Interview

Appartient au dossier : Contre-chant : luttes collectives, films féministes

Nicole Fernández Ferrer, une engagée au service du matrimoine audiovisuel

Cinéma

Marche des femmes à Hendaye, 5 octobre 1975 © Nicole Fernández Ferrer - Centre audiovisuel Simone de Beauvoir

Nicole Fernández Ferrer, coprésidente avec Annie Kensey-Boudadi du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, œuvre pour la sauvegarde des archives documentaires de l’histoire des femmes et des luttes féministes. Dans cet entretien qu’elle a accordé à Balises, elle évoque son travail d’archiviste, à l’occasion du Cycle « Contre-chant : luttes collectives, films féministes » qui aura lieu du 19 avril au 4 juillet 2024.

Propos recueillis par Anne Bléger (Bpi)

Qu’est-ce qui a motivé la réouverture du Centre en 2003, après 10 ans de fermeture ?

Plusieurs raisons m’ont poussée à rouvrir le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, créé en 1982 par les réalisatrices Carole Roussopoulos, Ioana Wieder et l’actrice Delphine Seyrig. Mon histoire personnelle et mon attachement à ce lieu, que j’ai vu naître, en font partie. Après avoir observé Carole Roussopoulos filmer la marche des femmes à Hendaye en 1975, contre la condamnation à mort de jeunes militants basques, je l’ai rencontrée quatre ans plus tard, dans le cadre d’un stage vidéo avec le groupe féministe dont j’étais membre. Nous sommes toutes les deux restées en contact. Embauchée en tant que documentaliste archiviste au Centre, dès sa création en juin 1982, j’ai contribué à l’indexation, la gestion et le développement du fonds déjà constitué des vidéos réalisées par les cofondatrices dans les années 1970. Au bout de deux ans, à la suite du départ de Carole, je l’ai suivie pour travailler avec elle sur différents projets. Mais le lien avec le Centre ne s’est jamais rompu, même quand il a fermé en 1993 en raison de problèmes financiers et d’organisation. J’étais attachée à ce lieu. Je trouvais dommage que son histoire s’arrête là et que tous les films sur les mouvements et les luttes féministes ne soient plus visibles. Heureusement, ils ont été sauvegardés par le Centre national de la cinématographie (CNC) à Bois d’Arcy et par Carole Roussopoulos. Dès 1998, nous avons réfléchi, avec Carole et Ioana, aux moyens de rouvrir le Centre et de récupérer ses archives. Il était important pour nous de remettre en circulation les films et de continuer à faire entrer de nouveaux documentaires dans le fonds. Il nous a fallu presque quatre ans pour concrétiser ce projet.

Quelles sont les missions du Centre aujourd’hui ? Ont-elles changé depuis les années 1982-1993 ? 

La chaîne complète d’un centre d’archives fonde nos missions : collecter, conserver, diffuser et valoriser les archives audiovisuelles des luttes féministes et de l’histoire des femmes au sens large. Ce qui inclut la numérisation et la restauration des supports, la recherche et l’enrichissement documentaire et la mise en accessibilité par le sous-titrage.

Affiches archivées au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir – Crédits Photo : Anne Bléger / Bpi

En 1982, les trois fondatrices étaient des féministes derrière la caméra, à la fois militantes et réalisatrices. Convaincues de la nécessité de filmer ce que les médias ne montraient pas, elles ont dévoilé la réalité d’une façon différente, offrant ainsi des images non biaisées par le regard médiatique masculin. Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder ont placé leur caméra au cœur des mouvements féministes et ont filmé les femmes au plus près de leurs discours politiques. Au sein de l’association Les Muses s’amusent, avec le groupe informel Les Insoumuses, puis au sein du Centre Simone de Beauvoir, les réalisatrices étaient beaucoup plus attentives que la télévision à la cause des femmes, à leurs paroles et leurs slogans sur les banderoles et pancartes.

Le Centre n’est plus comme à l’origine un espace de production de vidéos. À l’époque, des stages de réalisation étaient organisés pour permettre aux femmes d’avoir accès à la vidéo et de concevoir elles-mêmes des films. Aujourd’hui, le contexte est différent. De nombreuses personnes filment parfois avec un téléphone portable. Les outils sont beaucoup plus faciles à manipuler. Nous avons donc abandonné ce type de formation, à l’exception d’ateliers vidéo ponctuels programmés avec des scolaires.
Néanmoins, une forme de réalisation de vidéos se poursuit. Nous produisons des archives en allant filmer des manifestations féministes ou LGBTQI+, des colloques ou encore des rencontres avec des artistes contemporaines dans le cadre de séminaires ou d’expositions.

