production d’émissions de CO2. Cet article compare les mégafeux des régions de l’est de la Russie, de l’ouest des États-Unis et de la Colombie -Britannique qui se sont déclarés à l’été 2021.

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