Sous ses airs juvéniles, Elliot Lepers est déjà un web-activiste chevronné. En mêlant habilement numérique et politique, ce jeune designer agite internet avec ses actions coup-de-poing. Son but ? Faciliter les usages pour émanciper le citoyen.
Comment devient-on « designer de politique » ?
Je suis entré aux Arts déco à dix-sept ans. Pendant ma scolarité, je me suis progressivement éloigné d’une pratique artistique pour arriver à une pratique 100 % politique. Ma principale critique concernait l’absence de politique dans le parcours des élèves. Je pense qu’une école publique qui investit autant pour former des étudiants porte une responsabilité d’État. Les questions que je voulais poser, c’est : comment veut-on former des créateurs ? Quel rôle a un créateur dans la transformation de la société ? Comment est-ce qu’on pense l’usage, c’est-à-dire la relation entre l’humain et l’objet ?
Je revendique aujourd’hui l’héritage et la pratique du design, ma position d’auteur et ma posture d’artiste, mais dans un champ qui n’est pas habituel quand on sort des Arts déco. Je travaille en free-lance depuis que j’ai dix-huit ans, j’ai monté une première société, une agence web qui collabore avec des institutions sur les problématiques de transformations, par exemple le passage aux logiciels libres, etc. J’ai ensuite monté une seconde boîte qui est plus un laboratoire sur la pratique, sur l’engagement. Comment est-ce qu’on invente de nouvelles formes de pratiques politiques ? Comment est-ce qu’on arrive à créer des mouvements sociaux ?
Pouvez-vous nous parler de trois de vos actions en ligne : MachoLand, Amazon Killer et 90 jours ?
Je développe depuis que j’ai seize ans, en bidouillant. Je suis autodidacte — comme dans beaucoup de mes pratiques —, j’ai appris la base, suffisamment pour pouvoir prototyper tel ou tel projet. Le développement informatique sur le web a la particularité d’être ouvert, n’importe quel site est accessible en un raccourci clavier. On peut décortiquer le processus de fabrication.
Comprendre le fonctionnement d’un programme informatique permet d’alimenter la création.
Nous avons été trois à porter le projet MachoLand. Il s’agit d’une plateforme participative sur laquelle chaque internaute peut signaler des propos, photos ou événements qui lui semblent sexistes. Le concept a ensuite été beaucoup repris, notamment par la presse féminine en ligne. Après, Amazon Killer, c’était un prototype au départ, un test que j’ai codé en deux heures et qui a été pas mal téléchargé ! C’est une extension que l’on installe sur son navigateur et qui intègre un bouton « acheter en librairie » sur le site d’Amazon. En cliquant, vous êtes redirigé sur le site Place des Libraires. Ce qui est intéressant, c’est que cette application ne s’accompagnait d’aucun manifeste, d’aucune tribune incriminant Amazon. On n’a pas eu à justifier le bien-fondé d’un tel dispositif, il était simplement le support de l’expression d’une conviction qui préexistait.
L’application 90 jours a été lancée en 2015, au moment de la COP 21, pour accompagner une transition écologique au quotidien. Aujourd’hui, elle a été téléchargée plus de 250 000 fois, ce qui est colossal pour une application qui vous demande d’arrêter de manger de la viande et de vous laver avec un pain de savon ! Elle a permis de réconcilier pas mal de gens avec l’écologie. On a beaucoup travaillé sur le « premier pas », le bon point d’entrée qui convaincra l’utilisateur grâce à des défis sur mesure. On déploie aujourd’hui des versions de l’application adaptées au monde de l’entreprise, en lien avec une politique de responsabilité sociale et environnementale, pour créer un engagement collectif.
J’ai choisi ces différents combats parce que pour moi, ils permettent de définir une société. C’est important de montrer que les points de luttes sont interconnectés : le féminisme, l’écologie, nos modes de consommation. J’aime aussi me positionner en tant que novice dans un domaine, parce que l’objectif d’une lutte pour qu’elle devienne plus large, c’est de toucher des novices. Il faut comprendre quel est l’élément déclencheur qui fait qu’on rejoint une cause, les mécanismes qui nous font nous engager.
Comment articulez-vous la notion de design avec l’engagement individuel de chaque citoyen ?
Dans mon travail, je m’interroge sur les conditions qui permettent à une conviction d’émerger ou de simplement s’exprimer. Aujourd’hui, on se rend compte que beaucoup de gens ont envie de faire autrement, mais pour des questions de design, ils ne le font pas. Effectivement, l’alternative est souvent plus compliquée, moins belle aussi. Il y a tout un tas de paramètres de l’ordre du sensible ou de l’irrationnel qui rendent ces alternatives responsables beaucoup moins pratiques. Alors, comment arriver, par un outil ou une solution technologique simples, à passer de la prise de conscience à la mise en pratique ?
Reprenons l’exemple d’Amazon, c’est un bijou d’usage : on peut acheter en un clic, payer en un clic, notre adresse et notre carte bleue sont déjà configurées. C’est tellement simple ! Lorsqu’on cherche un livre sur Google, le premier résultat, c’est Amazon. L’idée d’Amazon Killer, c’était donc de créer une sorte de bretelle de sortie. On vient perturber en prenant en compte les problématiques d’usage et la quête de la facilité. Après, on ne peut pas décider quel sera l’usage, on met à disposition, on crée une potentialité.
Au fond, la posture du designer, c’est aussi de prendre en compte notre médiocrité. Par principe, personne n’a envie de changer ses habitudes. Comment fait-on pour qu’une nouvelle pratique soit adoptée par plein de gens ? On leur facilite la tâche, on fait en sorte que ce soit naturel. Un objet majoritaire, c’est un objet qui est conçu pour être utilisé massivement, et ça nécessite du design.
Vous revendiquez donc une politique du « faire » ?
Aujourd’hui, pour plein de gens, mettre un bulletin dans une urne n’a pas vraiment de valeur, parce que ce ne sera pas suivi d’effet. En revanche, beaucoup retrouvent le goût de la pratique politique par le « faire » : de moins en moins de jeunes votent, mais de plus en plus arrêtent de manger de la viande. Pour moi, c’est symptomatique : il y a un glissement dans l’engagement, qui se manifeste à d’autres endroits. C’est très compliqué de changer le monde… C’est beaucoup plus simple de se changer soi-même, et si chacun le fait, alors on a changé le monde. Je crois beaucoup aux groupes humains qui se mettent ensemble et qui discutent. Et je crois aussi à l’État, très interventionniste, je pense qu’on a besoin de réglementer la société, sinon c’est l’économie qui gagne, c’est l’économie qui dirige le sens de l’histoire.
Propos recueillis par Floriane Laurichesse, Bpi
Article paru initialement dans de ligne en ligne n°23
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