Interview

Appartient au dossier : Migrants, réfugiés, exilés : parcours heurtés

Créer en exil
Entretien avec Ariel Cypel

Politique et société

© Mahmoud Alshara

Comment retrouver l’inspiration et la force de créer après avoir fui son pays et connu les périls d’un parcours migratoire ? Depuis 2017, l’Atelier des artistes en exil accueille et accompagne les artistes migrants, nous explique Ariel Cypel, son cofondateur, pour accompagner le cycle « Migrants, réfugiés, exilés » qui se tient à la Bpi en 2022.

Comment votre association est-elle née ?

L’Atelier des artistes en exil a été créé par Judith Depaule et moi-même. Nous dirigions un théâtre à Paris, Confluences, qui était en grandes difficultés économiques. Nous avons lancé un appel en 2015, Ouvrons nos lieux. L’idée était la suivante : dans les espaces culturels, il y a des loges où on peut dormir, des machines à laver, des fers à repasser, des douches, et si chaque lieu culturel hébergeait un réfugié, un couple, une famille, il donnait l’exemple de la façon dont la culture pouvait se positionner sur ces questions. Nous avons hébergé quatre personnes pendant deux ans. 

En parallèle, nous avons organisé un festival, Péril Syrie, avec des artistes syriens. À cette occasion, nous avons compris qu’ils avaient les mêmes problèmes que tous les réfugiés, plus les problèmes spécifiques des artistes, et que rien n’était prévu pour eux. Nous avons décidé de créer un lieu destiné aux artistes en exil. Nous n’avions pas idée de l’énorme besoin auquel nous répondions, des créateurs mais aussi des institutions culturelles et des élus qui avaient envie d’agir. 

Depuis combien de temps l’association existe-t-elle ? 

L’Atelier des artistes en exil existe depuis 2017. Nous avons commencé à deux bénévoles et nous sommes maintenant une vingtaine de salariés. Nous avons aussi un appui hors norme de bénévoles : environ cent quatre-vingts personnes, dont une dizaine d’avocats et de psychologues. Nos subventions proviennent du ministère de la Culture, du ministère du Travail, de la Ville de Paris, d’un certain nombre de fondations qui soutiennent nos actions et enfin, pour un peu moins d’un tiers, de l’autofinancement. Nous salarions beaucoup d’artistes car nous vendons les spectacles et nous pouvons coproduire leurs œuvres.

Quelles sont vos missions ?

Nous sommes d’abord un lieu de travail parce que la reconnexion des artistes à leur travail est un enjeu immédiat. Par exemple, sont arrivés à l’atelier des peintres qui n’avaient pas peint depuis sept ans. Mais on ne peut pas créer en vain, il faut diffuser son travail, devenir professionnel en France. On a beau l’avoir été dans son propre pays, il faut devenir professionnel ici. Notre deuxième priorité concerne donc l’intégration professionnelle. Quand un jeune artiste syrien n’a pas pu terminer les Beaux-Arts à Damas, il doit finir sa formation d’artiste émergent ici. Nous avons aussi eu le cas d’un chanteur de soixante ans, extrêmement connu dans son pays, mais inconnu en France. Il doit alors rencontrer des professionnels de la musique pour montrer son travail.

Je ne parle pas de l’état psychologique de ces personnes, de leur fatigue, tout ce qui est lié à l’exil. C’est le troisième volet de notre action : ne pas séparer l’action sociale de l’action artistique. Pour qu’ils redeviennent des artistes, il faut sortir de la précarité. Parfois, les gens sont dans un tel état qu’il n’y aura pas de travail artistique s’il n’y a pas de suivi psychologique. Par conséquent, quand un artiste arrive à l’atelier, il a d’abord un entretien assez long avec Judith ou avec moi pour faire une première évaluation de ses besoins.

Cette intégration professionnelle passe aussi par la question de la langue. Rapidement, nous avons créé une école de français, avec l’idée que tous les artistes du monde sont confrontés à la problématique de parler de leur propre travail. 

Enfin, nous devons permettre aux artistes d’être repérés, grâce à notre site internet en quatre langues (français, anglais, arabe, persan). C’est une base de données pour artistes et professionnels dans laquelle on trouve CV et projets. Depuis 2020, nous proposons aussi des ateliers de pratique artistique animés par des artistes en exil. Nous proposons beaucoup d’ateliers dans les centres d’action sociale de diverses municipalités qui nous sollicitent, comme la Halte humanitaire à Paris. Nous avons par ailleurs l’ambition d’ouvrir une salle qui serait destinée à tout public. Nous salarions beaucoup d’artistes dans le cadre de ces sollicitations et cela représente un tiers de notre autofinancement.

Proposez-vous une durée d’accompagnement précise aux artistes ?

