Interview

Appartient au dossier : Effractions 2021

« Mon personnage principal, c’est la rue »
Entretien avec Camille Ammoun

Littérature et BD - Politique et société

Du rond-point de Daoura à l'est jusqu'à la place de l'Étoile à l'ouest, le narrateur d'Octobre Liban traverse Beyrouth en une seule rue. / Bpi, 2021

À l’automne 2020, l’écrivain libanais Camille Ammoun publie Octobre Liban, sur la révolte qui a ébranlé le pays à partir d’octobre 2019. Dans ce court texte, une rue de Beyrouth décrite avec sensualité et poésie raconte à elle seule l’histoire récente d’un pays marqué par la guerre civile et ravagé par une corruption systémique, mais aussi porté par une insurrection populaire inédite.
Alors qu’Octobre Liban est en lice pour le prix Effractions 2021, Camille Ammoun revient sur l’écriture de ce texte singulier.

Quand avez-vous commencé à rédiger Octobre Liban ?

J’ai commencé ce récit au début de la révolution, en octobre 2019. Je voulais que ce petit livre soit écrit à chaud, qu’il parle de la colère et de la spontanéité du mouvement de révolte. Je voulais mettre en dialogue le côté « direct », presque comme un reportage, et la relation entre littérature et ville déjà abordée dans mon premier roman, Ougarit (2019).

Je l’ai rendu à mon éditeur quelques jours avant l’explosion du 4 août sur le port de Beyrouth. À la suite de cela, nous avons décidé d’ajouter une postface. Je n’étais pas encore prêt à écrire, j’étais sous le choc. Mais j’ai réalisé que si le narrateur de mon récit observe, écoute et participe, il n’est pas au centre de l’histoire. Le personnage principal, c’est la rue qu’il arpente. Or, à la fin du récit, la rue meurt. Elle meurt des suites de l’explosion apocalyptique du 4 août, elle-même l’aboutissement de la corruption, de l’incurie et de l’incompétence de la classe politique libanaise. Cette mort conclut le récit.

Pourquoi passer par la description d’une rue pour parler de la révolte ?

Depuis la fin de la guerre civile dans les années quatre-vingt-dix, j’ai vu cette rue reprendre vie – ses artisans, ses petits commerces – puis devenir le cœur battant de la nuit beyrouthine, des artistes… Quand j’ai commencé à y descendre, à partir du 17 octobre, pour arriver au centre-ville qui était le cœur des manifestations, c’était comme si une lecture nouvelle s’imposait à moi. J’y ai découvert, à travers une série d’étapes, comment la classe politique a inscrit dans la ville le système de corruption qui a conduit le Liban à sa perte. 

De plus, cette rue traverse des quartiers qui ont vécu des histoires différentes et font référence à plusieurs moments de l’Histoire du Liban. À l’est, dans la partie la plus populaire, des immigrés viennent d’Éthiopie, du Sri Lanka. Ce sont surtout des femmes, travailleuses domestiques. Puis, le quartier arménien est rempli d’artisans, émigrés au début du vingtième siècle à la suite du génocide. Après le fleuve, des quartiers subissent la gentrification mais maintiennent une grande mixité sociale. La dernière section est dans le centre-ville, où se trouvent les lieux du pouvoir : c’est la partie qui a été reconstruite par une société foncière privée après la guerre de 1975-90. Là, toutes les stratifications historiques, sociales, architecturales ont été effacées. Aujourd’hui, cette partie de la ville est un désert urbain.

Vous parlez d’ailleurs de « non-lieux », et du fait que la population crée des lieux en se réappropriant la ville.

Le « non-lieu » est un concept développé par l’anthropologue Marc Augé. C’est un espace interchangeable au sein duquel l’être humain reste anonyme : parking, autoroute, etc. À Beyrouth, la société foncière qui a reconstruit le centre-ville en a fait un non-lieu, d’autant plus qu’il s’agit d’un centre « périphérique » : on peut vaquer à toutes sortes d’occupations dans Beyrouth sans avoir à y passer.

Quand les gens sont arrivés en masse pour manifester dans ce centre-ville, ils se le sont réapproprié. Il y avait des familles, des vendeurs de café, de maïs… Certaines organisations ont installé des tentes sous lesquelles des débats étaient organisés. Une magnifique démonstration de démocratie… Ces lieux étaient vibrants comme ils ne l’avaient sans doute jamais été depuis 1975, quand les bombardements et les conflits ont chassé les habitants historiques du centre-ville.

Vous évoquez les « gens » plutôt que le peuple. Pourquoi ?

