Appartient au dossier : IA, le grand bluff
Des milliards investis dans l’IA pour un mirage économique ?
En échange de centaines de milliards de dollars investis chaque année, les acteurs économiques de l’intelligence artificielle (IA) promettent une productivité maximale et de taux de croissance impressionnants aux pays qui prendraient le train en marche. Mais les retours sur investissements se font encore attendre et font planer le risque d’une bulle spéculative aux conséquences incertaines.
Des investissements colossaux
En 2024, Microsoft, Amazon, Google et Meta auraient dépensé 100 milliards de dollars pour leurs infrastructures dédiées aux projets d’intelligence artificielle, selon une estimation du cabinet Omdia reprise par de nombreux médias. Le Journal du Net, quant à lui, avance le chiffre de 180 milliards investis dans l’IA par ces mêmes entreprises, soit 57 % de plus qu’en 2023. Le magazine FUTU&R n° 47 (nouvelle version d’Usbek & Rica, printemps 2025) va encore plus loin en évoquant 305 milliards pour les quatre leaders de l’IA. En 2025, les annonces se multiplient : 80 milliards de plus pour Microsoft, 65 pour Meta, 500 pour les quatre prochaines années pour l’infrastructure IA d’OpenAi, baptisée projet Stargate.
Les États suivent la tendance. Donald Trump annonce 500 milliards de dollars pour l’IA, le président Emmanuel Macron dégage un budget de 109 milliards d’euros pour la France, tandis que Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, souhaite « mobiliser 200 milliards d’euros, dont 150 milliards venant de grands groupes, pour des investissements dans l’intelligence artificielle (IA) en Europe ».
Ces chiffres donnent le vertige. D’autant plus qu’ils s’ajoutent à ceux des années précédentes, comprenant l’entraînement des modèles, une phase très coûteuse. Une incertitude plane cependant sur les montants : certaines sommes sont réparties sur plusieurs années et les chiffres se recoupent parfois en raison des partenariats complexes ou des subventions. Ainsi, Microsoft, actionnaire à hauteur de 49 % d’OpenAi en finance aussi les projets. Mais, le message est clair : nous entrons dans une nouvelle ère. Ces milliards émaillent les discours enflammés des patrons de la Silicon Valley, qui clament l’urgence d’investir encore davantage pour participer à la définition du futur de l’humanité.
Le potentiel incertain de l’IA sur l‘économie
Depuis une décennie, et plus encore depuis la démocratisation de l’IA générative en 2022, il ne se passe pas une semaine sans qu’un sujet lié à l’IA ne fasse l’actualité. Les chantres de l’IA se font prophètes·ses, prédisant tantôt un meilleur avenir avec l’IA pour alliée, tantôt le pire avec l’avènement probable de l’intelligence artificielle générale (IAG). Car, si l’IA générative promet des gains de productivité en libérant les êtres humains des tâches automatisables, l’IA générale serait, elle, en capacité de les remplacer. Avec ce concept les acteur·rices de l’IA entendent néanmoins justifier les dépenses de recherche à venir.
En entretenant un battage médiatique autour de l’IA, les entreprises de la Silicon Valley visent à susciter un sentiment d’urgence et de sidération, selon Thibault Prévost, journaliste et auteur de Les Prophètes de l’IA. Car « l’excitation est un moyen de capter des investissements » et la peur de l’IA est « une matière première qui génère des financements universitaires, des contrats, des investissements ».
Les médias sont également abreuvés d’études et d’estimations produites par des banques, des cabinets d’études ou des think tanks. Toutes mentionnent l’importance des retombées économiques que provoquerait la généralisation de l’IA. Goldman Sachs promet, en 2023, un gain de productivité aux États-Unis de plus de 1,50 % par an sur une estimation qu’un quart des tâches automatisées. L’adoption de l’IA générerait une augmentation de 7 % du PIB mondial. La même année, Mc Kinsey estime que le marché de l’IA générative devrait produire entre 2 et 4 trillions de dollars et atteindre un gain de productivité de 3,4 % grâce à 63 % des tâches automatisables. Tous ces calculs ne recouvrent pas tout à fait la même période, mais tous reflètent les grands espoirs placés dans l’IA. Côté universitaires, quelques voix tempèrent l’engouement : Daron Acemoglu, lauréat du prix Nobel d’économie, et les économistes Philippe Aghion et Simon Bunel calculent un gain de productivité aux États-Unis bien plus modeste : de 0,07 % pour le premier et 0,68 % pour ses confrères.