Quelles sont les nouveaux axes de travail ?

Dès la réouverture du Centre, Annie Kensey-Boudadi, Maryvonne Wattelez, Sophie Laurent, Laetitia Puertas et moi-même avons intégré des missions qui n’existaient pas dans les années 1982-1993. Des projections-débats en milieu carcéral ont été organisées, pour poursuivre un partenariat avec la Maison d’arrêt de femmes de Fleury-Mérogis, que j’avais initié en 1987 dans le cadre d’interventions auprès de détenues.

Un autre axe important de notre travail est l’éducation à l’image avec un regard féministe. C’est pourquoi nous avons mis en place des séances afin de travailler, avec les plus jeunes, mais aussi avec leurs enseignant·es, sur les stéréotypes de genre, les clichés sexués à partir de nos archives. L’objectif est de permettre aux spectateurs et spectatrices de tous âges d’adopter un regard critique en visionnant des films des années 1970-1980, et en les faisant dialoguer avec l’époque contemporaine. On peut voir toutes sortes de films, y compris ceux contenant des séquences misogynes, sexistes, lgbtphobes. L’idée n’est pas de censurer mais d’apprendre à adopter une distance critique face aux images stéréotypées, d’utiliser des outils d’analyse avec un regard féministe. Il s’agit ainsi d’accompagner les jeunes dans l’analyse des représentations, d’en débattre et de confronter les idées.

Dans cette perspective, nous avons créé la plateforme de ressources pédagogiques Genrimages, qui propose aux enseignant·es des outils pour étudier, avec leurs élèves, les représentations sexuées et les stéréotypes de genre dans le cinéma et l’audiovisuel.

Enfin, la diffusion des films lors de rencontres ou d’événements sont des moments privilégiés pour prendre conscience de la contemporanéité des stéréotypes et enrichir les débats sur l’actualité et/ou l’histoire féministe et LGBTQI+. Nous tissons des liens entre les images d’hier et celles d’aujourd’hui.

Revoir des documentaires permet-il de mieux penser le présent et de mieux s’armer pour préserver les acquis sur les droits des femmes et l’égalité ?

Réentendre les propos misogynes dans Miso et Maso vont en bateau (Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder, 1975), revoir les images d’un avortement et de manifestations pour l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) dans Y’a qu’à pas baiser (Carole Roussopoulos, 1973), ou encore entendre le militant·es du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), se replonger dans les archives audiovisuelles d’une époque permettent de prendre conscience aujourd’hui du chemin parcouru, mais aussi de la nécessité de garder une vigilance car les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, tout comme les droits humains, ne sont pas des acquis définitifs, comme nous le prouve par exemple la remise en cause du droit à l’avortement aux États-Unis, mais restent un combat de tous les jours.

Préserver et promouvoir des archives implique de se poser certaines questions essentielles. Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment les contextualise-t-on ? Qui les présente ? Comment les présente-t-on ? Quelles sont les sources ? Toutes les réponses à ces questions donnent aux films une valeur différente. Si nous projetons par exemple Y’a qu’à pas baiser, film sur l’avortement, c’est important de redonner le contexte, de parler de la méthode Karman qui consiste à aspirer le contenu utérin, pratiquée à l’époque par les membres du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC). Les historien·nes, les philosophes et les sociologues le font, mais les militant·es, les activistes ou les femmes concernées sont des personnes de premier plan pour raconter l’histoire. Leurs paroles, leurs connaissances, leur vécu militant doivent être considérés et ne pas être masqués par des discours uniquement académiques, mais les enrichir.


Le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir en chiffres (2023)

  • Un catalogue de 1 500 films archivés, dont 404 titres en distribution
  • 14 projections-rencontres à Paris
  • 178 films et 18 extraits projetés durant 113 événements dans le monde entier
  • 14 projections-rencontres à la Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis
  • 16 nouveaux films dans le catalogue de distribution
  • Plus de 4 500 jeunes scolaires de l’école au lycée, en apprentissage ou en parcours lycéen·nes au cinéma pour 178 ateliers
  • Plus de 35 vidéos ou extraits de vidéos des collections du Centre et des documents sur l’histoire du Centre présentés dans l’exposition Défricheuses. Féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière (du 28 septembre au 20 décembre 2023 à la Galerie – Cité internationale des arts)

Source : Centre audiovisuel Simone de Beauvoir – compte-rendu d’activité 2023.

Publié le 15/04/2024 - CC BY-SA 4.0

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