Les événements, œuvres et mouvements qui ont contribué à la création et la diffusion de la littérature numérique.
Un grand merci à Philippe Bootz pour sa large contribution et son expertise.
Retrouvez les notions présentées dans la chronologie, classées par ordre alphabétique et complétées par une sélection de documents.
Michael Joyce commence à programmer en 1985 la première fiction hypertextuelle, Afternoon, a Story. Eastgate Systems, inventeur du logiciel de création de fictions hypertextuelles Storyspace, la publie en 1987 sur disquettes et devient le plus ancien éditeur numérique en littérature numérique. Afternoon a Story sera un bestseller et de nombreux auteurs américains se lanceront dans des fictions hypertextuelles qu’Eastgate publiera.
En France, l’hypertexte de fiction connaît peu de succès à cette époque, éclipsé qu’il est par la génération et la poésie animée. François Coulon est le plus ancien auteur français en ce domaine et l’un des plus ardents défenseurs du genre. Il crée sur atari ST La Belle Zohra en 1989, œuvre qui fera l’objet d’une édition privée sur MAC en 1994. Il faudra attendre le développement de l’Internet pour que les auteurs français s’emparent plus intensément de l’hypertexte. Les fictions Non Roman de Lucie de Boutiny (feuilleton publié en 5 épisodes dans la revue Web Synesthésie entre 1997 et 2000) et l’adaptation en ligne de 20 ans après de Sophie Calle (2001) sont parmi les plus connues.
Des références :
Afternoon, a Story, Michael Joyce, Cambridge MA, Eastgate Systems, 1987 Sophie Calle, 20 ans après : un exemple d’hypertexte de fiction à découvrir et un article sur Sophie Calle et sur son œuvre numérique 20 ans après. Jean Clément, « afternoon a story : du narratif au poétique dans l’œuvre hypertextuelle », in BOOTZ Philippe (Dir..), A: LITTERATURE , Villeneuve d’Ascq : MOTS-VOIR et GERICO-CIRCAV Université de Lille 3, 1994 : 61 – 73 Jean Clément, « L’hypertexte de fiction : naissance d’un nouveau genre ? », in Alain Vuillemi et Michel Lenoble (Dir.), Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Arras, 1995 : 63-75. Entretien avec Lucie de Boutigny, Auteur de NON, roman multimédia publié en feuilleton sur le web et cofondatrice de E-critures, une association d’artistes multimédia. Que sont les hypertextes et les hypermédias de fiction ? sur Leornardo/Olats Le site de François Coulon : http://www.francoiscoulon.com
l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) a été créé en 1981 par quatre oulipiens et cinq non oulipiens et poursuivra essentiellement l’informatisation de procédés combinatoires. L’acronyme du groupe est caractéristique de la conception qui prévaut à l’époque : l’œuvre est le texte généré et le dispositif numérique dont fait partie le programme n’est considéré que comme un outil, une prothèse mentale de l’auteur.
L’OULIPO ne s’est pas intéressé très tôt à la littérature numérique. Le premier programme oulipien est une version informatique des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau que Paul Braffort a programmée en 1975 pour l’exposition Europalia de Bruxelles. Il ne s’agit pas d’une création littéraire numérique, mais d’une remédiatisation, c’est-à-dire la transposition d’une œuvre d’un dispositif (le livre) vers un autre (l’ordinateur). Ce programme imprimait des sonnets selon l’algorithme prévu par Queneau.
À partir de cette expérience, l’OULIPO s’est intéressé à la relation entre la littérature et l’informatique selon un point de vue algorithmique et combinatoire. Afin d’éviter une confusion entre l’approche oulipienne générale et ces démarches, l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) a été créé en 1981 par quatre oulipiens (Marcel Bénabou, Paul Braffort, Paul Fournel, Jacques Roubaud) et cinq non oulipiens (Simone Balazard, Jean-Pierre Balpe, Mario Borillo, Michel Bonin, Pierre Lusson). L’ALAMO poursuivra essentiellement l’informatisation de procédés combinatoires. L’acronyme du groupe est caractéristique de la conception qui prévaut à l’époque : l’œuvre est le texte généré et le dispositif numérique dont fait partie le programme n’est considéré que comme un outil, une prothèse mentale de l’auteur. Elle coïncide avec la conception prônée en intelligence artificielle.