Un certain retard à l’allumage
Toutes ces prédictions peinent à se réaliser. En France, un rapport d’office parlementaire (n° 170, 2024-2025) constate : « les conséquences des nouvelles technologies de l’information et de l’IA sur la croissance seraient donc à relativiser, car elles ne conduiraient pas automatiquement à des gains de productivité et des surplus de croissance ». Il cite le « paradoxe de Solow » qui constatait que l’introduction de l’ordinateur dans les années 1970 et 1980 avait eu peu d’incidence sur la productivité. Malgré le succès médiatique de l’IA, ce rapport fait état d’une stagnation de l’IA en se fondant sur une étude britannique de 2024. « Le degré d’adoption et de diffusion des systèmes d’IA dans nos économies reste faible », avancent les auteur·rices du rapport.
Une étude d’IBM (2025) confirme la volonté des entreprises d’intégrer l’IA pour ne pas rester à la traîne, mais « seulement 25 % (27 % en France) des initiatives en matière d’IA ont atteint le retour sur investissement prévu au cours des dernières années ». De plus, il s’agit essentiellement de grandes entreprises, car seulement 32 % des petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) l’utilisent, d’après l’enquête de Bpifrance. Or, ces entreprises sont importantes, elles représentent 90 % des sociétés, plus de la moitié des emplois du secteur privé et près de la moitié des exportations françaises. Une autre enquête de Bpifrance de 2024 indiquait déjà que 72 % des dirigeant·es n’utilisaient pas d’IA générative, faute d’en voir l’utilité.
Ce lent démarrage de l’IA en milieu professionnel fait craindre une nouvelle crise, du type de la bulle Internet ou de la crise des subprimes.
Une économie fragile, reposant sur le risque
Tout l’emballement autour de l’IA, fabriqué par les promesses commerciales optimistes, les annonces tonitruantes, les scénarios catastrophes, a permis à un petit groupe d’entreprises de lever des capitaux et de capter des subventions. Mais la capacité des sociétés à déployer l’IA a été surestimée. Elle nécessite des dirigeant·es bien formé ·es, ainsi que du personnel spécialisé dans la technologie pour l’appliquer et générer un réel gain de productivité, car la mise en place de la technologie occasionne des coûts.
L’économie réalisée sur les coûts de production s’avère minime, car les emplois ne sont pas supprimés dans leur intégralité. Les tâches sont souvent partiellement automatisées. Certaines ne peuvent pas l’être pour des raisons techniques ou éthiques ; d’autres ne sont pas socialement acceptables. « Qui accepterait d’effectuer un vol Paris-New York, sans pilote ? », cite comme exemple l’économiste Julien Pillot dans le podcast Les Dessous de l’IA. Il se réfère à l’intégration d’autres technologies par le passé pour conclure que leur adoption est complexe et multifactorielle. L’intelligence artificielle présente toutes les caractéristiques d’une bulle spéculative selon lui. Il en recense les signes : des investissements démesurés et déconnectés des retombées réelles du marché, des modèles économiques qui tardent à émerger, un gain de production décevant, un manque de débouchés. Des freins à son expansion apparaissent : une réglementation se met en place pour encadrer les risques éthiques, sociaux et environnementaux, des problèmes d’approvisionnement énergétique et la raréfaction des ressources nécessaires au fonctionnement des structures.
Par ailleurs, l’accès aux données devient problématique. Elles sont de plus en plus protégées, augmentent moins vite que la demande et sont de plus en plus de nature synthétique (issues d’IA génératives), ce qui constitue un risque pour la qualité des modèles. Les modèles d’IA dominants sont américains et reposent sur la technologie des tranformers, complexe et coûteuse, assurant l’hégémonie des sociétés capables de lourds investissements. Cette position dominante a été ébranlée par l’IA chinoise Deepseek (2025), modèle open source qui utilise une technologie moins énergivore et nécessite moins de temps d’entraînement. Pour autant, les entreprises américaines n’ont pas renoncé à leur modèle.
