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Le regard décalé de l’artiste Alain Bernardini sur le travail

L’artiste Alain Bernardini questionne la notion de travail et ses représentations à travers ses photographies prises en milieu professionnel. Balises présente son travail qui résonne avec la philosophie de terrain, à l’occasion de la rencontre consacrée à la philosophie de terrain et aux enjeux créatifs, organisée le 8 avril 2024.

Appareil photo en milieu professionnel
Crédits photo : Anne Bléger, Bpi

Une infirmière debout sur un brancard, une agente de nettoyage allongée sur un canapé ou sur une table à repasser, une salariée d’imprimerie perchée sur une rotative, un ouvrier assis sur une machine, un concessionnaire automobile debout sur le capot d’une voiture, un agent municipal en gilet jaune contemplant la mer, un jardinier brandissant sa fourche sur son tracteur… Ces images de l’absurde pourraient provenir d’un film de Luis Buñuel ou d’une pièce de théâtre de Samuel Beckett, mais il s’agit de prises de vue réalisées par Alain Bernardini. Issu du monde ouvrier, venu à l’art en 1988, il photographie depuis plus de vingt ans des situations improbables au travail. Comme les philosophes de terrain, Alain Bernardini se déplace au sein de l’entreprise, d’un hôpital, d’un établissement financier, d’une imprimerie, ou encore d’un garage pour questionner la notion de travail. L’artiste va de la même manière à la rencontre du personnel et invite les volontaires à contribuer à son projet artistique.

À contrecourant du travail

Les clichés d’Alain Bernardini décrivent des gestes et des actes incongrus exécutés par des salarié·es dans un cadre professionnel. Dans les mises en scène conçues par l’artiste, il est possible de crier, rire, sauter, courir, s’allonger, bailler ou rester debout à ne rien faire. Le photographe capte ainsi des postures ou agissements d’hommes et de femmes en totale contradiction avec ce qui est attendu dans de tels lieux d’activité.

En effet, la notion de travail dans nos sociétés libérales est associée à l’efficience et au rendement. Les salarié·es sont soumis·es à des rapports de domination et ont des objectifs qui leur imposent des cadences, parfois effrénées. Dans cette logique de productivité, les représentations traditionnelles du travail mettent en scène des corps saisis dans l’effort et parfois la souffrance physique et/ou mentale. Dans Distance ludique, distance critique ?, Christiane Vollaire et Lydia Martin soulignent d’ailleurs que « jeu et travail sont classiquement présentés comme deux termes antagonistes », puisque l’un provoque un moment de détente et l’autre une contrainte. Les philosophes expliquent que, lorsque les entreprises utilisent le jeu, celui-ci devient un « mode d’action du management » destiné, par le biais de challenges ou de jeux de rôles, à renforcer la cohésion d’équipe ou l’esprit de compétition et à permettre un recrutement ou une réorganisation.

Les mises en scènes ludiques imaginées par Alain Bernardini ont donc un tout autre objectif que celui des dirigeant·es. Elles ont vocation à changer le regard sur le travail.

Inventer un autre regard

 « Conscient de déranger », Alain Bernardini vient perturber nos représentations du travail. D’ailleurs, certaines expositions ont rencontré de vives oppositions, comme Monument d’images à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, en 2009, où les syndicats ont réagi fortement à la découverte des œuvres photographiques qui, selon eux, « nuis[ai]ent à l’image des salariés » (L’Humanité, 2009).

En s’attardant sur ce qui est d’habitude invisible, caché, c’est-à-dire la pause, le moment où l’on ne travaille pas, Alain Bernardini montre que, derrière le travailleur ou la travailleuse, il y a un être doté d’une personnalité et d’une identité autre que celle rattachée à sa fonction dans l’entreprise. Ses mises en scène créent une distanciation et encouragent la réflexion sur les façons d’être, de vivre en milieu professionnel, mais aussi sur les conditions de travail et la place accordée (ou pas) au bien-être.

Publié le 02/04/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Distance ludique, distance critique ? Des usages du jeu dans les dispositifs de travail et de leurs enjeux politiques

Lydia Martin et Christiane Vollaire
Loco, 2022

Cet ouvrage aborde la notion de travail et de la distance critique nécessaire pour appréhender ses pratiques en milieu professionnel. En quoi le jeu favorise-t-il une mise à distance qui permet aux salarié·es de questionner leurs pratiques sur leur lieu de travail ? Le jeu peut aussi devenir un outil managérial employé à des fins de productivité ou de compétitivité. Quels sont les usages du jeu en milieu professionnel et dans quelle mesure permet-il d’adopter un regard critique sur le travail et ses représentations ?

"Eh Didier, t'as récupéré ta clé de 7" ou Comment faire ce qu'on a vraiment envie de faire [exposition, Vitry-sur-Seine, MAC-VAL, 2 février-29 avril 2007]

Alain Bernardini
MAC-VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne, 2007

Publié à l’occasion de l’exposition tenue au MAC-VAL en 2007 dans le cadre du cycle Zone de productivités concertées, l’ouvrage présente le travail d’Alain Bernardini et comporte également un entretien avec l’artiste.

À la Bpi, Niveau 3 Art, 70″20″ BERN 2

 

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