Si l’ALAMO n’a fait que poursuivre la voie, déjà longue, de la génération combinatoire, il a eu une influence importante, positive et négative, sur l’histoire littéraire française et son insertion dans la société française. Il a inscrit les démarches génératives numériques dans la tradition combinatoire qui existe depuis le 15e siècle mais qui était demeurée très marginale. Groupe reconnu, il a grandement contribué à faire admettre qu’il existe une relation culturelle entre l’informatique et la poésie et a rendu possible la présentation de cette relation par les organismes culturels. Mais en prônant une conception purement algorithmique ne menant qu’à des pastiches ou des simulations, il a également contribué à répandre l’opinion que cette relation ne pouvait être que formelle ou pédagogique mais sans impact littéraire réel.
Aujourd’hui, on trouve sur le Web plusieurs générateurs combinatoires, généralement plein d’humour mais sans intérêt littéraire.
La création, au milieu des années 1970, des microordinateurs familiaux permettra une évolution majeure de la littérature numérique.
En diffusant dans le grand public ces ordinateurs bien moins chers que les gros ordinateurs présents dans les entreprises et en les dotant du langage de programmation BASIC, la microinformatique familiale permet une augmentation du nombre d’auteurs car il n’est plus nécessaire, pour faire de la littérature numérique, d’être soi-même un informaticien de haut niveau comme Strachey ou Couffignal.
Les littéraires, issus pour la plupart des poésies expérimentales, vont alors entrer en course. Leurs approches, totalement internes à la littérature, constituent ce qu’on peut considérer comme la seconde période de la littérature numérique. Elle se développera dans les années 80 et 90.
On peut citer comme auteurs français ayant joué un rôle important dans cette période : Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, François Coulon, Frédéric Develay, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp.
L’apple II e apparaît sur le marché en 1977. Cette machine est sans doute la plus emblématique de cette période. En France c’est sur les atari, amiga, thomson, amstrad, de diffusion encore plus familiale, que seront programmées la plupart des œuvres qui initient cette seconde période.
L’idée d’une revue poétique sur disquettes est née lors de la première rencontre entre Philippe Bootz et Tibor Papp en 1988. Tous deux issus des poésies expérimentales, ils la conçoivent comme un outil militant au service d’une conception non algorithmique de la poésie numérique, en totale opposition avec la conception combinatoire. Le groupe L.A.I.R.E (acronyme pour Lecture, Art, Innovation, Recherche, Ecriture) est fondé à l’issue de cette réunion entre Tibor Papp, Philippe Bootz, Frédéric Develay, Jean-Marie Dutey et Claude Maillard. Il crée la revue alire (anagramme de L.A.I.R.E) qui sera inaugurée le 16 janvier 1989 par une soirée à la Revue Parlée du Centre Pompidou. Il s’agit de la plus ancienne revue numérique de poésie numérique.
Elle partage avec Eastgate Systems un certain nombre de conceptions qui rompent avec la période combinatoire : l’affirmation que la lecture des œuvres doit se faire sur écran et par l’exécution du programme en temps réel (L.A.I.R.E refusera obstinément d’enregistrer en vidéo les poèmes animés programmés, alors que nombre d’entre eux ne sont pas interactifs). Elle affirme que le programme n’est pas un outil au service de l’oeuvre, mais une composante même de l’œuvre, position qui sera progressivement partagée par tous les acteurs de la seconde période de la littérature numérique.
Sa longévité (1989 – 2010) lui a permis de fédérer la plupart des poètes numériques français et a favorisé l’émergence dans les années 90 d’une véritable esthétique française de l’animation interactive connue sous le nom d’esthétique de la frustration. C’est qu’en effet L.A.I.R.E et plus généralement la plupart des poètes français publiés dans Alire, travaillent la question de la lecture : leurs œuvres montrent l’inadaptation des modalités de lecture issues de l’imprimé, ce qui a parfois occasionné un sentiment de frustration chez les bons lecteurs de livres.
D’autres revues
Alire sera suivie en 1991 par la revue KAOS, créée par Jean-Pierre Balpe comme carte de vœux de la société du même nom, mais qui ne connaîtra que 3 numéros numériques. Alire s’internationalise à partir de 1994 et devient le plus ancien lieu de rencontre des différentes approches internationales.
À partir de 1996, plusieurs anthologies internationales sont créées sur cédérom dans divers pays (visible langage, 1996 aux États-unis, ALW, 2002). Alire participe à ce mouvement en publiant son numéro 10 en 1997 en collaboration avec la revue DOC(K)S, une des plus importantes revues internationales dans le champ des poésies expérimentales. À partir de cette date, la revue DOC(K)S, publiée à Ajaccio par AKENATON, alias Philippe Castellin et Jean Torregrosa, s’intéressera aux différents supports numériques.
