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Alice Neel en 6 tableaux

Figure majeure de la peinture figurative du 20ᵉ siècle, l’artiste américaine Alice Neel (1900-1984) est à la fois témoin et actrice des luttes de son temps : sympathisante communiste, elle dénonce par ses toiles les inégalités de la société nord-américaine et manifeste un engagement en faveur du mouvement des droits civiques et des revendications féministes. Balises se penche sur six portraits emblématiques de cette œuvre plurielle, alors que le Centre Pompidou lui consacre une exposition du 5 octobre 2022 au 16 janvier 2023.

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Nazis Murder Jews, 1936

Peinture représentant une manifestation : sur une rue et un cortège sombres se détachent des drapeaux rouges avec faucille et marteau, et une pancarte blanche sur laquelle il est écrit en anglais Nazis Murder Jews
Nazis Murder Jews, 1936, huile sur toile, 107,3 × 76,2 cm, Rennie Collection, Vancouver © The Estate of Alice Neel, Courtesy the Estate of Alice Neel, David Zwirner and Victoria Miro, London/Venice

Alice Neel intègre le Parti communiste américain en 1935, après un voyage à Cuba. La même année, en pleine crise mondiale, la Works Progress Administration (WPA) est créée par le président Franklin D. Roosevelt afin de réduire le chômage et de relancer l’économie. Des œuvres d’art sont alors commandées à un groupe d’artistes, dont Alice Neel. Toutefois, ses toiles s’éloignent des œuvres imaginées par d’autres peintres communistes : alors que certains pratiquent une peinture d’histoire, en phase avec les valeurs collectives du parti, Alice Neel opte pour une peinture humaniste, particulièrement révélatrice de la misère aux États-Unis.

Au même moment, la montée du nazisme commence à effrayer, au-delà des frontières allemandes. En réaction, des manifestations à l’appel du Parti communiste ont lieu dans les rues de New York. Dans ce tableau, Alice Neel montre au premier plan l’artiste Sid Gotcliffe et d’autres participants au programme de la WPA. Les drapeaux rouges et l’écriteau sur lequel est écrit « Les nazis assassinent les Juifs » se distinguent clairement sur les couleurs sombres du défilé. Un critique d’art écrit à l’époque : « Tableau intéressant mais la pancarte occupe trop de place. » Reproche auquel Alice Neel répond : « Si on avait pris garde à cette pancarte, des milliers de Juifs auraient peut-être été sauvés. »

The Spanish Family, 1943

Portrait d'une femme aux cheveux noirs et au visage fatigué, avec un bébé dans les bras et deux enfants à ses côtés
The Spanish Family, 1943, huile sur toile, 86,4 × 71,1 cm, Estate of Alice Neel © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon

Quand Alice Neel s’installe à New York, elle vit d’abord à Greenwich Village, puis à Spanish Harlem. Elle peint ce qu’elle voit au quotidien, les gens qu’elle côtoie, la misère des bas-fonds : « L’une des premières motivations de mon travail a été de mettre au jour les inégalités et les pressions à travers la psychologie des gens que j’ai peints. »

Dans cette œuvre, Alice Neel s’attache à donner de la fierté à Margarita, la mère, et à ses trois enfants, dont le regard hagard et triste ne cache rien de la pauvreté et des rudes conditions de vie. La composition du tableau, avec la grille en fer forgé et la droiture des quatre personnages, rappelle les toiles classiques d’Édouard Manet qui, à l’opposé, représentait la bourgeoisie. Alice Neel magnifie ainsi ses personnages et honore leur résistance et leur lutte quotidienne pour vivre dignement : « Je suis contre l’art abstrait et non-objectif parce que cet art montre une haine de l’être humain… East Harlem est comme un champ de bataille de l’humanisme et je suis du côté de ces gens, ils inspirent ma peinture. »

Rita and Hubert, 1954

Portrait avec, à gauche, une femme blanche aux cheveux noirs vêtue d'un pull bleu et d'une jupe noire et, à droite, un homme noir vêtu d'une chemise à carreaux rouge
Rita et Hubert, 1954, huile sur toile, 86,4 × 101,6 cm, Defares Collection © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon

