Travailleur acharné, méticuleux et instinctif, Chris Ware ne cesse de jouer avec les limites du support papier, tout en vouant une passion à l’objet imprimé. C’est ce que nous explique Julien June Misserey, directeur artistique de l’association ChiFouMi et co-commissaire de l’exposition « Building Chris Ware » au Festival de la bande dessinée d’Angoulême en 2022, alors que la Bpi propose à son tour une exposition consacrée à l’auteur américain à partir de juin 2022.
Quand Chris Ware commence-t-il à jouer avec les formats de la bande dessinée ?
À ses débuts, Chris Ware a l’opportunité de publier dans de grands tabloïds américains, mais cela l’enferme vite. Il se met à jouer avec les limites qu’il rencontre. Là où, d’habitude, l’auteur s’adapte au format qu’on lui propose, Chris Ware se demande par exemple combien de cases il peut mettre sur soixante centimètres de haut pour que ce soit toujours lisible, comment il peut dérouler ses fils narratifs, en superposer plusieurs, les juxtaposer pour que le lecteur se rende compte qu’il s’agit d’un labyrinthe, une composition ludique, un récit choral.
Il se fait remarquer par des gens qui comptent pour lui, notamment Art Spiegelman. Il est aussi invité à contribuer à des revues semi-professionnelles, mais n’y collabore que ponctuellement, car trop cadré, trop contraint éditorialement, sans parler de son insatisfaction quant aux maquettes, aux impressions… Aujourd’hui, il ne veut plus entendre parler de certaines de ces publications. Il se met alors à éditer l’œuvre qui traverse sa carrière, le périodique Acme Novelty Library. Lorsqu’il crée le premier numéro en 1993, il utilise un format qui sert ses envies narratives, puis il modifie ce format dès le deuxième numéro. Lorsqu’on tourne les pages, on peut avoir des histoires sur une dizaine de bandes, des pages avec deux ou trois cases autour d’une composition centrale…
Comment ces expérimentations se développent-elles dans ses ouvrages ?
Chris Ware utilise le signe graphique au sens large, ce qui inclut le dessin en lui-même, mais aussi la symbolisation du mouvement, l’onomatopée, le mot, le bloc de texte, la représentation des espaces, des cadres de cases… Il pioche dans cette boîte à outils pour raconter ses histoires. Il ne fait pas de différence entre le dessin d’un personnage et un lettrage. Dans ses derniers travaux, on voit d’ailleurs à quel point il épure la hiérarchie de ce qui peut être intelligible, aisément lisible.
Certaines pages convoquaient l’esprit de la parodie, dans l’esprit de Mad Magazine, qui a marqué sa génération de lecteurs : des fausses publicités, des formulaires absurdes à remplir, des choses assez cyniques qui illustrent le fait que Chris Ware est assez renfermé sur lui-même.
Pour la couverture de ses ouvrages, il lui est arrivé d’utiliser un carton très épais, qui fait plus de deux millimètres d’épaisseur, ce qui lui a permis de placer sur cette épaisseur, sur cette tranche, de minuscules strips avec des cases d’un millimètre de hauteur (mais lisibles !). Sur la couverture, la jaquette de la couverture, en recto et en verso, même dans le code-barres, se cachent de petits élans narratifs qui éclatent là où les dimensions et le support en laissent la possibilité. Ce que certains feraient une ou deux fois de manière expérimentale, lui l’a intégré dans son processus de création.
Comment cette exigence graphique se maintient-elle dans les traductions de ses ouvrages ?
Dans ses ouvrages, au sein d’une page finale encrée, il y a le dessin et le texte. Le texte convoque une telle exigence de composition typographique tracée à la main que, lorsque la traduction se pose, sa seule parade est de proposer aux maisons d’édition étrangères de lui envoyer les textes traduits et de recomposer tout lui-même à la main. C’est évidemment épuisant, car ses livres comptent chacun plusieurs centaines de pages. Pour Jimmy Corrigan, sa première bande dessinée traduite dans une douzaine de langues au tournant des années deux mille, il a fait ce travail sur les 380 pages du livre pour l’essentiel des traductions.
