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La new romance peut-elle être queer ?

Des héroïnes dociles aux inverti·es insoumis·es, des châteaux hantés aux applis de rencontre : l’histoire de la romance populaire est aussi celle de ses métamorphoses. Dernière révolution en date : la new romance. Le genre investit les bibliothèques et les librairies, porté par une génération d’auteur·rices qui en réinventent les codes. Si les décors changent, les mythologies amoureuses demeurent centrales. Il reste à la new romance bien des coups de foudre à écrire. Et si elle ouvrait la voie à une fiction queer ? D’ailleurs, peut-on encore dire qu’elle ne l’était pas déjà un peu ?

Photo couleur : vue en plongée sur 2 femmes allongées dans l'herbe, sur un drapeau transgenre bleu ciel, rose et blanc.
Crédits photo : Lindsay Ryklief, via Canva

Des manoirs brumeux aux écrans lumineux

Le devenir d’un genre se devine rarement sans un retour aux textes qui l’ont fondé. Avant d’être un phénomène éditorial, la new romance est d’abord l’héritière d’une tradition littéraire façonnée par des siècles d’imaginaires romanesques. Le genre trouve ses racines dans l’esthétique tourmentée du 19e siècle. Châteaux lugubres, apparitions fantomatiques et amours contrariées hantent alors les pages du roman gothique, des Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe (1794), aux chroniques victoriennes. Au 20e siècle, le succès des collections Harlequin parachève la structuration d’une littérature sentimentale de masse. Les romans Harlequin deviennent vite un repère rassurant : leur couverture promet une romance codifiée, pudique et destinée aux femmes.

La bascule a lieu dans les années 2010. Avec Fifty Shades of Grey (Cinquante nuances de Grey, 2012), la romance se gorge de raisonnables obscénités. Le roman raconte les premières transgressions et initiations BDSM (Bondage, Domination, Soumission, Sado-Masochisme), proposées par un fascinant milliardaire. Vendu à des millions d’exemplaires, le livre puis le film popularisent un style que la presse anglaise surnomme « mom porn ». Cette étiquette moqueuse fait référence à l’érotisme aseptisé qui séduit les mères de famille et jeunes adultes. À l’origine, le manuscrit naît d’une réécriture non officielle de Twilight (2005). Cette référence devient emblématique pour toute une génération d’auteur·rices, et fleurissent, alors, d’innombrables variations. Parmi elles, After d’Anna Todd (2015) cristallise le modèle parfait. Véritable un succès viral, la fanfiction est publiée et adaptée au cinéma.

Les premiers récits, autopubliés sur la plateforme Wattpad, ont été rapidement récupérés par des maisons installées : Hugo Publishing, Plumes du Web, BMR ou Le Livre de Poche figurent aujourd’hui parmi les éditeurs en tête d’affiche dans ce secteur. La romance est devenue un feuilleton communautaire qui se vend bien. Cette dynamique se nourrit aussi d’une pop culture foisonnante. Les auteur·rices, le plus souvent jeunes et connecté·es, insufflent à leurs intrigues un ancrage résolument contemporain. Aujourd’hui encore, cet écosystème s’élargit. TikTok a ouvert un nouveau chapitre. Les BookTokers sont devenus des influenceur·euses capables de propulser une sortie dans le top des ventes en quelques jours. Là où les clichés réduisent le genre à un simple miroir des fantasmes adolescents, le public s’en saisit comme un terrain d’expérimentation.

Amours possessifs et soumission rédemptrice : les zones grises de la dark romance

Dans la continuité du phénomène, l’émergence d’un sous-genre à fait couler beaucoup d’encre. La dark romance donne naissance à des relations fougueuses entre une héroïne souvent très jeune et un partenaire brutal et possessif. Le genre cultive un fantasme de domination qui scandalise autant qu’il captive.

Ce qui inquiète, c’est moins l’existence de ces fantasmes que leur diffusion massive auprès du jeune public. L’étude collective The Dark Side of Heterosexual Romance (2017), confirme l’effet préoccupant de certains ouvrages. Les chercheur·euses observent une confusion entre passion et abus chez les lecteur·rices. Plus une personne adhère aux croyances romantiques classiques, plus elle a tendance à tolérer ou minimiser les violences conjugales. Ils et elle résument : « Le contrôle exercé par le partenaire, déguisé en “ marque d’amour ” (cadeaux, jalousie, isolement), constitue une stratégie de rétention du partenaire et est préfigurateur de violences conjugales. » Ce brouillage narratif est d’autant plus préoccupant que la dark romance recycle le traditionnel schéma narratif « je peux le sauver », qui enferme le personnage féminin dans un rôle de sauveuse sacrificielle et un stéréotype de genre particulièrement toxique.