Un modèle particulier
Notons que cette prise en charge de l’édition numérique française par les auteurs eux-mêmes, réalisée à une époque où le public n’existe pas encore, a particulièrement bien résisté au temps. Reposant sur un modèle économique totalement étranger au monde de l’édition traditionnelle, elle demeure efficace aujourd’hui encore alors que le modèle traditionnel de l’édition numérique continue à se chercher. Ainsi, la maison d’édition 00h00 qui s’était lancée en 2000 n’a pas survécu. On peut toutefois supposer que le très récent développement des liseuses numériques et autres tablettes inverse rapidement la tendance.
Des références :
Mots-Voir, le site de la revue de littérature et poésie électronique Alire Mots-Voir, la poésie numérique, un site d’édition de poésie numérique « Poetic machinations » par Philippe Bootz, dans New Media Poetry : Poetic Innovation and New Technologies, Eduardo Kac, éd., Visible Language n° 30.2, 1996, pp. 118 – 137. (Voir des extraits sur google books) « Alire: un questionnement irréductible de la littérature » par Philippe Bootz, Electronic Book Review n° 9, 1999
Les premiers sites Web français consacrés à l’art voient le jour dans la seconde moitié des années 1990. Le plus ancien est sans doute SYNESTHÉSIE, créé en 1995. D’autres sites apparaîtront ultérieurement comme Panoplie (1999). Les auteurs de littérature numérique en ligne publient alors parfois leurs œuvres sur ces sites et font entrer la littérature numérique dans sa troisième période : celle de la littérature en ligne et de la structuration internationale. Le tout premier site français entièrement consacré à la poésie numérique, et peut-être le plus ancien site international dans le domaine, est réalisé par AKENATON en 1999 à l’occasion de son numéro « un notre web ». Il s’agit d’une anthologie « in progress » en ligne, constamment actualisée depuis.
Des références :
Docks data collections : un accès par auteur ou par genre, 120 numéros de la revue Doc(k)s. Akenaton, consacré à la poésie numérique Les archives de la revue web de création contemporaine Panoplie Synesthésie
La structuration internationale impulsée par ELO et e-poetry conduit à la création de portails et grandes bases de données internationales (ELO, EPC, Hermeneia, ELMCIP) qui permettent une meilleure connaissance et une meilleure diffusion des idées et des oeuvres. Des projets de recherche européens ambitieux voient le jour (ELMCIP) et des cours de littérature numérique sont organisés dans diverses universités ainsi que dans le cadre du programme Erasmus.
De nouveaux projets éditoriaux en ligne accompagnent ce développement. Le premier d’entre eux est le volume 1 de l’Electronic Literature Collection publié en Octobre 2006. Il est également publié sous forme de cédérom dans l’ouvrage de Katherine Hayles Electronic Literature. Suivront d’autres revues et anthologies en ligne : le volume 2 de cette collection (2011), la revue francophone BleuOrange créée en 2008 à Montréal et l’Anthology of European Electronic Literature (2012) publiée en 2012 par ELMCIP
Le développement de la littérature numérique est désormais un phénomène global, à la fois scientifique et littéraire, dans lequel s’investissent des acteurs de nombreux pays.
Sous l’impulsion du nombre croissant d’auteurs et de chercheurs, le champ de la littérature numérique va se structurer internationalement au 21e siècle autour d’organismes dont les principaux sont créés aux États-unis : l’Electronic Literature Organization (ELO), une association non gouvernementale créée en 1999 par Scott Retberg, Robert Coover et Jeff Ballowe et le festival e-poetry, créé en 2001 par Loss Glazier à l’Electronic Poetry Center de l’université de Buffalo.
La première manifestation en 2001
La première édition du festival e-poetry, en 2001, constitue la première rencontre internationale d’envergure. Elle réunit bon nombre d’auteurs importants du champ et inaugure une série de rencontres régulières propices au développement de projets de recherche, de création ou éditoriaux d’envergure grâce notamment à leur format qui mêlent présentations académiques et artistiques. D’abord organisées aux États-unis, ces grandes rencontres internationales se dérouleront peu à peu dans un va-et-vient entre l’Europe et les États-unis. C’est ainsi que le festival e-poetry sera organisé à Londres (2005 et 2013), Paris (2007) et Barcelone (2009). La conférence internationale ELO sera pour la première fois organisée hors des États-unis en 2013, à Paris, dans le cadre du festival chercher le texte.
