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Appartient au dossier : Le petit monde de Posy Simmonds

Les chroniques d’Angleterre de Posy Simmonds

Entre intrigues policières et comédies de mœurs, l’œuvre de Posy Simmonds constitue une chronique mordante de la vie outre-Manche. Fine observatrice de ses contemporain·es et de leur quotidien, l’autrice interroge, en arrière-plan de chaque récit, l’évolution de la société britannique. Balises se penche sur ce portrait du Royaume-Uni à l’occasion de l’exposition « Posy Simmonds, dessiner la littérature », organisée à la Bpi du 22 novembre 2023 au 1er avril 2024.

Dessin représentant Margaret Thatcher, reconnaissable à sa coiffure et son sac à main, vêtue d'une armure, devant un château rose
Posy Simmonds, « King Ironsides » (13 avril 2013) © The Guardian

Posy Simmonds aborde parfois frontalement la vie politique, en particulier dans The Guardian. En 2001, elle livre un reportage sur la campagne des trois principaux partis engagés dans les élections législatives. L’ambition documentaire est manifeste dans ses dessins préparatoires, réalisés sur le vif : Posy Simmonds retranscrit des bribes de dialogue, restitue la couleur des t-shirts que portent les militant·es et détaille, légendes à l’appui, la tenue choisie par l’épouse d’un candidat ou la composition du plateau-repas servi dans le bus des conservateur·rices.

L’humour et les commentaires personnels sont davantage présents dans les planches destinées à être publiées, par exemple dans le strip « Conservative Flight », qui retrace une journée de campagne de William Hague. Le chef de l’opposition y est décrit comme un « orateur impressionnant », mais ce texte est immédiatement suivi d’un dessin montrant un groupe d’électeur·rices tourné·es vers son épouse. En 2013, Posy Simmonds rebondit de nouveau sur l’actualité en proposant, quelques jours après le décès de Margaret Thatcher, une fable inspirée des légendes arthuriennes et du parcours de l’ancienne Première ministre.

Chroniques du quotidien

Au-delà de ces incursions ponctuelles dans les milieux parlementaires, la politique constitue une thématique récurrente dans l’œuvre de Posy Simmonds : elle transparaît dans la caractérisation des personnages, dans leurs préoccupations et dans leurs choix de narration. De mai 1977 à juin 1987, la dessinatrice signe un strip hebdomadaire pour la page féminine du Guardian. Elle y dépeint le quotidien de Wendy Weber, Trish Wright et Jo Heep, trois femmes amies depuis l’adolescence, désormais mariées et mères de famille. 

En 420 épisodes, Posy Simmonds brosse le portrait des classes moyennes blanches et urbaines et dissèque leurs petites hypocrisies, leurs angoisses et leurs idéaux mis à mal par les années Thatcher : « le cœur à gauche, sincères, un peu fumeux, pleins de bonnes intentions », ses personnages soutiennent l’école publique tout en lorgnant vers l’enseignement privé, rendent visite à un ami anthropologue devenu épicier dans un village de pêcheur·ses, et laissent un peu de poussière sur leurs meubles pour prouver qu’iels n’emploient pas de femme de ménage. Posy Simmonds développe un humour référencé, dont le succès repose sur des similitudes entre la cible de ses dessins et le public visé par le journal : le milieu social gentiment moqué dans ses strips est immédiatement reconnaissable pour les lecteur·rices du Guardian – un quotidien assimilé au centre gauche, au point d’en devenir une caricature dans certains articles parodiques et discours politiques.

En 1988, elle élargit cette fresque sociologique du Royaume-Uni en proposant chaque mois, dans une page en couleur du Spectator, le portrait satirique d’un individu fictif – marchand d’art ou courtier en phase avec les valeurs conservatrices du magazine et de l’époque. En 1992-1993, ces personnages rejoignent les Weber dans un nouveau strip hebdomadaire réalisé pour The Guardian. La mise en scène de leurs revers financiers constitue alors un discret commentaire de la récession économique qui touche le pays.

Satires sociales

S’inspirant aussi bien de son propre milieu que de passant·es croisé·es dans la rue, Posy Simmonds poursuit son exploration de la société britannique avec Gemma Bovery et Tamara Drewe : deux récits d’envergure publiés en feuilleton dans The Guardian, puis rassemblés en roman graphique en 1999 et 2007. Optant pour un cadre rural, elle s’amuse des élucubrations des classes moyennes urbaines sur les vertus de la vie au grand air, qui nourrissent le fantasme anglais du cottage et du petit village authentique – « un lieu où Culture et Style marchent main dans la main, où vivre est une affaire sérieuse, où la nourriture n’est pas saturée de produits chimiques. Où l’immobilier se vend pour une bouchée de pain. » Posy Simmonds épingle aussi, en creux, les politiques d’austérité et de privatisation des services publics : ce sont les personnages vivant depuis toujours à la campagne qui, dans Tamara Drewe, pointent le manque de transports en commun, la faillite des petites exploitations agricoles, les difficultés financières de familles marquées par le chômage, et surtout l’absence de perspectives de la jeunesse rurale.