Alors que la new romance se revendique émancipatrice sur bien des points (diversité, pluralité des sexualités, regard féminin), la dark romance rejoue le vieux mythe de la soumission rédemptrice. Entre frisson coupable et complaisance dangereuse : quelles limites imposer ? Jusqu’où peut-on tolérer le fantasme lorsqu’il se conjugue à la violence ?

Reconfigurer la romance de l’intérieur : des bad boys aux désirs queer

La dark romance inquiète, pourtant, ce modèle n’est pas nouveau. De fait, les violences patriarcales et la misogynie ont infusé dans tous les genres littéraires. Un exemple particulièrement significatif se lit dans Justine ou les Malheurs de la vertu (1791) du Marquis de Sade, qui pourtant, continue de fasciner par son extrême barbarie. Hier comme aujourd’hui, ce n’est pas l’apparition de ressorts violents qui catalyse les polémiques les plus virulentes à l’égard des nouvelles fictions, mais bien le public auquel il s’adresse. Le jeune public, tout particulièrement féminin, est toujours perçu comme passif et influençable, faisant de lui un sujet particulièrement vulnérable face à un contenu dit « immoral ».

Depuis les années 2010, sur Wattpad ou Tumblr, notamment dans les fanfictions, des communautés entières se réunissent autour des mêmes histoires. Lucie Bernard dans son article « L’héroïsme intermedial de Buffy the vampire slayer » souligne le rôle fondamental de ces plateformes dans la construction d’un rapport collaboratif entre auteur·rices et lectorat. Chaque rebondissement est discuté, encouragé ou rejeté par les fans, transformant la lectrice en co-scénariste implicite. C’est dans cette dynamique d’appropriation que s’inscrit le modèle narratif de la new romance.

Avant l’émergence du genre, la série Buffy contre les vampires (1997) a ouvert la voie à la new romance. En faisant des personnages monstrueux des figures érotiques et en donnant aux héroïnes le contrôle de leur désir, le programme prophétisait les idéaux romantiques à venir. Quelques années plus tard, le vampire a encore muté. À l’écran et sur papier, la saga Twilight (2005) baigne dans un sous-texte homoérotique qui a donné lieu à de très nombreuses relectures queer. À partir de là, ce jeu avec les codes peut se décliner à l’infini.

Plus qu’une orientation sexuelle ou identité de genre, le queer est une esthétique. Le queer est une culture du détournement, une manière d’exagérer les codes pour mieux en révéler leur superficialité. Une romance peut être qualifiée de queer sans personnages LGBTQ+ explicites, simplement parce qu’elle joue avec l’idée de monstruosité désirable, d’inversion des rôles, ou d’effusions émotionnelles difficiles à qualifier. En ce sens, la dark romance n’est ni bonne, ni mauvaise : elle est un laboratoire, un champ de tension où se négocient des fantasmes contradictoires et où, progressivement, s’invente une manière nouvelle de raconter le désir.

Le défi, pour faire advenir une écriture queer de la new romance, est désormais de prolonger cette tradition d’appropriation. Reconfigurer la romance de l’intérieur, c’est accepter que le monstre existe, mais qu’aucun·e lecteur·ice ne ne se voit contraint·e d’abandonner son désir, ni son identité, au profit d’une intrigue oppressive. 

Tourner la page des romans toxiques

Si la new romance a d’abord recyclé les mêmes archétypes hétéronormatifs, elle progresse doucement vers d’autres formes plus inclusives. Cette ouverture ne passe pas seulement par la dénonciation des scripts problématiques : elle se concrétise dans des œuvres qui, tout en conservant la structure rassurante de la romance populaire, injectent une pluralité de voix, de désirs et de représentations. Dans cet élan, plusieurs ouvrages se distinguent par leur capacité à conjuguer l’efficacité narrative et l’affirmation d’identités LGBTQ+. Le tout, sans se priver du plaisir d’un « happy ending » ou d’un drame sentimental délicieusement tragique.

  • Red, White & Royal Blue, de Casey McQuiston

Premier roman de Casey McQuiston, Red, White & Royal Blue (2019), traduit en français sous le titre My Dear F**ing Prince, s’impose comme un classique immédiat de la romance queer contemporaine. L’ouvrage redessine la comédie romantique mainstream de l’intérieur. Alex Claremont‑Diaz, fils de la première présidente américaine, et Henry, prince d’Angleterre, passent du duel médiatique à la passion secrète. L’adaptation en film prolonge le succès du livre, confirmant la capacité du genre à séduire au-delà de son lectorat de niche.