Le premier réseau
Le premier réseau européen des littératures numériques : Digital Digital Digital Littérature (DDDL) [prononcer le premier digital en allemand, le second en anglais et le troisième en italien] a été créé en 2011 à l’Université Paris 8. Il regroupe actuellement des membres d’une quinzaine de pays européens.
Des références :
Les archives de la conférence historique de 2001 : conférence, fichiers son, photos et autres supports. L’histoire de la littérature numérique (en anglais) sur le site eliterature.org qui cherche à promouvoir l’écriture, la publication et la lecture de la littérature numérique. Le programme de la dernière rencontre DDDL en mars 2013 à Porto. Digital Digital Digital Littérature (DDDL) est le réseau européen des littératures numériques. Créé en octobre 2011, son objectif est de promouvoir et soutenir les initiatives de ses membres dans les domaines de la culture et de la recherche en littérature numérique. Il se propose de diffuser les informations sur les événements relatifs à la littérature numérique, d’aider les auteurs et chercheurs à participer à de tels événements et à organiser lui-même des événements culturels ou universitaires. Le réseau est ouvert aux personnes oeuvrant en littérature numérique en tant qu’auteur, chercheur ou dans un organisme culturel et dont le domicile fixe est situé dans un des pays membres de l’union européenne augmentée de la suisse et de la Norvège.[ecran d’accueil du site chercher le texte] « Chercher le texte » organisait un festival en septembre 2013. La rencontre du 23 septembre s’est déroulée à la Bpi, à retrouver dans la Web/TV ou la web/radio.
Suite aux premières expérimentations algorithmiques programmées de Lutz et Gysin, plusieurs auteurs, essentiellement américains, produiront des textes générés selon un algorithme combinatoire. La génération combinatoire de textes poétiques est le seul genre de la littérature numérique jusqu’à la fin des années 1970. On ne parle pas d’ailleurs à l’époque de littérature numérique ; l’idée que les productions littéraires informatisées constituent une branche spécifique de la littérature ne sera émise que dans la seconde moitié des années 1980.
L’ouvrage La Machine à écrire publiée à Montréal en 1964 par Jean Baudot est typique de cette approche. Il s’agit d’un ensemble de poèmes générés de façon algorithmique. Le générateur utilisé par Baudot va montrer de façon cruciale que la question fondamentale traitée en littérature numérique à l’époque n’est pas celle du texte mais bien celle de l’auteur : L’auteur des textes est-il la machine ? La réponse positive à cette question est implicite dès les lettres d’amour de Strachey, elle est pourtant loin d’être évidente. La preuve en a été fournie en 1967 lorsque Jean Baudot a réutilisé son générateur pour produire des répliques d’une pièce de théâtre qui a été censurée.
Si on en croit Michel Lenoble, un avocat aurait alors proposé de mettre l’ordinateur en prison. Ce n’est qu’en 1995, dans sa théorie du méta-auteur, que Jean-Pierre Balpe montrera clairement comment l’intrusion de l’informatique modifie en profondeur la conception de l’auteur qui prévaut en littérature imprimée. Il est bon de se rappeler que les concepts de « texte », d' »auteur » et de « lecteur » sont des constructions mentales stabilisées par une culture donnée et non des composants qui existeraient par eux-mêmes physiquement dans le monde.
C’est également en 1964 que débute en France l’aventure de la génération combinatoire de textes. Deux cybernéticiens : Albert Ducrocq et Louis Couffignal mettent au point le dispositif Calliope qui permet de faire de la génération de texte. Leur production la plus célèbre est Un doute agréable couleur de lotus endormi, poème d’imitation surréaliste.
Des références :
La machine à écrire, mise en marche en marche et programmée, Jean A. Baudot. Montréal, 1964 « Entre évanescence et fixité : le statut de la littérature générée par ordinateur », Michel Lenoble in A: LITTERATURE, Bootz Ph. (éd.), 1994, pp. 26-28 Prehistoric Digital Poetry an Archaeology of Forms, 1959-1995, Chris Funkhouser, Tuscaloosa, Alabama, 2007 Computer Poems, Richard W. Bailey (ed.), Drummond Island, Michigan, 1973
En 1950, Alan Turing lance les prémisses de l’intelligence artificielle. Cette voie intéresse particulièrement Christopher Strachey qui soumet à Alan Turing en juillet 1951 l’idée d’un générateur de lettres d’amour. Christopher Strachey rejoint en juin 1952 l’équipe des développeurs du tout premier ordinateur commercial : le Ferranti Mark I. Il programme alors son générateur sur cet ordinateur. Il s’agissait d’un programme de 1000 lignes, le plus long jamais écrit sur cet ordinateur. Ce programme écrivit des lettres d’amour d’août 1953 à juillet 1954. Strachey stipule que son programme est capable de générer une lettre d’amour par minute sans se répéter pendant plusieurs heures.
