Sélection

Appartient au dossier : Le grand reportage, façon prix Albert-Londres

Prix Albert-Londres : les livres primés

Le prix Albert-Londres récompense depuis 1933 des journalistes de moins de quarante ans pour des enquêtes ou des grands reportages parus dans la presse écrite. À partir de 1985, un prix est décerné aux documentaires audiovisuels. Depuis 2017, des ouvrages, qui se distinguent par leur engagement et leur qualité littéraire, sont également primés. À l’occasion de la rencontre « Profession reporter » en décembre 2022 à la Bpi, Balises vous présente les cinq premiers ouvrages à avoir reçu ce prix.

Publié le 28/11/2022 - CC BY-SA 4.0

Les Revenants : ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France

David Thomson
Seuil & Les Jours, 2016

Grand reporter, David Thomson a rencontré et interrogé pour cet ouvrage des dizaines de témoins, revenu·es de Syrie et d’Irak, où iels ont participé aux activités d’Al-Qaïda ou de l’État islamique entre 2012 et 2016. S’il est difficile de dessiner un profil type de ces « revenant·es » , quelques traits communs se dessinent sans être tout à fait exclusifs : des personnes jeunes — la plupart n’ont pas trente ans —, issu·es de milieux populaires, et le plus souvent de culture musulmane. Mais des jeunes venu·es de familles bourgeoises ou de culture chrétienne ont aussi pu se joindre au jihad. Refusant la culture occidentale, jugée excluante et consumériste, iels partent à la recherche d’un Islam idéal, où la charia serait appliquée sans compromis et où iels pourraient réaliser leur rêve d’accomplissement, à la fois personnel et collectif, spirituel et matériel. L’État islamique leur proposait, essentiellement sur les réseaux sociaux, les images de cet idéal : célébrité, confort et respect dans une société unie. La plupart sont revenus au moins partiellement déçus de leur expérience. Pour les hommes, la désillusion est venue des combats auxquels ils étaient conduits après une préparation sommaire, bien loin de l’aventure glorieuse présentée sur les réseaux. Les femmes ont connu les maqqars, ces maisons où les femmes célibataires ou veuves sont enfermées et surveillées en attendant qu’un mariage, convenu en quinze minutes, ne les « libère ». 

Si certains « revenant·es » ont finalement rompu avec la vision extrémiste de leur religion, pour d’autres, le jihad se poursuit à leur retour. Pour beaucoup d’entre eux, hommes ou femmes, la France demeure un objet de détestation et l’Islam un idéal à accomplir en respectant à la lettre les préceptes coraniques. L’action terroriste et le martyr restent envisagés comme un objectif hautement désirable et la condition pour accéder au paradis. La prison, qui les attend souvent à leur retour, se montre parfaitement inefficace : selon l’auteur, elle est surtout un espace de radicalisation et d’enrôlement. Quant aux projets de déradicalisation menés par l’État français, ils manquent de moyens et n’intègrent pas la compréhension du phénomène jihadiste nécessaire pour faire dévier les jihadistes de leur trajectoire.

En choisissant de donner la parole à celles et ceux qui ont vécu le jihad de l’intérieur, David Thompson permet de comprendre la séduction exercée par cette idéologie meurtrière. Ses interlocuteur·rices dévoilent dans leurs propos leurs motivations, qui mêlent à l’idéalisme religieux un désir de revanche sociale et un projet politique alternatif à celui de l’Occident. L’ouvrage, souvent dérangeant, se révèle finalement très éclairant pour appréhender le phénomène terroriste au-delà des stéréotypes. 

À la Bpi, niveau 2, 320.541 THO

L'Empire de l'or rouge : enquête mondiale sur la tomate d'industrie

Jean-Baptiste Malet
Fayard, 2017

Jean-Baptiste Malet, journaliste indépendant, découvre par hasard le rachat de l’usine française de production de sauces à la tomate Le Cabanon par une société chinoise. Quand il se rend sur place en 2011, il constate une certaine opacité autour du mode de production de l’entreprise. Il découvre surtout un stock de grands fûts de plastiques contenant du triple concentré chinois. Il n’en faut pas plus pour intriguer le journaliste, qui se lance dans une enquête minutieuse de plus de deux ans sur le marché de « l’or rouge », un produit banal et universel dont le commerce s’avère lucratif.