Hubert Satterfield est un écrivain communiste peint à deux reprises par Alice Neel : d’abord dans un portrait solitaire en 1952, puis dans un second, commun avec sa compagne Rita, en 1954. Alice Neel manifeste, par ce tableau, son engagement en faveur du mouvement des droits civiques. En représentant cette relation, alors jugée transgressive, entre un homme noir et une femme blanche, elle affirme une égalité entre les deux modèles. Cette œuvre fait d’ailleurs écho à sa proximité avec le Parti communiste – qui considère les Noirs américains comme une classe opprimée –, et à plusieurs autres portraits réalisés par Alice Neel dans les années cinquante, représentant des artistes et intellectuels noirs engagés en faveur des droits civiques et des travailleurs : l’universitaire Harold Cruse, la comédienne et dramaturge Alice Childress ou encore l’écrivain Alvin Simon.

Rita and Hubert traduit donc les convictions d’Alice Neel, mais aussi sa conscience d’un phénomène politique évoqué notamment par l’écrivain Ralph Ellison dans un ouvrage publié deux ans avant la réalisation de ce tableau : l’invisibilité de l’homme noir dans la société nord-américaine. En signant ce large portrait d’Hubert Satterfield, Alice Neel contrecarre cette invisibilité en même temps qu’elle la souligne. Le mur rose et le pull bleu font ressortir le visage de Rita, tandis que celui d’Hubert est placé sur un fond plus sombre et que sa chemise à motifs colorés détourne l’œil et l’attention du spectateur ou de la spectatrice – mais non celui de Rita, qui regarde directement son compagnon.

Andy Warhol, 1970

Portrait sur fond clair d'un homme blanc, d'âge moyen, aux cheveux blancs, au pantalon et aux chaussures marrons et au torse nu avec des cicatrices sur le ventre
Andy Warhol, 1970, huile sur toile, 152,4 × 101,6 cm, Whitney Museum of American Art, New York. Gift of Timothy Collins © The Estate of Alice Neel Photo © 2022. Digital image Whitney Museum of American Art / License by Scala

Alice Neel réalise ce portrait d’Andy Warhol en 1970, sept ans après leur première rencontre. La technique et le style employés accentuent la vulnérabilité du modèle. Le fond uni et le lit figuré par un simple trait invitent à se concentrer sur le corps d’Andy Warhol, à demi nu sous le regard de la peintre et des spectateurs et spectatrices. Les yeux fermés, les mains jointes en prière ou en méditation, le torse flasque et les bourrelets contenus dans le corset sont soulignés par les couleurs douces et le travail des ombres. Bien loin de l’image publique construite par cette figure majeure du pop art, le portrait réalisé par Alice Neel donne à voir un corps vieilli, fatigué et malmené. En 1968, Andy Warhol est victime d’une tentative d’assassinat par l’intellectuelle féministe Valerie Solanas. Grièvement blessé, il en garde de larges cicatrices, placées ici au centre de la composition. Cette toile fait écho aux autres nus réalisés par Alice Neel, qui se distinguent par leur représentation franche des corps exposés.

Le torse nu et les blessures d’Andy Warhol évoquent aussi le martyr de saint Sébastien, sujet récurrent dans l’histoire de l’art et figure de la culture homosexuelle. En ce sens, le tableau rappelle également d’autres portraits de personnalités queer réalisés la même année : Kate Millett et Jackie Curtis and Ritta Redd. Dans ce tableau, Alice Neel associe l’identité queer d’Andy Warhol à son androgynie : les bras et les jambes frêles, les longs cils et la poitrine tombante confèrent au portrait une dimension féminine.