Turing et Strachey étaient tous deux homosexuels et ce générateur ambigu est un acte de résistance aux discriminations exercées par la société de l’époque contre les homosexuels. Il est considéré par Strachey et Turing comme une des premières réussites de l’intelligence artificielle et non comme une œuvre littéraire. Son algorithme, simple, constitue pourtant le modèle de tous les générateurs de textes combinatoires qui suivront. Notons que considérer la génération de texte comme une manifestation de l’intelligence artificielle, suppose implicitement de considérer que l’auteur du texte est la machine. Ce sera la principale question de la première période de la littérature numérique. David Link a recréé une simulation du Ferranti Mark I. dans laquelle il a reprogrammé le générateur en 2009 pour une installation au ZKM.
Le 20e siècle a connu de nombreux mouvements d’avant-garde et les poètes y ont souvent joué un rôle majeur. Le lettrisme est le premier mouvement d’avant-garde d’après-guerre. Il est créé en 1945 à Paris par Isidore Isou (de son vrai nom Jean-Isidore Isou Goldstein) et s’internationalise rapidement.
La particularité essentielle de ce mouvement est de proposer un système de reconstruction d’une poétique, dynamique qui tranche avec les mouvements de la première moitié du 20e siècle et qui sera reprise ensuite par tous les mouvements d’avant-garde de la seconde moitié du siècle. Isou constate que les mouvements précédents ont détruit le vers puis le mot. Il imagine alors reconstruire une poétique entièrement fondée sur un seul élément : la lettre. Il inventera une grammaire, une stylistique et une rhétorique spécifique fondées sur un alphabet qui s’enrichit de nombreux signes (jusqu’à 171). Le mouvement lettriste aura un impact profond sur de nombreux créateurs car, comme le font très souvent les mouvements d’avant-garde, il déborde sur d’autres arts, notamment la musique et le cinéma.
Des références :
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, Poèmes graves, Henri Maire, N.R.F, 1947 La poésie lettriste, Jean-Paul Curtay, Paris, 1974. A la Bpi, niveau 3, 840-1 « 19 » CUR Lelettrisme.com : le site officiel du lettrisme Une quinzaine de lectures de poèmes d’Isodore Isou sur Ubuweb : Sound (entre autres ressources d’avant-garde)
1985 est une année tout à fait emblématique de la seconde période de la littérature numérique. Les trois piliers de la littérature numérique moderne : la génération, l’animation programmée et l’hypertexte de fiction s’y côtoient. Répondant à des conceptions différentes du texte, de l’auteur et du rôle du lecteur, ces approches sont alors considérées comme des genres différents. C’est en France et non aux États-unis que va démarrer cette seconde période.
L’exposition Les immatériaux et Jean-Pierre Balpe
Plusieurs événements emblématiques ont lieu en 1985, le plus remarqué étant l’exposition Les immatériaux organisée par le philosophe Jean-François Lyotard au Centre Pompidou et qui constitue un véritable manifeste de la postmodernité. Première exposition d’art numérique en Europe, la génération de texte y tient une bonne place, sous la responsabilité de Jean-Pierre Balpe qui révèle ainsi au grand public, à travers son œuvre Roman, la génération automatique de texte.
Jean-Pierre Balpe avait commencé, au sein de l’ALAMO, à « creuser » la génération de texte, la rendant plus abstraite que la génération combinatoire, plus proche des recherches scientifiques sur le traitement automatique des langues. Ce faisant, tout en demeurant dans la conception algorithmique qui est au fondement des approches combinatoires, il réactualise avec acuité les questions posées par cette littérature et en décuple les possibilités expressives à un niveau que les méthodes combinatoires précédentes sont incapables de produire. Il mettra 25 ans pour stabiliser sa méthode générative. Celle-ci lui permet de gérer la syntaxe, la sémantique, la stylistique. Il est capable de générer des romans de taille quasi infinie et demeure le seul auteur capable d’atteindre un tel degré de sophistication dans la génération de texte.