En attendant la révolution…
Alors que les incidences de l’IA sur l’économie sont timides, la Big Tech, fidèle à sa stratégie, tente de rassurer en affichant des prévisions de rentabilité incroyables. OpenAI, par exemple, valorisée à 300 milliards de dollars en avril 2025, déclare avoir atteint 10 milliards de dollars de revenus grâce aux abonnements ChatGPT. L’organisation vise une rentabilité en 2029. Pour l’atteindre, elle doit multiplier ses revenus annuels par douze en quatre ans. Est-ce possible avec un modèle économique reposant sur des abonnements payants à une IA générative, facturés 20 dollars par mois, ou même 200 dollars pour sa version Premium ? Les entreprises de la tech comme Google, Meta, X, Apple ou Microsoft intègrent leurs solutions IA dans les logiciels propriétaires qu’elles commercialisent et répercutent parfois le coût sur l’abonnement. Cela leur permet également d’accéder à de nouvelles données, celles des utilisateurs de services. Parmi les leaders de l’IA, la seule société qui fait du bénéfice est Nvidia, puisqu’elle produit les cartes graphiques indispensables au calcul de l’IA.
Pour Thibault Prévost, dans Les Prophètes de l’IA, « le marché de l’IA n’a aucun sens », ce n’est qu’une bulle financière et technologique prête à éclater. Il n’est pas le seul à le penser : la confiance en la révolution de l’IA s’étiole doucement devant l’écart croissant entre investissements colossaux et promesses qui tardent à se concrétiser. L’éclatement de cette bulle produirait une onde de choc dans tous les pans de l’économie mondiale et ébranlerait l’économie américaine qui mise beaucoup sur l’IA. Mais pour l’économiste Julien Pillot, les investisseur·euses dans l’IA forment un club soudé et restreint. Il est peu probable qu’un des membres désinvestissent brusquement, ce que qui aurait pour effet d’éclater la bulle. Il croit plutôt au soutien de leurs positions le plus longtemps, mais il est fort possible que l’IA fasse un flop.
Si la course à l’IA la plus performante se ralentit, les entreprises, les pouvoirs publics et les citoyen·nes auront peut-être plus de latitude pour s’approprier la technologie. Cet horizon implique de connaître et prévenir les effets concrets de la technologie sur le corps social et l’environnement, et de ne pas déléguer l’avenir de l’humanité à une élite technologique, autoproclamée experte et éthique.
Publié le 19/06/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Ce que l’IA dit de notre économie. Et de notre autonomie (épisode 26 du 18 avril 2025) | Les dessous de l'IA, podcast de Clément Durand
Un échange avec Julien Pillot, économiste spécialiste de l’innovation et de la régulation, pour essayer de faire le tri entre la réalité économique de l’IA et les promesses commerciales des acteur·rices de la tech.
La bulle de l’IA est-elle sur le point d’éclater ? (épisode 15 - 8 mai 2025) | Prophétie, un podcast d'Usbek & Rica
Alors que le marché de l’intelligence artificielle paraît plus florissant que jamais, certain·es chercheur·euses affirment qu’il pourrait bientôt s’effondrer.
À lire aussi : le dossier « Silicon Valley : chronique d’un effondrement », dans FUTU&R n° 47
Les Prophètes de l’IA. Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse
Thibault Prévost
Lux, 2024
Dans la Silicon Valley, terre traditionnellement fertile pour les spiritualités excentriques, un nouveau récit se répand. Les start-up de l’intelligence artificielle vendent désormais aux investisseurs l’imminence de la fin des temps. L’IA deviendrait si intelligente qu’elle en serait divine, capable de nous sauver comme de nous anéantir. Sous son influence, l’industrie de la tech tout entière bascule dans un discours aux accents religieux. On ne vend plus le progrès, mais la métamorphose. On ne vend plus le futur, mais la fin de l’histoire. (Extrait de la description de l’éditeur)
ChatGPT, et après ? Bilan et perspectives de l'intelligence artificielle | Sénat
Rapport n°
170 (2024-2025), déposé le 28
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