Comment suit-il la fabrication de ses livres ?
Chris Ware est probablement le seul cartoonist américain à avoir pris un avion pour aller en Chine, devant les rotatives qui imprimaient son livre, pour voir si les paramètres colorimétriques qu’il avait transmis aux techniciens étaient respectés. La plupart du temps, les auteurs qui ont une certaine envergure attendent de voir le livre, et font éventuellement des remarques pour les tirages suivants.
Comment lit-on une bande dessinée de Chris Ware ?
Chris Ware a étudié la bande dessinée, et il côtoie des auteurs qui sont dans la même exigence d’analyse, comme Art Spiegelman ou Richard McGuire. Il a compris que, lorsqu’un lecteur ou une lectrice ouvre une bande dessinée, l’œil ne se pose jamais au même endroit selon la personne. Plutôt que de trouver un moyen pour que nos regards se portent systématiquement au même endroit, lui joue avec cette ouverture. Au lieu d’envisager la planche comme une suite narrative classique, avec des cases qu’en Occident on lit de gauche à droite, il imagine plusieurs histoires simultanées dans une même page. On est vite envahi sous une infinité de fils narratifs possibles, et on se demande comment il va s’en sortir. Il nous tend plusieurs perches, et on s’en empare chacun d’une manière différente. Évidemment, cela suppose une forme d’exigence dans la lecture.
Quel rôle la mise en couleur joue-t-elle dans la lecture ?
Chris Ware propose parfois des séquences de plusieurs cases se suivant sans décor particulier. Il y a parfois seulement un visage de personnage, son crâne, son dos ou sa main, et il utilise principalement la couleur pour stimuler l’ambiance, l’humeur et la dynamique de ce qu’il raconte. Ce ne sont pas des procédés exclusifs, on peut retrouver cela ailleurs, dans le manga par exemple, avec des tonalités de gris différentes. Pour raconter une action, il déploie sur deux ou trois cases un personnage sur un fond d’une couleur donnée, qu’on retrouvera un peu plus loin dans la page ou dans les pages suivantes, ce qui nous donnera une idée de la temporalité qu’il utilise. En utilisant le même personnage, ou un autre, sur un fond d’une couleur différente, on peut supposer que c’est une action qui se passe avant ou après. Mais on ne s’en rendra pas compte tant qu’on n’aura pas avancé dans le récit. On se demande donc en permanence si on a envie d’aller quelques pages en avant ou en arrière pour se souvenir de là où on en est.
Le fond change également pour accompagner les émotions des personnages. Cela brouille les pistes de lecture et donne l’impression d’un vertige graphique assez intense. Mais curieusement, il ne faut pas faire beaucoup d’efforts pour comprendre et suivre. Chris Ware fait confiance au lecteur sur ce point.
Comment Chris Ware prépare-t-il ses compositions ?
Quand Chris Ware commence son découpage et sa mise en page, il a préparé des bibles de personnages et de la documentation plastique. Mais s’il sait ce qu’il veut raconter, le déroulé de l’histoire reste très instinctif. Une page lui prend environ une semaine et il s’interdit de figer le récit dans un nombre de cases précis. Si, au fur et à mesure de sa composition et de ses crayonnés, le récit se déploie, il n’hésite pas à déborder d’une page sur l’autre. La plupart du temps, l’éditeur et l’imprimeur préparent la production d’un livre de manière à ce que la pagination corresponde à des cahiers, qui comptent chacun quatre pages. Chris Ware semble passer outre cela. Il peut ajouter a posteriori des intercalaires avec des fausses publicités, des mappemondes ou des cartes mentales pour retomber sur la pagination idéale qu’il imagine, mais il n’a pas de plan prédéfini et ne travaille pas d’après un storyboard précis.