Le festival Polyphonix 9 et Tibor Papp
En 1985, lors du festival Polyphonix 9, Tibor Papp projette sur 10 écrans son premier poème animé Les Très Riches Heures de l’Ordinateur. Cette œuvre est considérée comme la toute première œuvre de la poésie animée car c’est la toute première à avoir été créée par voie numérique et à devoir être exécutée en temps réel à la lecture. Poète sonore, Tibor Papp s’oppose à la conception algorithmique combinatoire et utilise la temporalité de l’animation pour donner une expressivité au texte tout comme pourrait le faire une déclamation du poème.
L’hypertexte de fiction et Michael Joyce
L’hypertexte de fiction débute également cette année là aux États-unis. Michael Joyce y commence la programmation de son premier hypertexte de fiction, Afternoon a Story, grâce au logiciel Storyspace que Mark Bernstein invente pour cette production. La première version de cette fiction ne sera achevée et publiée qu’en 1987.
Le plan « informatique pour tous »
Le plan « informatique pour tous » lancé par le gouvernement français en 1985 permettra de sensibiliser au numérique les enseignants et les organismes culturels, ce qui facilitera la promotion ultérieure de la littérature numérique en France.
Génération, animation et hypertexte ont été progressivement utilisés de concert dans la seconde moitié des années 90 pour donner des œuvres plus complexes, de sorte qu’ils ne sont plus aujourd’hui considérés comme des genres mais comme des dimensions des œuvres littéraires numériques. Ce mixage technique n’a pourtant pas gommé les différences de conception qui les avait fait advenir, mais elles ne s’expriment plus aujourd’hui par un choix de procédés exclusifs.
Des références :
Les immatériaux, exposition du Centre Pompidou Les immatériaux : catalogue en deux tomes album, inventaire pour le premier, épreuves d’écriture pour le second. Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1985 Polyphonix sur le site du Centre Pompidou Polyphonix, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 2002. A la Bpi, niveau 2, 165 IMM L’imagination informatique de la littérature, Jean-Pierre Balpe & Bernard Magne (éds), Saint-Denis, 1991. A la Bpi, niveau 3, 81.093 IMA Initiation à la génération de textes en langue naturelle, Jean-Pierre Balpe, Paris, 1986 Le site de Jean-Pierre Balpe
France Telecom retardera l’essor de l’Internet en misant sur la télématique. Le minitel, créé en 1983, sera largement diffusé dans les foyers français. Il était gratuit, seules les communications étaient payantes. Il donnait accès à de nombreux services et eut une place prépondérante jusqu’au début des années 2000 : on comptait encore 25 millions d’utilisateurs en 2000.
Le minitel jouera un rôle précurseur dans la mise en place de la seconde période de la littérature numérique en France et au Brésil, pays où il est installé. Au Brésil, Eduardo Kac y produira ses premières uvres numériques et en France, Orlan et Frédéric Develay créeront en 1985 la revue télématique art access qui ne vécu que jusqu’en 1986 mais qui a permis la rencontre des poètes qui allaient créer le groupe L.A.I.R.E en 1988. Ont notamment participé à cette revue Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz et Tibor Papp.
