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La poésie des gestes dans le cinéma d’Otar Iosseliani

Otar Iosseliani, décédé en décembre 2023, est un cinéaste géorgien dont l’œuvre « muette sonore » est habitée par la vie. À l’occasion de l’hommage qui lui est donné à la Bpi, du 28 avril au 30 juin, dans le cadre du rendez-vous « Trésors du doc », Balises s’attarde sur la poésie des gestes du quotidien dans ses films.

Le cinéaste Ota Iosseliani discute avec sa productrice
Otar Iosseliani – Le Merle siffleur, film de Julie Bertuccelli © Ina

Otar Iosseliani s’est attaché, dans presque tous ses documentaires, à filmer les gestes du quotidien, ceux des travailleur·euses notamment. Dans Sapovnela (1959), le réalisateur géorgien saisit les gestes délicats d’un vieil homme, amoureux de la nature, qui réalise des compositions florales. Dans La Chute des feuilles (1966), une fiction, il s’intéresse avec une précision documentaire au monde viticole et capte la collecte des grappes de raisins par les vendangeurs et vendangeuses.

En 1964, le cinéaste pénètre, avec sa caméra, dans une usine métallurgique de Rustavi pour montrer les conditions de travail des ouvriers (La Fonte). Dans ce film, les hommes manipulent des outils au-dessus des flammes, sans protection, dans le bruit assourdissant de la ventilation et des crissements de machine.  Le réalisateur a lui-même travaillé pendant quatre mois dans cette usine deux ans auparavant. Il entendait ainsi répondre à ses détracteurs qui l’accusaient, au sujet de son film Avril (1962), de ne « rien connaître à la vie ». Le film fut d’ailleurs interdit. Le regard qu’il pose sur ces ouvriers est donc celui d’une personne qui connaît la pénibilité de leurs tâches.

Otar Iosseliani s’amuse aussi à saisir des moments de détente sur le lieu de travail, à travers des plans comme ceux sur des brochettes de viande grillées sur une plaque brûlante pendant la pause déjeuner et sur des habits qui sèchent devant un gros ventilateur dans La Fonte, ou encore ceux sur les grandes tablées dressées pour les vendangeur·euses dans La Chute des feuilles (1966). 

L’expérience et l’attention aux détails, mais aussi son désir de saisir des instants simples de la vie ont nourri son approche authentique et poétique du réel.

Le son enveloppe les gestes

L’observation du quotidien, pour Otar Iosseliani, s’appuie sur l’absence de paroles. D’ailleurs, dans la plupart de ses films, les dialogues sont rares. Son univers est non-verbal, comme celui de Jacques Tati, auquel on le compare souvent. Le silence est donc un prérequis pour porter toute l’attention possible à la gestuelle des individus et au monde environnant. À propos d’Un petit monastère en Toscane (1988), le réalisateur disait d’ailleurs :

« Les sons du monde donnent un sens au silence des moines. Parce que j’ai fait ce film pour souligner la présence d’un monde bruyant, hurlant, et signaler la rareté de gens concentrés sur eux-mêmes et sur l’objet de leur pensée. »

« Entretien avec Otar Iosseliani : l’homme tranquille », par Marcel Jean et Micheline Dussault, 24 images, (n° 66)

Des hennissements de chevaux, des aboiements de chiens, des chants d’enfants, les bruits de l’outil qui fauche l’herbe, les exclamations de paysan·nes qui labourent la terre contrastent effectivement avec le silence monacal. Pêle-mêle, les sons et les gestes des hommes et des femmes de la campagne toscane se superposent et créent un tableau vivant de la réalité rurale. De même, dans La Fonte, Otar Iosseliani enregistre les bruits métalliques de l’usine pour faire percevoir aux spectateurs et spectatrices la matière sonore de ce lieu où l’on chauffe le fer. « Je travaille le son comme une composante aussi importante que l’image. L’existence du son me permet de rendre le temps plus compact », affirmait le cinéaste, attaché à donner du relief aux sources émettrices de bruits. Or, dans le cinéma d’Otar Iosseliani, les gestes fabriquent des bruits. Dans Un petit monastère en Toscane, la main qui taille la vigne exécute une rythmique percussive, dans La Chute des feuilles, l’écoulement du jus de raisin tout juste écrasé évoque les sonorités d’un petit ruisseau. Le cinéaste nous donne à entendre les bruissements de la nature, les tintements des assiettes, des verres et des couverts posés sur la table au moment du repas des vendangeurs et vendangeuses. Tous ces bruits confèrent de la matière aux gestes, qui nous semblent plus vivants encore.

Publié le 22/04/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

(Et) le cinéma d'Otar Iosseliani (fut)

Antony Fiant
L'Âge d'homme, 2002

Essai sur le cinéaste géorgien Otar Iosseliani, né en 1934 à Tbilissi, qui n’a réalisé que neuf longs-métrages de fiction depuis 1966, mais qui constituent une œuvre importante dans l’histoire du cinéma contemporain.

À la Bpi, niveau 3, 791.6 IOSS 2

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