Jean-Baptiste Malet explore les archives des producteur·rices et transformateur·rices de tomates, lit la presse spécialisée comme la revue Tomato News, visite des musées à la gloire des grands groupes agro-industriels et arpente les salons spécialisés dans l’industrie de la tomate. Il identifie et approche les acteur·rices historiques comme les nouveaux·elles industriel·les, ainsi que celles et ceux qui travaillent du côté de l’ingénierie, des douanes, de l’agronomie, de la génétique. Mais il recueille également la parole des ramasseur·euses et des petit·es producteur·trices. Son enquête le mène aux quatre coins du monde : en Italie, pays réputé pour la qualité de ce produit phare de sa gastronomie ; aux États-Unis, où les communautés italiennes ont diffusé leurs habitudes alimentaires ; en Chine, où le fruit est cultivé depuis les années deux mille alors que les Chinois·es ne consomment guère de tomates ; au Sénégal et au Ghana, où la production locale est menacée par les importations. Derrière le storytelling à base d’artisanat, de soleil et d’origines traditionnelles, dans des contenants ornés de tomates appétissantes, les consommateur·rices trouvent en fait un seul et même produit à base de triple concentré, principalement d’origine chinoise. 

Journaliste engagé, Jean-Baptiste Malet est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages dans lesquels il décrypte les rouages d’un système économique. Il a notamment travaillé comme intérimaire pour la société américaine Amazon avant d’en raconter son fonctionnement interne dans l’ouvrage En Amazonie : infiltré dans le meilleur des mondes (Fayard, 2013). Il poursuit son entreprise de décryptage du capitalisme avec cette enquête sur la tomate, déclinée à la fois en un long métrage documentaire réalisé par Xavier Deleu (L’Empire de l’or rouge, 2017) et en un livre éponyme qui se lit comme un thriller. L’auteur entraîne ses lecteur·ices de découverte en découverte. Il met en lumière les enchaînements de décisions ou d’événements motivés par la quête de rentabilité. Il pointe les dérives d’un système ultralibéral : industrialisation, délocalisation, tromperie, contournement des lois, fraude, corruption, laxisme des États, vide juridique, exploitation de la main d’œuvre, emploi des enfants, migration, appauvrissement et dépendances… Il ne propose ni solution ni boycott, mais expose un modèle transposable à l’ensemble des secteurs économiques, qui explique les inégalités économiques et sociales de nos sociétés.

À la Bpi, niveau 3, 339.1 MAL

Le Parfum d'Irak

Feurat Alani
Arte éditions, 2018

Feurat Alani a neuf ans quand il découvre l’Irak. Né en France, de parents irakiens, il ignore encore tout de ce pays et de ses oncles et tantes. La rencontre est pourtant enchantée : il y a d’abord le chaleureux accueil familial, puis la découverte d’un pays qui lui semble bien moderne, et enfin les glaces à l’abricot, les meilleures du monde selon lui. Si la surveillance exercée par la dictature est manifeste au point qu’on interdit aux enfants de prononcer le nom de Saddam Hussein dans la rue, elle n’empêche pas la vie de s’écouler tranquillement. Feurat tombe amoureux du pays dès ce premier voyage. Quand il retourne en Irak, en 1992, la première guerre du Golfe a laissé des traces. L’embargo le prive de chocolat et les glaces à l’abricot sont devenues un produit de contrebande. Il y retourne en 2002, puis, devenu reporter, il suit sur place la guerre lancée en 2003 par les États-Unis, qui petit à petit s’étend et se transforme. La disparition du dictateur laisse place à une guerre entre groupes confessionnels, entre milices armées par des puissances étrangères, entre riches et pauvres…

À la fois témoignage et reportage, ce récit de Feurat Alani raconte, à travers mille tweets écrits en 2016, la vie d’un pays qui s’effondre sous les coups de guerres successives. Mais, loin des discours géopolitiques et du spectacle télévisé des combats, il s’attache à décrire les sensations découvertes pendant ses voyages. D’abord le goût des glaces et des dattes, les odeurs de thé chai et de cardamome. Puis viennent les bruits de la guerre, des bombes et des mitrailleuses dont il apprend à reconnaître la marque et l’origine. Pour les lecteur·rices, l’Irak n’est plus ce pays lointain ravagé par les bombes et le terrorisme, mais une réalité concrète, peuplée de personnes, devenues des dommages collatéraux, qui essayent de vivre leur vie malgré tout. Le récit s’accompagne de nombreuses illustrations par Léonard Cohen, qui s’attachent à représenter les impressions du jeune garçon puis du journaliste, et à donner une autre image de cette guerre sans fin. Le texte et ses illustrations ont été adaptés en série d’animation pour Arte en 2019.

À la Bpi, niveau 1, 079.3 ALA

Alpinistes de Staline

Cédric Gras
Stock, 2020

Écrivain spécialiste de l’espace post-soviétique, Cédric Gras retrace dans cet ouvrage le parcours vertigineux des frères Abalakov, héroïques alpinistes de la période stalinienne. Élevés dans une famille bourgeoise et commerçante de Sibérie, Vitali et Evgueni déménagent à Moscou au milieu des années vingt. Le premier devient ingénieur, et le second sculpteur – du moins durant l’hiver, car l’été est dédié aux expéditions et aux exploits qui feront leur renommée. Ils enchaînent les ascensions dans le Caucase et en Asie centrale, ensemble ou séparément : le Dykhtau, le pic Staline, le pic Lénine, le Khan Tengri ou encore, vingt ans plus tard, le pic de la Victoire. L’alpinisme possède, pour eux, plusieurs dimensions. C’est un exploit physique, mobilisant un matériel souvent précaire dans un environnement hostile ; une pratique collective et politique, initiée par des hommes d’État ou soumise à leur approbation ; un outil au service de la connaissance géographique ou météorologique ; et un instrument de propagande à la gloire de l’URSS et de son dirigeant, démontrant les bienfaits de la révolution prolétarienne.