Marxist Girl, Irene Peslikis, 1972

Portrait d'une femme aux cheveux noirs vêtue d'un débardeur et d'un pantalon violet, assise sur un fauteuil violet. Son bras droit est levé vers le dossier et sa jambe gauche est posée par dessus l'un des accoudoirs.
Marxist Girl, Irene Peslikis, 1972, huile sur toile, 150 × 105,5 cm, Daryl and Steven Roth © The Estate of Alice Neel, Courtesy the Estate of Alice Neel, David Zwirner and Victoria Miro

Irene Peslikis est une artiste new-yorkaise qui participe à de nombreuses initiatives féministes à partir des années soixante-dix. Elle cofonde notamment le journal Women & Art en 1971, dans le premier numéro duquel elle publie un article sur Alice Neel. Irene Peslikis est également très active au sein du groupe Redstockings dès sa fondation en 1969 – elle participe par exemple à l’organisation de la manifestation pro-avortement à la Washington Square Methodist Church en 1969. Le nom du groupe, Redstockings – qui signifie littéralement « Bas rouges » –, est un jeu de mot entre le terme « Bluestocking », manière dépréciative de désigner une femme avec des revendications féministes, et la couleur rouge du communisme. Le titre de ce portrait d’Irene Peslikis, Marxist Girl, est donc une transcription littérale des engagements intersectionnels du modèle, ainsi que de la peintre.

Le portrait d’Irene Peslikis, artiste et militante, se situe ainsi dans la continuité des portraits de personnes engagées à gauche et de minorités jusqu’ici peu représentées dans les arts picturaux – Irene Peslikis vient d’une famille ouvrière d’origine grecque. Dans ce tableau, elle s’approprie une posture désinvolte, jambes ouvertes, bras levé, ainsi que des vêtements, notamment le pantalon, considérés comme masculins. Elle regarde droit devant elle et occupe tout l’espace du cadre. Alice Neel ne cherche pas à peindre sa beauté : c’est la puissance qui se dégage d’elle qu’elle offre au regard des spectatrices et des spectateurs. En peignant Irene Peslikis de cette manière, Alice Neel montre que la représentation du corps féminin constitue un outil d’affirmation féministe.

Margaret Evans Pregnant, 1978

Portrait d'une femme blanche, enceinte et nue, assise sur une chaise jaune dont le dossier se reflète dans un miroir installé derrière elle, de même que ses cheveux noirs, sa nuque et son bras droit.
Margaret Evans Pregnant, 1978, huile sur toile, 146,7 × 96,5 cm, Institute of Contemporary Art, Boston Gift of Barbara Lee. The Barbara Lee Collection of Art by Women © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Kerry McFate

Margaret Evans attend des jumeaux et est enceinte de huit mois lorsqu’elle pose pour Alice Neel. La peintre la fait asseoir sur un fauteuil étroit, qui souligne la taille de son ventre, faisant de la condition de son modèle un enjeu central du tableau. Entre 1964 et 1978, dans un contexte de lutte pour l’accès à la contraception et à l’avortement, et pour l’émancipation des femmes, Alice Neel peint à sept reprises des femmes enceintes, sans compter ses multiples portraits de femmes avec leurs enfants, parfois nourrissons.

Les femmes représentées par Alice Neel sont à l’opposé des madones chrétiennes qui posent un regard recueilli sur leur ventre, personnifiant la maternité comme un destin féminin et une source d’épanouissement. Dans ces nus féminins où vergetures, cernes, seins et ventres gonflés sont peints sans complaisance, les modèles regardent droit devant elles et emplissent le cadre. Elles montrent ainsi que la grossesse n’est qu’un état de corps qui n’entame en rien leur singularité. Autour du ventre de Margaret Evans se trouvent ses longs membres et, surtout, un cou allongé au bout duquel le visage, le regard, se détachent nettement – d’autant plus qu’ils sont reproduits dans le miroir. Grâce à ce type de composition, Alice Neel redonne toute leur capacité à des corps longtemps dissimulés, à une chair malmenée dont l’existence a été niée. Simultanément, Alice Neel montre la violence que peuvent constituer la grossesse et la maternité. Aux altérations visibles du corps de Margaret Evans, s’ajoute l’inconfort manifeste de sa posture : elle est raide et se tient aux rebords de l’assise pour tenir la pose. Dans d’autres tableaux, la peintre montre l’emprise des futurs pères sur le corps enceint de leur compagne. À travers ses tableaux, Alice Neel montre ainsi à quel point l’intime est politique.