Dans Cassandra Darke, autre roman graphique paru en 2018, Posy Simmonds fait de la capitale britannique le miroir grossissant d’une société fracturée : évoluant dans un quartier chic de Londres, le personnage principal est entouré d’immeubles de bureaux et de belles maisons vides, tandis que la spéculation immobilière repousse une grande partie de la population en périphérie de la ville. En se rendant finalement dans « l’est lointain, vers une station dont [elle] ignore jusqu’au nom », Cassandra découvre des rues grises, où les maisons délabrées voisinent avec les magasins à prix unique, les agences de prêt sur gage et les devantures condamnées. Néanmoins, elle remarque aussi « des lumières de Noël dans les vitrines et des éclats de rire sortant des pubs », ce qui contraste avec la morosité de son propre quartier.

À ce fossé économique s’ajoute donc une rupture sociale et générationnelle. La vieille marchande d’art est d’abord indifférente au sort des inconnu·es qui croisent sa route et se moque souvent de sa nièce, qui dénonce le sexisme des peintures anciennes en menant des performances burlesques dans les musées – ce qui renvoie à des débats particulièrement prégnants au Royaume-Uni. La jeune femme affiche aussi une certaine culpabilité face aux avantages qu’elle retire pourtant volontiers de son milieu privilégié – une mauvaise conscience qui affleurait déjà chez les Weber et leurs ami·es dans les années 1980 et, dans une moindre mesure, chez l’universitaire en villégiature dans Tamara Drewe. Les personnages de Posy Simmonds s’inquiètent fréquemment de leur image et du statut social qu’on leur prête, dans une œuvre qui explore les spécificités et les différences de classe – là encore, une notion aisément mobilisée outre-Manche.

Un humour très britannique

Dans ses dessins de presse comme dans ses romans graphiques, Posy Simmonds déploie un humour typiquement britannique, fait d’allusions, de litotes et d’une pointe de cynisme. Cet art de l’understatement se retrouve dans ses commentaires de la société anglaise, qui occupent rarement le premier plan mais sont toujours présents dans les digressions d’un·e narrateur·rice, les marges d’un dessin ou les interstices de l’intrigue – à la manière des miliciens ou des voleurs de poules qui, chez Jane Austen, rappellent au détour d’une page les guerres napoléoniennes ou la raréfaction des accès aux zones de chasse.

Cassandra Darke s’ouvre ainsi sur une scène de rue : le personnage principal est placé au centre, devant des passantes chargées de sacs et des vitrines illuminées évoquant l’opulence des fêtes de Noël ; mais en périphérie de l’image se distingue un homme frêle, portant la veste rouge caractéristique des vendeur·ses de The Big Issue – un journal distribué par des personnes sans domicile. Dans cet exemple transparaît le sens du détail et de la composition qui, au-delà de l’intrigue apparente, transforme chaque album de Posy Simmonds en chronique aussi discrète qu’affûtée de la société britannique.

Publié le 06/11/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

So British ! L'Art de Posy Simmonds

Paul Gravett
Denoël Graphic, 2019

Le critique de bande dessinée Paul Gravett propose ici la première biographie de Posy Simmonds. Suivant un fil chronologique, l’ouvrage revient sur l’enfance et la formation de l’autrice et dessinatrice, avant d’aborder l’ensemble de sa carrière – de ses premiers dessins de presse jusqu’à ses romans graphiques, en passant par ses albums pour la jeunesse. L’ensemble est illustré de nombreuses planches offrant un bel aperçu de l’œuvre de Posy Simmonds, y compris de ses publications non traduites et inédites en France.

À la Bpi, niveau 3, 767 SIM

« Posy Simmonds: Essentially English », par Paul Gravett | PaulGravett.com, 3 juin 2012

Consultable sur le site Internet de Paul Gravett, cet article en anglais retrace la carrière de Posy Simmonds à l’occasion d’une rétrospective que lui a consacrée le Centre belge de la bande dessinée en 2012. Le texte est accompagné de plusieurs planches illustrant l’évolution de son travail sur plusieurs décennies.

« So British, So French: Posy Simmonds & Catherine Meurisse Do Pulp » | The Comics Journal, 18 avril 2019

L’autrice et journaliste anglo-américaine Cynthia Rose revient sur la place du Royaume-Uni dans l’œuvre de Posy Simmonds, en écho à une exposition proposée en 2019 par La Ferme du Buisson, dans le cadre du Pulp Festival, et à une rencontre entre Posy Simmonds et Catherine Meurisse organisée à cette occasion. Cet article en anglais est publié par The Comics Journal, une revue en ligne proposant également une critique de Cassandra Darke par l’historien de l’art Matthias Wivel.

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