Par exemple, dans Rusty Brown, le personnage de Jordan Lint devait avoir une petite histoire intercalée. Pour expliquer pourquoi c’est un sale type qui maltraite les autres à l’école, ce petit flashback est devenu de plus en plus ample. Finalement, cela est devenu l’avant-dernier chapitre, un épisode de soixante pages. Tout ça est le résultat d’un travail à l’instinct, alors que tout a pourtant l’air méticuleusement calculé.
Travaille-t-il toujours sur papier ?
Absolument. Il travaille au dessin, à l’encre, au pinceau. L’outil informatique intervient uniquement pour la colorisation. Au début, il colorait ses planches à la main puis, quand la publication assistée par ordinateur (PAO) s’est développée au début des années quatre-vingt-dix, il a d’abord délégué car il ne maîtrisait pas l’outil. Pour les premiers numéros de l’Acme Novelty Library, il donnait des notions de couleurs aux graphistes de la maison d’édition puis corrigeait jusqu’à avoir ce qu’il voulait. Ensuite, il s’est familiarisé avec la PAO pour avoir la pleine maîtrise. Mais c’est la seule intervention numérique, alors qu’on pourrait penser que ses tracés parfaits sont le résultat d’un logiciel vectoriel. Il répète même à la main certains dessins lorsque les personnages ou les titrailles sont identiques, là où d’autres font des photocopies. Il y a chez lui quelque chose d’un peu fou et de fascinant.
Quel est son rapport à la sculpture ?
Chris Ware est allé en école d’art pour approfondir sa technique du dessin. Or, l’équipe pédagogique faisait du dessin et de la bande dessinée les parents pauvres de l’art. Chris Ware a sympathisé avec un ou deux étudiants qui suivaient des cours de sculpture sur bois. Il s’y est intéressé, il a commencé à travailler le bois, à fabriquer des mécanismes. Il s’est entiché de la sculpture parce que c’est une production en trois dimensions sur laquelle il a la maîtrise totale. Il ne se contente pas de fabriquer de petites choses : il faut que ça fonctionne, qu’il y ait des tiroirs, des ressorts…
Là encore, c’est son imagination qui s’exprime. Pour raconter des choses, il fabrique des objets qui vont dévoiler des secrets. Il faut ouvrir un tiroir ; dans le tiroir, il y a une boîte, ou un petit mécanisme à actionner, etc. Il stimule la personne qui se trouve en face de ses constructions, de la même manière qu’il le fait lorsqu’il raconte ses histoires.
On aurait pu penser qu’il arrêterait la sculpture en se mettant à la bande dessinée, puisqu’il y a la même notion de jeu de construction dans ses livres. Mais cet attachement qu’il a pour la matière bois et la sculpture n’a jamais cessé. L’exposition montre de petites statuettes de membres de sa famille, réalisées à l’occasion de l’anniversaire de sa fille, ou de la Saint-Valentin. Ce sont des figurines en bois qui figent le temps. Il en a aussi fabriquées pour des personnages de ses séries.
On connaît aussi son amour pour l’architecture. Lorsqu’il travaille sur des bandes dessinées qui convoquent l’architecture, il fabrique des maquettes, en papier, en bois, alors qu’il pourrait se contenter de faire un plan sur papier sous plusieurs angles, ou utiliser des logiciels 3D. Comme ça lui plaît de faire ça, il se dit qu’il aimerait bien que le lecteur puisse lui aussi avoir une représentation plus précise de l’univers dans lequel les personnages évoluent. Il intègre donc dans ses livres des découpages, qui apparaissent dès les premiers Acme, jusqu’à ses derniers livres, en passant par Building Stories (2012), qui est son livre le plus démonstratif en termes de narrativité et d’exploration des supports. Il est bloqué dans un territoire en deux dimensions quand il travaille pour la bande dessinée mais il trouve le moyen de s’en échapper, de donner des pistes pour montrer son univers.
L’article, très illustré, revient sur l’exposition « Building Chris Ware » présentée au Festival de la bande dessinée d’Angoulême en mars 2022, qui retrace le travail de Chris Ware dans les grandes lignes, mélangeant planches et objets.
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