Le peuple est une entité construite, politique et monolithique, alors qu’octobre 2019 était extrêmement diversifié. Des gens qui ne sont pas d’accord entre eux manifestaient pour les mêmes choses : la démocratie, la lutte contre la corruption, plus de participation politique, une justice indépendante…

Dans le livre, je parle de tags que j’ai aperçus sur la mosquée ou la cathédrale (j’ai décidé de ne pas me souvenir si c’était sur l’une ou sur l’autre). Sur un mur se trouvait un tag, recouvert de peinture blanche par des gens qui manifestaient mais ne voulaient pas qu’on tague des murs qu’ils considèrent comme sacrés. Au pochoir, par-dessus la peinture, quelqu’un a inscrit : « Ce mur est un mur comme les autres ». Puis quelqu’un d’autre a rajouté, au spray, « ne » et « pas » : « Ce mur n’est pas un mur comme les autres ». Les gens n’étaient pas d’accord mais ils étaient ensemble pour manifester contre quelque chose de plus grand. C’était la première fois que cela arrivait au Liban.

Simultanément, la notion d’effondrement revient fréquemment…

L’effondrement, c’est celui du système consociationnel. C’est un système politique dans lequel l’État et la société sont divisés entre communautés. Ce modèle démocratique est imparfait mais il fonctionne dans d’autres pays. Au Liban, ce système issu de notre histoire arrive à ses limites. C’est aussi le cas de l’économie. Les gens ont perdu leur épargne, les salaires ne valent plus rien, les importations se sont effondrées et nous allons probablement bientôt manquer de biens de première nécessité… Le système s’effondre mais rien n’émerge encore de nouveau. 

Cependant, la révolte a fait apparaître des groupes qui se sont constitués en opposition extra-parlementaire. Ces organisations, qui vont de la gauche à la droite en passant par un centre lui-même divisé, doivent s’unifier autour d’un programme commun pour espérer rentrer au parlement et y ramener la démocratie. Si cette opposition réussit à avoir une représentation significative lors des élections législatives de 2022, alors on pourra dire que la révolution libanaise aura accompli quelque chose de significatif. 

Publié le 15/02/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Octobre Liban

Camille Ammoun
Inculte, 2020

À l’automne 2019, en pleine révolution libanaise, le narrateur d’Octobre Liban arpente à Beyrouth une rue longue de plus de quatre kilomètres. Du rond-point de Daoura jusqu’à la place de l’Étoile, où siège le parlement, la ville sert de matière pour raconter l’histoire politique récente d’un Liban brisé par la guerre civile, divisé et corrompu, mais porté par une révolte inédite. Le texte court de Camille Ammoun apparaît d’abord comme un manifeste en faveur de la révolution. L’écriture sensuelle rend la topographie organique, pour mieux défendre la réappropriation de la ville par ses habitants, et de la nation par un corps social qui se constituerait enfin.

« Puis tout s’est arrêté », indique le dernier chapitre. La pandémie et le confinement étouffent dès le printemps 2020 le mouvement populaire, avant que l’explosion du 4 août sur le port de Beyrouth ne mette la ville, littéralement, à terre. Le souffle poétique d’Octobre Liban concourt à maintenir vivante la mémoire d’une époque révolue et d’une organisation urbaine en partie disparue.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ AMMO 4 OC

Quel avenir pour le Liban, au bord de l’effondrement ? | Grands reportages, France Culture, 2020

Après l’explosion qui a ravagé le port de Beyrouth, la reconstruction avance doucement. L’État brille par son absence et toujours aucun gouvernement n’est formé. Dans un Liban qui s’enfonce inexorablement dans la crise économique, politique et sociale, un sursaut est-il encore possible ?

Beyrouth, histoire d'une ville | Le Cours de l'histoire, France Culture, 2020

De la Phénicie antique à l’explosion du 4 août 2020 en passant par le mandat français et la guerre civile, Le Cours de l’histoire revient en quatre épisodes sur l’histoire de la ville de Beyrouth.

Détail de l'affiche Effractions 2021
© Atelier 25

Festival Effractions 2021

En 2021, le festival littéraire Effractions se déroule en ligne, du 25 février au 1er mars. Florence Aubenas, Leila Slimani, Laurent Mauvignier, Ivan Jablonka, Sylvain Prudhomme, ou encore Fatima Daas figurent parmi les auteurs invités à partager leur vision de l’écriture et des liens qu’elle entretient avec le réel.

Les cinq finalistes en lice pour le prix Effractions 2021 sont Camille Ammoun pour Octobre Liban, Gauz pour Black Manoo, Thomas Flahaut pour Les Nuits d’été, Celia Levi pour La Tannerie et Lucie Taïeb pour Freshkills.

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