L’OULIPO (ouvroir de littérature potentielle) est créé à Paris le 24 novembre 1960 par le poète Raymond Queneau et le mathématicien François le Lyonnais au sein du collège de ‘Pataphysique (« société de recherches savantes et inutiles » fondée en 1948 sur une idée d’Alfred Jarry). L’ouvroir s’attache à l’étude des structures et règles formelles qui ont été ou qui pourraient être utilisées par des auteurs pour fabriquer des textes, notamment celles fondées sur les mathématiques, dont les formes combinatoires et permutationnelles. De nombreux écrivains et poètes français, et non des moindres, rejoignent le groupe, comme Georges Pérec et Jacques Roubaud. Le groupe fait des émules aux États-unis et dans plusieurs pays européens. Bien que ne se revendiquant pas comme mouvement littéraire, il devient bien vite la référence des littératures à contrainte, et donc une référence majeure de la littérature numérique. L’OULIPO ne s’intéressera pourtant que de façon marginale à la programmation informatique, utilisant parfois le langage informatique comme élément de contrainte et non comme langage de programmation. Ainsi, en 1968, Noël Arnaud publie, « dans un délire algolique » (Laprand 2004, 127), ses poèmes algol en déstructurant le vocabulaire algol que François Le Lionnais avait proposé comme contrainte. L’OULIPO est toujours actif, plus de cinquante ans après sa création et détient sans doute, de ce fait, le record de longévité des groupes littéraires. Il répond à un projet qui travaille la poésie de longue date et que Valéry avait particulièrement bien énoncé en ces termes : « Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui peut s’y présenter à l’esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel, celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable. » (Paul Valéry, « Fragments des mémoires d’un poème », dans Œuvres, tome I, Paris,Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1467)
Des références :
Anthologie de l’OuLiPo, Marcel Bénabou & Paul Fournel (coord.), Paris, 2009. A la Bpi, niveau 3, 840 « 19 » OULI 3 Poétique de l’Oulipo, Marc Laprand, Amsterdam, 2004 « Algol », Noël Arnaud, Temps mêlés n° 93-95, 1968 Action poétique n° 85, 1981Le site officiel de l’Oulipo Le site Fatrazie
La poésie concrète abolit les frontières entre les genres artistiques. Elle introduit explicitement des dimensions non linguistiques en poésie et une fusion de ces dimensions qui va bien au-delà des premières expérimentations du coup de dé de Mallarmé et des calligrammes d’Apollinaire. Œuvre plastique tout autant que linguistique, le poème concret est défini par Augusto de Campos comme « verbivocovisuel ».
La poésie concrète naît indépendamment au Brésil et en Suisse allemande. En Suisse, Eugen Gomringer publie en 1953 dans la revue Augenblick sa série de poèmes Konstellationnen, inventant une figure de rhétorique qui sera spécifique à la poésie concrète. À Saõ Paulo, Augusto de Campos compose la même année ses Poetamenos qui seront publiés en 1958 dans la revue Noigandres qu’il anime avec son frère Haroldo et Décio Pignatari. La poésie concrète est officialisée et définie dans deux manifestes fondamentaux : « von vers zur konstellationnen » (du vers à la constellation) de Gomringer publié dans la revue Augenblick en 1955 et surtout le « Plano-Piloto para Poesia Concreta » (plan pilote pour la poésie concrète) publié en 1958 dans Noigandres. Augusto de Campos établira de nombreux contacts internationaux et le mouvement concret prendra une ampleur comme aucun autre avant lui. Il deviendra même la poésie « officielle » au brésil.
La poésie concrète abolit les frontières entre les genres artistiques. Oeuvre plastique tout autant que linguistique, le poème concret est défini par Augusto de Campos comme « verbivocovisuel ». Elle introduit explicitement des dimensions non linguistiques en poésie et une fusion de ces dimensions qui va bien au-delà des premières expérimentations du coup de dé de Mallarmé et des calligrammes d’Apollinaire. Elle ouvre ainsi la voie à tout un ensemble de productions et de mouvements qualifiés globalement de « poésies expérimentales » dont font partie, en littérature numérique, les poésies animées et multimédia. Ces mouvements iront jusqu’à abolir la frontière entre l’art et la vie, conduisant au concept d’intermédia que Dick Higgins définit en 1965 par cette phrase célèbre » Je ne peux pas, par exemple, appeler œuvre ce qui a été consciemment placé dans l’intermédia entre la peinture et les chaussures. » Philadelpho Menezes donnera en 1998 une définition plus sémiotique au terme intermedia, l’opposant à multimédia : pour lui une oeuvre multimedia juxtapose les médias (textes, sons, images), alors qu’une œuvre intermédia établit une circulation entre systèmes sémiotiques.
Il est à noter qu’un mouvement concurrent de la poésie concrète, le Process poem, est initialisé à Rio de Janeiro par Wlademir Dias-Pino en 1954 par le poème A-Ave, souvent considéré comme le tout premier livre d’artiste. Il ne deviendra un mouvement distinct de la poésie concrète qu’à partir de 1967. Dias-Pino inclut la lecture comme composante intrinsèque du poème, ce qui rapproche son mouvement davantage encore que la poésie concrète des formes de poésie numérique qui se développeront à partir des années 1980.