Le destin des frères Abalakov et l’évolution de l’alpinisme soviétique sont indissociables de l’histoire politique et sociale de l’URSS : Vitali et Evgueni traversent la dictature stalinienne, les purges de la Grande Terreur de 1938, les batailles de Moscou et du Caucase durant la Seconde Guerre mondiale, les débuts de la guerre froide, ou encore le rapprochement avec la République populaire de Chine, qui fait miroiter aux alpinistes russes la possibilité d’une ascension de l’Everest. Ce livre révèle d’ailleurs une connaissance fine des pays de l’ex-URSS :  l’auteur y a suivi une partie de ses études, avant d’y diriger plusieurs Alliances françaises puis d’y réaliser des documentaires. Il s’appuie aussi sur un important travail de recherche, mobilisant notamment des articles de journaux soviétiques, des archives déclassifiées du NKVD et des écrits personnels ou professionnels de Vitali, d’Evgueni, du fils de ce dernier et de figures de l’alpinisme ayant participé, de près ou de loin, à leurs expéditions ou à d’autres ascensions similaires. 

L’ouvrage comporte une dimension romanesque, liée à la vie riche de rencontres et de rebondissements des frères Abalakov, racontée avec une écriture et une construction poignantes. Cédric Gras n’invente rien. Il questionne même la fiabilité des sources, formule des hypothèses et admet, souvent, une part d’incertitude qu’il ne cherche pas à combler par la fiction mais à interroger. Nuancée et richement documentée, cette biographie est aussi une réussite littéraire, portée par une langue empreinte d’humour et de poésie.

À la Bpi, niveau 1, 079.3 GRA

Les serpents viendront pour toi : une histoire colombienne

Emilienne Malfatto
Les Arènes, 2021

En janvier 2019, Maritza Quiroz Leiva est assassinée en Colombie. Cette femme de soixante-et-un ans possède la meilleure parcelle d’une ferme en indivision, et développe par ailleurs des activités de « leader social », c’est-à-dire qu’elle se bat pour que les Colombien·nes accèdent aux droits fondamentaux. Des années plus tôt, son mari a lui-même été assassiné par des guérillero·as. Est-ce pour l’une de ces raisons qu’elle a été tuée ? Dans Les serpents viendront pour toi, la journaliste et photographe indépendante Émilienne Malfatto part sur les traces de Maritza. Afin de reconstituer son histoire, elle interroge des membres de sa famille, des ami·es, des guérillero·as repenti·es et des connaisseur·euses du contexte politique violent et instable de la Colombie. Elle se rend sur les lieux où Maritza a vécu pour mieux comprendre comment cette paysanne pauvre a dû constamment négocier avec les factions rebelles et les militaires.

Au bout de son enquête fouillée, Émilienne Malfatto ne parvient pas à déterminer avec certitude qui a assassiné Maritza. Tout au long du livre, d’ailleurs, les témoignages s’entremêlent et concordent rarement. Au fil d’un récit écrit à la première personne du singulier, l’autrice livre ainsi une réflexion indirecte sur le métier de journaliste, questionnant avec humilité la place et la définition de la vérité dans le processus d’enquête. À travers Maritza, Émilienne Malfatto parvient également à brosser le portrait d’innombrables Colombien·nes déplacé·es au fil des conflits, victimes collatérales de la guerre civile et de la corruption.

Simultanément, Les serpents viendront pour toi tient avec évidence du récit littéraire. La narratrice s’adresse à la défunte en la tutoyant, nous plaçant dans une proximité presque intime avec l’histoire. Les lieux, en particulier les contreforts luxuriants de la Sierra Nevada, où Maritza élit domicile à plusieurs reprises et où séjournent forces d’opposition et groupes paramilitaires, sont décrits dans une langue vivante et sensuelle. Un imaginaire magique affleure des atmosphères ou des personnages. Cette enquête au plus profond de la Colombie, restituée dans une prose aux accents poétiques, rappelle bien entendu certains récits journalistiques de Gabriel García Márquez, comme Journal d’un enlèvement (1996) – sans qu’Émilienne Malfatto ait à rougir de la comparaison, tant son récit est beau et poignant.

À la Bpi, niveau 1, 079.3 MAL

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