Interview

Appartient au dossier : Venir au monde par effraction

Orphée, étoile noire
Entretien avec Silvia Capanema

Cinéma - Littérature et BD

Marcel Camus, Orfeu Negro, Public domain / Arquivo Nacional do Brasil Collection, 1959

Dans le livre Les Étoiles les plus filantes, Estelle-Sarah Bulle raconte le tournage d’Orfeu Negro, film de Marcel Camus récompensé d’une Palme d’or en 1959. Réécriture du mythe d’Orphée et Eurydice dans les favelas, Orfeu Negro a réuni à l’écran des acteurs noirs inconnus du grand public et permis l’émergence de la bossa nova. Silvia Capanema, maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord et spécialiste de l’histoire sociale et contemporaine du Brésil, nous offre un double regard sur le film et sur le livre, sélectionné au festival Effractions en 2022.

Connaissiez-vous l’histoire du tournage du film avant de lire le livre d’Estelle-Sarah Bulle ?

À l’occasion des cinquante ans du film en 2009, j’ai travaillé avec Anaïs Fléchet, autrice d’une thèse sur la culture brésilienne vue de l’étranger, qui a beaucoup étudié Orfeu Negro. La démarche d’Estelle-Sarah Bulle est intéressante, notamment sa manière d’envisager l’écriture comme acte. Elle s’inscrit, de façon subtile et nuancée, dans la réécriture de l’histoire afro-descendante contre un discours dominant encore très présent. Le fait qu’elle soit une femme noire permet un nouveau regard sur cette histoire.

Estelle-Sarah Bulle qualifie de « parenthèse enchantée » le contexte du Brésil au moment du tournage du film, à la fin des années cinquante.

C’est une période d’espoir pour le Brésil. Juscelino Kubitschek arrive au pouvoir avec de grands projets de modernisation, de développements industriels, de chantiers de construction avec Brasilia… Les années cinquante et soixante sont aussi marquées par de grandes réformes sociales et des projets d’inclusion, comme l’alphabétisation de masse, avec le pédagogue Paulo Freire. C’est également une parenthèse démocratique entre deux dictatures. On ouvre les portes aux artistes et intellectuels étrangers, qui redécouvrent le Brésil. Tout cela n’est pas l’œuvre de Kubitschek mais cela démarre avec lui et s’arrête avec la dictature en 1964. Une période brève mais passionnante.

Orphée porte Eurydice
Affiche allemande du film Orfeu Negro (1959) par Helmuth Ellgaard / CC BY 3.0 via Wikicommons

Quelle a été la réception du film au Brésil ?

Il y avait à l’époque deux formes de cinéma au Brésil. Celle mentionnée par Breno Mello, le joueur de football qui joue le rôle d’Orphée : « je ne connais pas le cinéma, je ne connais que la Chanchada », un cinéma comique grand public, très populaire. Et le Cinema Novo, un cinéma militant, artistique, inspiré de la Nouvelle Vague française. Orfeu Negro ne s’inscrit dans aucun de ces deux genres.

Malgré quelques critiques, de Jean-Luc Godard par exemple, le film a été très bien accueilli à l’étranger. Il est même connu pour être le film qui a sensibilisé la mère de Barack Obama aux questions noires en Amérique. Au Brésil en revanche, il a été peu vu et très critiqué. La critique brésilienne l’a qualifié de film de gringo, dénonçant son regard exotique et artificiel sur le pays. Même les mouvements noirs l’ont critiqué, comme étant un film de Blancs sur des Noirs. Il reste toutefois important parce qu’il marque l’émergence d’un nouveau genre musical : la bossa nova. Estelle-Sarah Bulle montre bien la rencontre d’Antônio Carlos Jobim, Vinícius de Moraes et Luiz Bonfá, qui va donner naissance à Manhã de Carnaval, Felicidade, O Nosso Amor, et toutes ces chansons extraordinaires qui font partie du patrimoine national.

L’une des spécificités du film est son casting entièrement noir. Que cela dit-il sur la société brésilienne de l’époque et sur sa perception à l’étranger ?

Dans les années cinquante et soixante, le mythe de la démocratie raciale pouvait encore être présent, mais le film de Marcel Camus ne s’inscrit pas dans cette idéalisation du métissage harmonieux brésilien. Il expérimente, en ne mettant en scène que des acteurs noirs, un moyen de déranger le public blanc, habitué à ne voir à l’écran que des acteurs blancs. Il dialogue avec l’expérience du Teatro Experimental do Negro (TEN), créé par Abdias Nascimento, qui ne met en scène que des acteurs noirs issus des favelas. Ce qui est critiqué par les mouvements noirs, c’est l’exotisation des Noirs, le fait que les Blancs soient à la direction et les Noirs à l’exécution.

Pensez-vous que le livre d’Estelle-Sarah Bulle apporte plus de nuances ?

Le livre apporte au moins trois nouvelles dimensions au film. D’abord, il montre la complexité des questions sociales au Brésil, les tensions entre capitalisme naissant et racisme. Il aborde également la question des femmes, qui n’est pas du tout le prisme du film. Eurydice et Norma, dans le film, incarnent la beauté et sont l’objet du désir des hommes. Dans le livre, les femmes sont davantage actrices de leur vie et de leur liberté. Le Black Feminism est très présent au Brésil, à travers des figures comme Djamila Ribeiro. En France, la maison d’édition Paula Anacaona est spécialisée dans la traduction des textes afro-féministes brésiliens. Le livre d’Estelle-Sarah Bulle s’inscrit totalement dans cette perspective. Enfin, la question des diasporas africaines apparaît de manière beaucoup plus visible dans le livre, également incarnée par les trois actrices, l’une comédienne martiniquaise, l’autre danseuse américaine, la troisième coiffeuse brésilienne.

Le film et le livre insistent aussi sur l’importance des cérémonies Candomblé, religion d’influence africaine. Quels sont les fondements de ces représentations ?

C’est justement l’un des aspects du film qui a été très critiqué, en montrant que la figure du Caboclo, métis descendant d’Amérindiens et d’Européens, était absente des cérémonies Candomblé. Mais des recherches ont démontré que cela avait pu exister. Cette représentation a été critiquée comme étant artificielle mais elle ne l’est pas tant que ça. Le film a quand même reproduit des pratiques qui existaient réellement, et qui avaient même parfois été oubliées.

Publié le 21/02/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Les Étoiles les plus filantes

Estelle-Sarah Bulle
Liana Levi, 2021

En juin 1958, une équipe de tournage débarque à Rio de Janeiro pour tourner une adaptation d’Orfeu Negro, la pièce de Vinícius de Moraes, dans la favela avec des comédiens amateurs noirs. L’effervescence autour du projet aiguise les intérêts de deux agents locaux de la CIA et de la France, soucieuse de se placer dans la compétition du Festival de Cannes.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ BULL 4 ET

Festival Effractions 2022 | Bibliothèque publique d'information

La Bibliothèque publique d’information organise la troisième édition de son festival de littérature contemporaine, Effractions. Le festival met en lumière les auteur·ices qui font l’actualité littéraire et dont les œuvres donnent matière à penser le lien entre littérature et réel. Ancré·es dans le présent, brouillant les genres et les étiquettes, les invité·es d’Effractions explorent la porosité de la frontière entre réalité et fictions du temps présent.
Ce festival s’adresse à tou·tes les lecteur·ices. Il met en avant une littérature qui confronte et interpelle, au sein d’une bibliothèque tournée vers l’actualité, sensible aux questions de société et aux débats de notre temps.

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