Des références :
Les manifestes de la poésie concrète :
Vom vers zur konstellation, Eugen Gomringer > In: Augenblick, Jahrgang 1, Heft 2, 1955. > In: « Aspekte der Avantgarde » von Anja Ohmer (Hrsg.): Augenblick, Band 1, Weidler-Verlag Berlin 2005
« Plano-Piloto para Poesia Concreta », Augusto de Campos, Décio Pignatari e Haroldo de Campos,Noigandres n° 4, 1958. Disponible en ligne (espagnol ou anglais) Poésies expérimentales Zone numérique (1953 – 2007), Jacques Donguy, Dijon, 2007. A la Bpi, niveau 3, 81-1 « 19 » DON Poésure et Peintrie : d’un art l’autre, Bernard Blistène & Véronique Legrand (éds), Marseille, 1998. A la Bpi, niveau 3, 704-8 POE Media Poetry, an International Anthology,Eduardo Kac (ed.), Bistol (UK), Chicago (USA), 2007
La poésie sonore est née d’une scission du mouvement lettriste. Gérard Dufrêne reproche à Isidore Isou de vouloir promouvoir une nouvelle oralité tout en continuant, de fait, à produire des poèmes imprimés. Il est le premier à utiliser en 1953 un appareil récemment apparu dans le commerce : le magnétophone et à enregistrer directement le travail sur la voix sans passer par l’écrit. Cela donnera la série des crirythmes.
Deux autres poètes français, Bernard Heidsieck (poème-partition N, 1955) et Henry Chopin (audio-poèmes, 1957) le rallieront. Ils créeront ensemble la poésie sonore. Ce mouvement aura un impact profond en introduisant, plus qu’un retour à l’oralité dans le sillage de la Ursonate composée en 1921 par le poète dadaïste Kurt Schwitters, un véritable rapport au corps qui culminera dans les performances de la poésie action dans les années 1970. La poésie sonore est également le premier mouvement poétique technologique. Il initie un mouvement d’appropriation de la technologie par la poésie (poésie vidéo, poésie holographique, poésie télématique, biopoétique…) qui s’amplifiera dans les années 1980 et qui ne manquera pas, naturellement, de rencontrer la poésie numérique. Les techniques de la poésie sonore sont souvent utilisées en poésie numérique dans le traitement du sonore, bien plus que la musique.
Des références :
Poésie action, Jean-Pierre Bobillot, Bernard Heidsieck, Paris, 1996. A la Bpi, niveau 3, 840 « 19 » HEID 5 BO
Media Poetry: an International Anthology, Eduardo Kac (ed.), Bristol (UK)&Chicago, 2007 Sur Ubu.com :
Des poésies sonores sur le site Akenaton Une étude sur le site Leornardo/Olats : En quoi les avant-gardes poétiques du XX° siècle anticipent-elles la littérature numérique ?
En 1959, un élève de Max Bense, Théo Lutz, publie dans la revue Augenblick le programme d’un générateur combinatoire de textes ainsi qu’une sélection de textes générés sous le titre Stochastische Texte. Bien que l’algorithme de cette œuvre soit voisin de celui utilisé par Christopher Strachey et que l’article de Lutz soit purement technique, cette publication est pourtant souvent considérée comme l’acte de naissance de la poésie numérique et, par là même, de la littérature numérique. Elle obéit en effet à une motivation tout autre que celle de Strachey : il ne s’agit pas ici d’illustrer l’intelligence artificielle mais la conception de Max Bense selon laquelle une œuvre se définit par l’association de son original et de l’ensemble de ses variantes. Par ailleurs, le vocabulaire utilisé est extrait du Château de Kafka et Augenblick est la revue de Max Bense, une des plus importantes revues d’avant-garde de l’époque.
En 1960, Ian Sommerfeld, un informaticien, programme aux Etats-unis pour Brion Gysin une des plus célèbres œuvres de poésie sonore combinatoire : I am that I am.
Des références :
« Stochastische Texte », Theo Lutz, Augenblick 4, H. 1, S. 3-9, 1959 Disponible en ligne en allemand ou en anglais
Le groupe Transitoire Observable (2003 – 2007), créé en France par Philippe Bootz, Tibor Papp et Alexandre Gherban sous l’impulsion de ce dernier, est le dernier groupe militant à s’être constitué en littérature numérique. Il s’internationalise suite à sa présentation en 2003 lors du festival e-poetry à Morgantown. Plusieurs auteurs reconnus le rejoignent comme Jean-Pierre Balpe, Patrick Burgaud, Loss Glazier ou Wilton Azevedo. Promouvant une conception programmée de la littérature numérique, il s’intéresse à la recherche des formes spécifiques d’écriture que permet la présence du programme. Il sera essentiellement un lieu de réflexion sur cette écriture.
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