  • One Last Stop, de Casey McQuiston

Deux ans plus tard, avec One Last Stop (2021), Casey McQuiston traverse l’horizon urbain new-yorkais et repeint ses grands buildings aux couleurs du drapeau des fiertés. August quitte un foyer étouffant pour la grande ville, et, du haut ses 23 ans, tout lui reste encore à construire. Elle croise Jane dans un wagon de métro. Jane est une intrigante punk lesbienne qui voyage dans le temps. Échappée du New York des années 1970, elle est prisonnière d’une boucle temporelle. La recette est parfaitement réalisée : humour, sensualité, personnages hauts en couleur, et au centre, un couple lesbien qui défie les lois du temps. One Last Stop est une histoire d’amour et de transmission, de lutte et de tendresse, un fil tendu entre les romances d’hier et celles d’aujourd’hui. L’amour n’y suit plus les rails normés de la romance hétéro. Il est un espace liquide, ancré dans le réel mais subtilement épicé d’un fantastique doux-amer.

  • Boyfriend Material et Husband Material, d’AlexisHall

Avec Boyfriend Material (2020) et sa suite Husband Material (2022), Alexis Hall signe une romcom littéraire en deux temps. Luc O’Donnell est un enfant-star qui a grandi trop vite. Fils unique de deux rockstars des années 1980, le jeune trentenaire est rattrapé par son passé familial désordonné. Une tempête médiatique entache son image et le temps presse pour étouffer l’affaire. Effet papillon : Luc est maintenant l’heureux compagnon d’Oliver Blackwood, un avocat british irréprochable. Le second tome, Husband Material, poursuit cette exploration dans un registre plus mature. Luc et Oliver, désormais ensemble depuis deux ans, sont confrontés aux injonctions institutionnelles du mariage. Alexis Hall évoque les dilemmes auxquels sont souvent confrontés les couples queer : apparences, sécurité, identité et peur du rejet.

Dans l’abécédaire du désir, tout reste à écrire

Des histoires « à l’eau de rose » aux passions interdites, la romance populaire n’a cessé de renaître de ses propres cendres. Perpétuellement moquée pour ses excès, scrutée pour ses dérives, elle reste un espace de partage, créatrice de communautés et gardienne des premiers émois littéraires. La new romance n’échappe pas aux controverses mais, comme toutes les autres littératures avant elle, elle survit, s’adapte et se réinvente. Ces romances queer n’annulent pas l’histoire dont elle héritent : elles la reconstruisent et la désarment, pour la rendre à celles et ceux dont les « je t’aime » prennent les couleurs de l’arc-en-ciel.

Publié le 30/06/2025 - CC BY-SA 4.0

Hard romance : "Cinquante nuances de Grey" et nous

Eva Illouz
Éditions du Seuil, 2014

À partir de la trilogie à succès Cinquante nuances de Grey, l’autrice analyse la trame de cette romance érotique et dégage de ces stéréotypes sociaux une dialectique de la soumission et de l’autonomie, de la souffrance et de l’épanouissement sexuel. © Électre 2014

À la Bpi, 300.6 ILL

Young Adult Pop Fiction. Empathy and the Twilight Series

Alicia Otano Unzue
European Association for American Studies, 2015

Une analyse du rôle central de l’empathie dans Twilight, envisagée comme moteur narratif et levier de consommation émotionnelle. L’article explore comment la saga capte les besoins affectifs des lecteur·rices adolescent·es et mobilise des figures comme le vampire ou le loup-garou pour transmettre un idéal d’engagement humain, dans la lignée des travaux de Keen, Hogan et Nussbaum.

Accès en ligne, via la Bpi, sur Open Edition Journals

Queer critics. La Littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs

François Cusset
Presses universitaires de France, 2002

La Queer critic est une tendance qui consiste à sexualiser le monde et à en intensifier les ambivalences. Des lecteur·rices américains ont commencé à appliquer ce réflexe aux grandes œuvres littéraires, brouillant ainsi la frontière entre homo et hétéro.

 

Attirances. Lesbiennes fems, lesbiennes butchs

Christine Lemoine
Éditions gaies et lesbiennes, 2001

Une étude historique, sémantique et sociologique sur les termes et les enjeux du mode de vie des lesbiennes, loin de la distinction simpliste de la lesbienne butch aux attitudes masculines et de la lesbienne fem conforme aux codes de la féminité. Les auteurs évoquent le vécu, la sexualité et l’érotisme de ces femmes.

À la Bpi, 300.6 LEM

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