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Appartient au dossier : Portraits d’artistes en exil

Portraits d’artistes en exil #5 : Sara Kontar

Sara Kontar est une photographe syrienne arrivée en France en 2015, à l’âge de dix-neuf ans. Pour Balises, elle retrace son parcours d’artiste et décrit l’une de ses œuvres, en écho au cycle « Migrants, réfugiés, exilés » organisé par la Bpi en 2022.

Une jeune femme de dose accrochée à un rocher. L'image s'efface.
Sara Kontar, Mes racines me font mal (extrait d’un rêve) © Sara Kontar

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« Je suis née en Libye mais je suis syrienne et j’ai passé ma jeunesse en Syrie, entre cinq et dix-neuf ans. J’ai toujours aimé le dessin mais, là-bas, l’art n’est pas considéré de la même manière. C’est donc l’architecture que j’ai étudiée pendant un an à Lattaquié, dans le Nord. Puis j’ai déménagé à Damas, en 2015. À ce moment-là, ma mère est partie en France grâce à une opportunité professionnelle, et elle a décidé de rester et de demander l’asile. Je me suis rendu compte que je n’avais pas envie de continuer à étudier l’architecture. De plus, à Damas, la guerre était beaucoup plus présente qu’à Lattaquié. Cela faisait plusieurs années qu’avec mon frère jumeau, resté à Lattaquié, nous parlions de poursuivre nos études ailleurs. En décembre 2015, les frontières avec la Turquie étaient sur le point de fermer, et en quinze jours nous avons pris la décision de rejoindre ma mère. 

Notre traversée de la Turquie jusqu’à la France a pris deux mois, et c’est là que la photographie a commencé à devenir importante pour moi. J’ai toujours aimé la photographie, mais je n’avais jamais eu l’occasion d’avoir mon propre appareil. Quand nous étions en Turquie, j’ai hésité à prendre des photos avec mon téléphone. Mais c’était un moment dur, et j’avais l’impression que je voudrais l’oublier.

Une fois en France, j’ai décidé de faire des études d’art. Par hasard, j’ai appris qu’il existait un programme d’accueil, à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, pour les étudiants migrants, avec des cours de français et un accès à l’école. J’ai eu la seule place disponible mais c’était la fin de l’année, et j’ai poursuivi ce programme l’année suivante. En même temps, j’ai passé le concours et je suis entrée en section animation. J’ai réellement commencé à découvrir l’art. En première année, nous avons participé à des ateliers de photographie argentique. Cela m’a intéressée, et comme une élève vendait son appareil, je l’ai acheté. C’est à ce moment-là, en 2017, que j’ai commencé à pratiquer la photographie.

Cela faisait presque trois ans que j’étais en France, et j’ai commencé à ressentir le choc qu’avait été ma traversée. Là, les photos que je n’avais pas faites en Turquie m’ont manqué. J’étais frustrée de ne pas avoir ces souvenirs, alors que mon corps n’avait pas oublié le traumatisme, que cela revenait dans mes rêves… J’ai compris l’importance de garder des fenêtres ouvertes sur le passé. J’avais envie d’exprimer des sentiments liés à l’exil, à mon histoire. Comme j’étais loin de mon environnement, j’aurais voulu prendre des photos de ma maison, des paysages en Syrie… Mais en tant que réfugiée, je n’y ai pas accès. J’ai donc commencé à créer un monde imaginaire, et ma pratique s’est orientée vers la mise en scène. Je demande aux gens de se positionner d’une certaine manière, et j’expérimente des techniques. J’aime l’argentique car cela donne de la matière, au sens de texture, mais aussi au sens où ces images sont plus difficiles à perdre. J’avais envie de prendre ces photos dans mes mains.

Il y a environ un an et demi, un projet s’est mis en place : je voulais montrer ce que c’était que d’avoir un espace inaccessible, et le rapport aux racines et à la terre, mais pas de manière politique, plutôt comme un souvenir d’enfance. Le sujet peut être politique mais les images ne le sont pas. J’ai donc réalisé deux séries qui se répondent. D’abord, j’ai commencé à prendre en photo des maisons inaccessibles, cachées par des arbres, détruites, abandonnées, dissimulées par des bâches et des échafaudages, en France ou pendant mes voyages… Parfois, en double exposition ou avec d’autres techniques, je rendais certaines maisons inaccessibles de manière onirique.

En parallèle, j’ai travaillé les corps sur les rochers. Ce sont des corps endormis ou accrochés, en lien avec la terre et en train de rêver. Sur cette image, j’ai demandé à une amie de s’accrocher aux rochers. L’effet a été obtenu avec une pellicule particulière, qui diffuse la lumière sur le grain, ce qui fait entrer dans ce monde de rêves. Le résultat est assez imprévisible. J’aime faire confiance à la matière et ne pas savoir immédiatement ce que cela va donner.

La photo a été prise en Grèce. J’étais en vacances et je n’avais pas prévu de réaliser cette série. Mais, en venant en Europe, j’étais passée par la Grèce. La nature là-bas ressemble beaucoup à la nature en Syrie – la terre sèche, l’air, les odeurs, les plantes… Et cela a provoqué des souvenirs. De plus, lorsque j’étais en Turquie, la Grèce était l’étape la plus importante de la traversée. C’était le moment où on arrivait en Europe, c’était le plus dangereux, lorsqu’on a pris le bateau, et c’est ce qui a pris le plus de temps. Après la Grèce, nous avons mis dix jours à arriver en France, mais avant, il y a eu cinquante jours d’attente, nous avons essayé plusieurs fois de traverser… Alors je me suis dit qu’il fallait faire un shooting. Cela a duré deux jours. J’aime que ce soit mes amis sur les photos. D’une certaine manière, ils sont un reflet de ma vie actuelle, et ils font ici le lien avec mon passé. La série est maintenant terminée. Elle s’appelle Mes racines me font mal (extrait d’un rêve), car j’avais rêvé d’un bébé qui me disait cette phrase. »

Publié le 28/03/2022 - CC BY-SA 4.0

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