Publié le 17/10/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Exposition « Alice Neel, un regard engagé » | Centre Pompidou, Paris, du 5 octobre 2022 au 16 janvier 2023

Le Centre Pompidou consacre une exposition à Alice Neel, peintre figurative du 20ᵉ siècle. L’accrochage se concentre sur deux thématiques : la lutte des classes et la lutte des sexes, éléments centraux de l’œuvre de cette artiste engagée qui, à travers ses toiles, brosse le portrait de la société américaine et de ses marges.

Alice Neel, un regard engagé

Angela Lampe (dir.)
Centre Pompidou, 2020

Accompagnant l’exposition du Centre Pompidou, cette monographie rassemble quatre essais, un entretien avec l’artiste contemporaine Jenny Holzer, une anthologie des écrits d’Alice Neel, une chronologie et de nombreuses reproductions de tableaux. Ce catalogue est établi sous la direction d’Angela Lampe, conservatrice au Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition.

À la Bpi, niveau 3, 70″19″ NEEL 2

« Alice Neel (1900-1984), portraits cachés de l'Amérique », Toute une vie | France Culture, 24 septembre 2022

Ce documentaire de Stéphane Bonnefoi, réalisé par Yvon Croizier, se penche sur la vie et l’œuvre d’Alice Neel en compagnie de Bice Curiger, directrice artistique de la Fondation Van Gogh qui lui a consacré une exposition en 2017 ; Fabienne Dumont, historienne de l’art et directrice d’un ouvrage collectif sur Alice Neel et les artistes contemporaines ; Angela Lampe, conservatrice au Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition présentée au Centre Pompidou ; Elisabeth Lebovici, critique d’art et autrice d’un ouvrage sur Alice Neel ; et Jeremy Lewison, ancien conservateur à la Tate Gallery et spécialiste de son œuvre.

Alice Neel. Peindre corps et âme, un documentaire de Frauke Schlieckau | NDR/ARTE et Lona Media Produktion, 2022, 52 minutes

Ce documentaire retrace le parcours d’Alice Neel à travers des archives et des entretiens, avec des spécialistes de son œuvre mais aussi avec ses deux fils Hartley et Richard, en visite dans son atelier new-yorkais toujours intact. Le film est disponible sur le site arte.tv jusqu’au 6 janvier 2023.

Alice Neel. Peintre de la vie moderne

Jeremy Lewison (dir.)
Fonds Mercator et Fondation Vincent Van Gogh, 2016

Cette monographie consacrée à Alice Neel a été publiée à l’occasion d’une exposition présentée à la Fondation Vincent Van Gogh à Arles en 2017. Cet accrochage, également programmé à l’Ateneum Art Museum d’Helsinki, au Gemeentemuseum de La Haye et aux Deichtorhallen d’Hambourg, a été conçu par Jeremy Lewison, spécialiste de l’œuvre d’Alice Neel.

À la Bpi, niveau 3, 70″19″ NEEL 2

« Alice Neel, un regard engagé » | Magazine du Centre Pompidou, 23 septembre 2022

Angela Lampe, conservatrice au Musée national d’art moderne, évoque l’œuvre d’Alice Neel et l’organisation de l’exposition dont elle est la commissaire, dans cet article publié par le Magazine du Centre Pompidou.

Vos réactions
  • Camarguaise : 4/12/2022 09:52

    lorsque que j’ai vu a New-York, ce portrait de Warhol, j’ai été émue par sa détresse et son abandon. J’ai ainsi découvert Alice Néel et je tiens cette oeuvre comme essentielle. Nous ferons le voyage exprès pour voir l’Expo au centre Pompidou le 26 décembre. Et puis Garouste. Merci a vous

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