Appartient au dossier : Machines sonores fracassantes
Œuvres sonores visibles et invisibles
« L’artiste intercède entre l’invisible et le visible », remarque Joseph Beuys. Découvrez trois œuvres sonores de Raymond Moretti, Peter Vogel et Takis, qui illustrent cette affirmation. Les artistes les ont conçues au carrefour des arts plastiques, de la musique expérimentale et parfois même de la physique.

« Quel spectacle plus étonnant que celui où la vue, troublée, glisse insensiblement vers la perception auditive ! », écrit Jean Tardieu à propos de 12 et 13 cordes verticales et leur cylindre (1973) de Pol Bury, et dont les propos sont rapportés par Jean-Yves Bosseur dans L’Art sonore. Cette œuvre est constituée d’un cylindre sur lequel sont fixées des cordes qui, actionnées par un moteur, émettent des sons semblables à ceux d’une guitare. Mi-plastique mi-instrumentale, la manière dont elle sollicite les sens confirme le point de vue d’Anaïs Rolez qui considère la sculpture sonore comme une « passerelle entre les arts ».
L’acte créatif n’a pas de limite et se nourrit, entre autres, de matières, de couleurs et de sons. Les œuvres sonores sollicitent à la fois la vue, l’ouïe, parfois le toucher… Certaines mettent en scène des ombres qui provoquent des sons, comme dans The Sound of Shadows de Peter Vogel ; d’autres sont conçues avec des systèmes d’aimants – une attraction invisible dont l’effet est détectable –, tels les marteaux magnétiques de Takis ; et d’autres encore, pas sonores à proprement parler, mais en lien avec la musique, sont invisibles car cachées dans des lieux inaccessibles au public, comme Le Monstre de Raymond Moretti.
Le Monstre (1962-2005) de Raymond Moretti
Joseph Kessel a baptisé cette œuvre, créée par Raymond Moretti (1931-2005) à partir de bois, métal, plexiglas, verre, peinture, Le Monstre. Pas étonnant si l’on considère les dimensions de cette installation de 30 mètres de long sur 13 mètres de large, et de 8 mètres de hauteur. Le Monstre convoque de nombreuses références : La Joconde, Mickey, le jazz, des hommes armés, des femmes inconnues, des peintures de Moretti, des portraits de l’artiste de Pablo Picasso. L’œuvre n’est pas sonore, mais ses références au jazz, avec les éléments en bois figurant des profils de trompettistes, rendent visuelles les sonorités des cuivres. Les différents matériaux mobilisés donneraient à entendre des sonorités variées s’ils étaient touchés, frottés, voire frappés, comme Les Structures Baschet.
Face à l’œuvre, Thibaut Bertrand, réalisateur du film Moretti ou Le Monstre oublié (2019), confie dans l’ouvrage Raymond Moretti. L’homme qui peint (2025) avoir été impressionné : « Lorsque j’ai enfin réussi à pénétrer dans la caverne de béton qui accueille l’œuvre depuis 1973, je n’ai pu m’empêcher d’être habité par cette symbolique monstrueuse. […] Il est possible d’évoluer à l’intérieur de ses prolongements de bois, de plexiglas, de métal enchevêtrés comme on se déplacerait à travers le squelette d’un animal antédiluvien. »
Sa taille gigantesque est aussi impressionnante que le temps consacré à sa réalisation. Raymond Moretti a travaillé sur ce projet de 1967 à 2005, année de sa mort. Il a consacré presque toute sa vie à cette œuvre, qu’il a commencée à Nice. En 1973, lorsque l’artiste quitte le sud de la France pour la capitale, il installe son Monstre dans un pavillon des Halles Baltard, puis dans les entrailles de La Défense, dans un espace de 1 000 m2.
Cette installation reste invisible du grand public. Ce n’est qu’en 2023, à l’occasion de l’événement « Paris Face cachée », qu’elle a été dévoilée aux visiteur·euses. Paris La Défense réfléchit d’ailleurs aux moyens de rendre accessible ce chef-d’œuvre, qui est bien, comme le souligne Thibaut Bertrand, « le révélateur parfait de l’homme qu’était Raymond Moretti ».
3 totems. Espace musical (1981) de Takis
Des marteaux magnétiques frappent des tubes d’acier et des poutres en bois de manière aléatoire. Les chocs métalliques résonnent comme des ondes produites par des gongs tandis que les coups dans la matière boisée sont percussifs mais étouffés. Quant à l’aiguille, « attirée puis relâchée par l’électro-aimant », elle frappe la corde et donne à entendre des sonorités de guitare électrique. Cette installation monumentale de Takis (1925-2019), présentée au Centre Pompidou en 1981-1982, met en scène une orchestration de différents sons et de lumière. L’artiste grec passionné par le magnétisme s’intéresse très tôt aux propriétés de l’aimant et l’utilise dans ses œuvres. « Un jour je me suis rendu compte qu’un aimant produisait un son. Mes premières expériences musicales ont été de mettre un microphone à côté de l’aimant qui était simplement alimenté au courant électrique », précise-t-il.
