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Appartient au dossier : Libertés numériques

Le nudge, un outil de choix ?

Le nudge, en français « coup de pouce », est une technique pour inciter, sans contraindre, un public ciblé à effectuer une action voulue. Cette pratique marketing, née dans les années 1970, peut être un outil vertueux dans certains domaines de la vie publique, mais elle s’inscrit dans un projet de société bien particulier. Balises vous donne quelques clés pour vous aider à détecter les nudges et conserver votre libre arbitre, dans le cadre de son dossier d’été sur les libertés numériques.

Bpi, 2023

« Les agents de nettoyage et la planète vous remercient d’avoir jeté vos déchets dans un contenant adapté, et non au sol », semble vous dire cette poubelle francilienne. Comme il est gratifiant d’être remercié·e, vous voici pleinement motivé·e à maintenir la propreté : ce petit mot, judicieusement placé sur une poubelle, est un nudge.

Le nudge est une technique qui consiste à faire appel à nos émotions, plutôt qu’à notre raison, pour nous inciter, mais sans nous y obliger, à effectuer une action. Plus exactement, la théorie du nudge utilise nos biais cognitifs, c’est-à-dire des schémas de pensée qui infléchissent notre raisonnement, dans le but de nous remettre sur le chemin d’une pensée juste. 

Les lettres d’information que vous recevez dans votre boîte mail commencent par votre prénom ? C’est un nudge : on est plus attentif·ve lorsque l’information est personnalisée. Vous avez déjà jeté un mégot de cigarette dans un cendrier divisé en deux, vous proposant d’exprimer votre préférence pour Star Wars ou Star Trek ? C’est un nudge : le jeu incite à agir. Durant la pandémie de Covid-19, vous vous êtes scrupuleusement placé·e dans les cercles au sol pour respecter une saine distance avec les autres ? C’est un nudge : votre peur du virus et votre culpabilité à l’idée de défier la règle vous ont poussé·e à vous placer dans l’espace d’une manière prédéterminée.

Une aide au (bon) choix

Après avoir été massivement utilisé par le marketing à partir des années 1970, le nudge est devenu un levier des politiques publiques depuis les années 2010. Réduire la taille des assiettes dans les cantines, pour qu’elles aient l’air plus remplies avec des portions de nourriture moindres, aiderait la population à prendre soin de sa santé. Comparer, sur des relevés, la consommation électrique d’un ménage avec celle de ses voisin·es, inciterait les membres du ménage à faire des économies d’énergie. Le nudge est aussi un outil fiscal incontournable : une déclaration de revenus préremplie, bien plus facile à compléter qu’une déclaration vierge, pousserait les contribuables à envoyer à l’administration des déclarations correctes et dans les temps !

Le nudge est donc censé orienter chacun·e vers des actions vertueuses, à l’échelle individuelle et collective. L’outil prend une importance capitale dans le maelström informationnel qui caractérise notre époque : nous sommes amenés à prendre des décisions en permanence, de plus en plus complexes, sans avoir le temps, les informations ou les compétences pour le faire de manière éclairée. En plus de nous accompagner dans nos choix, les nudges permettraient donc aussi, indirectement, de lutter contre la fatigue informationnelle.

L’utilisation de nudges dans les produits numériques est fréquente et utile pour faciliter l’utilisation d’une interface, par exemple, ou pour proposer des itinéraires possibles, adaptés au besoin de l’utilisateur·rice. Mais la tentation est grande de les utiliser pour déclencher des comportements favorables à l’entreprise. « Ces technologies sont employées sans supervision, c’est un peu le Far West ! », juge Mauro Cherubini, professeur à HEC Lausanne et spécialiste des interactions homme-machine. Il appelle à la vigilance des utilisateur·rices contre « les incitations pas toujours bienveillantes » formulées sur les applications.

Sur un écran, une incitation au donc souligne que 80€ est le montant le plus populaire parmi les personnes qui donnent.
Incitation au don par l’utilisation des couleurs et l’indication d’un montant populaire servant de référence. Bpi, 2023

Les limites d’un outil néolibéral

Pourquoi, cependant, miser sur l’influence plutôt que sur l’argumentation pour nous inciter à faire de bons choix ? Certain·es voient ainsi dans les nudges une technique infantilisante, déresponsabilisante, voire de la manipulation – le plus souvent, on ne se rend pas compte qu’un nudge oriente nos décisions. Lorsqu’il est utilisé dans les politiques publiques, le nudge soulève même des problèmes éthiques. D’une part, il peut culpabiliser les personnes qui ne suivent pas la préconisation, alors même que de nombreux comportements sont le fait de facteurs trop divers et complexes pour être influencés par une simple incitation. D’autre part, les nudges peuvent être perçus comme une manière, pour les pouvoirs publics, de se désengager, en faisant peser l’efficacité des politiques sur le bon vouloir des citoyen·nes.

Henri Bergeron, sociologue à Sciences Po Paris et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), résume ainsi les limites du nudge dans le domaine de la santé :

« Beaucoup des facteurs qui expliquent les choix néfastes de certaines personnes vis-à-vis de leur santé sont liés à leur habitat, leur statut socio-économique, leur profession. Les nudges n’ont pas d’impact sur les conditions sociales d’existence, comme le pouvoir d’achat. Fonder une politique de santé publique sur les nudges est un projet minimaliste, qui renonce de fait à transformer la société. »

Le Magazine de l’Inserm n°51, novembre 2021, p. 4.

Le nudge est bien un outil politique, puisqu’il prend ses racines dans un ensemble de théories économiques libérales. À la fin du 19e siècle, constatant que le marché ne parvient pas à s’auto-réguler, plusieurs économistes concluent que le problème ne provient pas des règles du marché, mais des individus : à cause de leurs affects, bientôt théorisés sous le nom de « biais cognitifs », iels ne parviennent pas à faire les bons choix. La solution ? Non pas adapter les règles du marché économique aux personnes, mais pousser les personnes à modifier leurs décisions, afin que celles-ci concordent avec le fonctionnement supposé du marché. Ce mécanisme qui mise sur l’incitation plutôt que sur la loi, qui fait peser l’efficacité d’un dispositif sur les individus plutôt que sur l’institution, et qui évite de remettre en question l’équité du dispositif en question, relève bien d’un parti-pris politique.

Outil d’aide à la décision intéressant, le nudge est donc insuffisant pour déployer des politiques efficaces et équitables, et ne doit pas se substituer à la puissance du raisonnement collectif.

Publié le 15/07/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Nudge

Richard Thaler et Cass Sunstein
Vuibert, 2022 (2008 pour la première édition)

La méthode nudge expliquée par ses inventeurs ou comment inciter chacun à prendre la décision la plus intelligente tout en préservant la liberté de choix. ©Électre 2022

À la Bpi, niveau 3, 330.3 THA

Souriez, vous êtes nudgé. Comment le marketing infiltre l'État

Audrey Chabal
Éditions du Faubourg, 2021

Venu des États-Unis et théorisé par l’économiste Richard Thaler, le nudge consiste à inciter en douceur les citoyens et les consommateurs à changer leurs comportements. À travers l’exemple de la crise sanitaire survenue en 2020, l’auteure montre l’usage qu’en fait l’administration Macron notamment pour inciter au port du masque à l’échelle nationale. ©Électre 2021

À la Bpi, niveau 3, 321.32 CHA

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