Nous n’avons pas de relations contractuelles avec les artistes. Certains restent six mois, d’autres sont là depuis le premier jour. Nous établissons avec eux un contrat moral par la signature d’une charte pour accepter les règles de vie commune, pour rejeter toute forme de discrimination. Combien de temps ce processus prend-t-il ? Il n’y a pas de réponse ferme. On dit que pour s’intégrer, il faut neuf ans entre le moment où vous arrivez et celui où vous avez une vie normée. 

Nous fonctionnons avec de l’argent public, nous nous situons donc dans une relation de service public dans le domaine de la culture. Nous ne sommes pas un lieu commercial. Nous pouvons toutefois signer un contrat de coproduction si l’artiste souhaite que la structure soit porteuse de ses projets parce qu’il y a de la confiance et que c’est l’évolution naturelle de la relation.

Comment est occupée la dizaine d’ateliers ?

Nous accueillons des plasticiens, des photographes, des écrivains, des musiciens. Environ soixante-dix personnes ont un atelier permanent ici. Mais nous manquons de place. Sans prendre en compte la vague d’artistes afghans, entre quatre cents et cinq cents personnes sont passées ici depuis 2017. Aujourd’hui, nous nous occupons de cent cinquante à deux cents personnes. 

Près de quarante-cinq nationalités sont représentées, dont un Turkmène, un couple ouïghour, et plusieurs dizaines de Syriens, de Soudanais. L’origine des artistes dépend des conflits. Ils viennent donc de tout le Moyen-Orient, du Caucase, de Russie, d’Ukraine, de Chine, d’Asie du Sud-Est, de Thaïlande, et même d’Inde. Nous avons aussi des personnes en provenance d’Amérique du Sud, d’Afrique francophone et d’Afrique de l’Est.

Quelles sont les raisons de leur fuite ?

La nature des persécutions est infinie. Cela peut avoir trait à leur militantisme, au fait d’avoir créé des œuvres subversives contre les autorités. Cela peut être lié à des persécutions religieuses, à la question des origines ethniques, au genre, etc. L’asile, c’est aussi de la politique. Si vous êtes syriens ou afghans aujourd’hui, vous avez toutes les chances d’obtenir l’asile ici. Si vous venez d’un pays ami de la France, cela sera beaucoup plus difficile. 

Certains artistes arrivent-ils à rentrer dans leur pays ou souhaitent-ils y retourner ?

Non, c’est précisément le principe de l’asile : vous ne retournez plus dans votre pays. Vous y retournez quarante ans plus tard quand le régime a changé. Lors d’une demande d’asile, vous rendez votre passeport. Vos relations avec votre pays d’origine sont finies. Vous avez une autre identité. Mais la dimension de la nostalgie chez chacun et chacune est très différente. Certains disent que s’ils le pouvaient, ils retourneraient dans leur pays d’origine.

La plupart sont aussi là à cause de leur création artistique. Les artistes et les chercheurs sont les premiers visés par les régimes totalitaires. Ils représentent une pensée libre et la remise en cause des dogmes. Ils sont le caillou dans la chaussure de ces régimes . 

L’exil ou l’asile ont-ils modifié la pratique artistique ?

C’est une question fondamentale. Ce qui nous importe, c’est d’ouvrir un espace de liberté. Notre travail n’est pas de contrôler ou de diriger les artistes vers une esthétique ou vers un contenu. C’est de leur donner une vision réelle du terrain et du champ des possibles, et de les conseiller. La question s’adresse aussi aux programmateurs, car certains nous disent que s’ils font appel à des artistes en exil, ils veulent des œuvres sur l’exil.

Mais l’exil est partout dans leurs œuvres. Certains l’abordent de façon frontale et d’autres par des chemins détournés. Leur parcours, l’état dans lequel ils sont et l’état du monde d’où ils viennent sont des choses qu’ils évoquent avec leur esthétique, leur regard. La question du décalage est centrale. Des artistes se sont rencontrés ici alors que rien ne les aurait rapprochés, un musicien syrien et des musiciens ouïghours par exemple. 

La question de l’éducation et de la culture se pose également. Certains artistes confirmés ont eu une éducation très pauvre car ils n’ont eu accès à rien jusque-là. Nous avons beaucoup de partenariats avec des musées et d’autres institutions culturelles parce qu’il faut qu’ils puissent rattraper le temps perdu et toutes les richesses dont on les a privés. Cela contribue à l’évolution de leur propre esthétique, de leurs œuvres et de la façon dont ils vont aborder leur art. Et il faut du temps pour tout ça.

Publié le 17/01/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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Créer dangereusement : l'artiste immigrant à l'œuvre

Edwidge Danticat
Grasset, 2012

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À la Bpi, niveau 3, 821 DANT 4 CR

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