« Takis organise les matériaux de sorte que le plus simple objet soit métamorphosé : montrant ses “autres” dimensions, dissimulées jusqu’alors. Dans sa démarche, Takis fait appel à l’harmonie désordonnée de la poésie, au flux de la musique, à l’héritage historique de Marcel Duchamp et, surtout, à cette relation particulière avec le hasard », écrit Démosthène Davvetas à propos de l’artiste dans Libération du 13 mars 1984.
The Sound of Shadows (2011) de Peter Vogel
L’ombre d’une main parcourt une partition murale faite de résistances, diodes, cellules photoélectriques, transistors, ou encore de circuits intégrés. The Sound of Shadows, conçue par Peter Vogel (1937-2017), est une œuvre sonore, poétique et sensible, à laquelle les spectateur·rices sont invité·es à participer, tel·les des chef·fes d’orchestre.
Sa partition murale est composée de 18 cellules photoélectriques. Chaque cellule exécute une structure sonore répétitive, au contact de l’ombre de l’observateur·rice. Dans le travail du physicien et artiste cybernétique allemand, ses murs sonores, qu’il commence à développer dans les années 1970, occupent une place centrale. « Pour moi, ces murs sonores sont des partitions musicales matérialisées, un morceau de musique qui n’est pas fini. C’est le spectateur qui le termine », explique-t-il.
L’apparence même des cellules photoélectriques évoque les portées sur lesquelles sont disposées les notes de musique : « les lignes horizontales allongées des fils de fer chromés fins, avec leurs éléments stabilisateurs verticaux courts, fonctionnent comme un système abstrait de notes et de barres de mesure, dans lequel les minuscules composants électroniques (condensateurs, transistors, résistances, diodes, cellules photoélectriques et circuits intégrés) sont incorporés, comme s’il s’agissait de partitions musicales méticuleusement composées », précise Eckhard John dans son article « Musique d’ombre. Les sculptures sonores de Peter Vogel ».
Peter Vogel a commencé une carrière de physicien. Il s’est spécialisé sur le cerveau et la cybernétique au sein d’un laboratoire de recherche neurophysiologique avant de se tourner vers la création artistique. Dans les années 1970, il découvre la musique de Steve Reich, « dont les structures toujours identiques [l’]irritèrent d’abord, puis finirent par [le] fasciner », comme il le confie dans Peter Vogel. Partitions de réactions (2009) : « Ce fut la musique qui me mena à l’électronique et qui me fournit le moyen et l’outil me permettant de créer des objets réactifs à structure temporelle. »
Musique d’ombre, marteaux magnétiques ou monstre caché sont, de toute évidence, et ainsi que l’écrit si bien Jean Tardieu, des œuvres face auxquelles, « incapable de savoir s’il est là pour voir ou pour entendre, il [le visiteur] est contraint de réviser ses conceptions habituelles, comme si le son était le produit nécessaire des formes […] ».
Publié le 27/10/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Partitions de réactions
Peter Vogel										
						Presses du réel, 			2009		
Présentation de l’œuvre de Peter Vogel, qui crée des installations et des sculptures sonores et lumineuses interactives constituées de systèmes électroniques, réagissant à leur environnement, notamment à la présence, aux mouvements et aux bruits des visiteurs de ses expositions.
À la Bpi, 70″19″ VOGE.P 2
Espace, mouvement et son dans la sculpture de la seconde moitié du XXe siècle
Paul-Louis Rinuy										
						Centre national de documentation pédagogique, 			2009		
Des synthèses sur la sculpture contemporaine et des analyses esthétiques et historiques d’œuvres emblématiques de la sculpture cinétique. Avec sur le DVD des films documentaires sur Alexander Calder, Nicolas Schöffer, Pol Bury, Jean Tinguely, Takis, etc.
À la Bpi, 734-8 RIN
Les Arts sonores. Son et Art contemporain
Alexandre Castant										
						Transonic
La Box - École nationale supérieure d'art, 			2017		
Entre introduction et panorama des pratiques sonores dans l’art contemporain, Les Arts sonores propose un inventaire des enjeux du son dans l’art actuel. Tel champ d’expérimentation artistique extrêmement fécond, inventif et stimulant depuis les années 2000, et qui a par ailleurs une généalogie dans l’histoire de l’art que cet ouvrage relate aussi, est tout à la fois présenté dans Les Arts sonores du point de vue historique, thématique, conceptuel et esthétique. Prolégomènes à la création artistique visuelle et sonore, la synthèse qui en découle est indispensable. Ainsi, les relations image-son, les correspondances et la photo-phonographie, la représentation des instruments de musique et une plasticité post-rock, la radiophonie (dispositif, fiction), le corps et la voix, l’espace et les sculptures soniques, les paysages sonores et le field recording, mais aussi les machines sonores et visuelles, les disques vinyle et les cassettes audio, ou encore une société sonore (critique, médiatique, politique) ou l’écoute immatérielle (les quatre éléments, la nécrophonie, le silence, le vide, l’immatérialité…) sont autant de notions du son dans l’art contemporain qui, finalement, approchent, irriguent et répondent, dans ce livre-manifeste, à une même question : « Qu’est-ce que les arts sonores ? »
À la Bpi, 780.62 CAS
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