Quelle philosophie pour le 21e siècle ?
Quelles sont, de nos jours, les figures incontournables de la philosophie française ? Comment abordent-elles les enjeux du monde actuel ? Balises vous propose une sélection de ressources pour accompagner la rencontre « Philosopher aujourd’hui : qui, quoi, comment ? », proposée en novembre 2022 à la Bpi en partenariat avec le Centre Wallonie-Bruxelles.
À partir des années soixante, de nombreux·ses philosophes français·ses deviennent des figures de référence pour penser leur époque. Leurs travaux, regroupés sous le nom de « philosophie postmoderne » et appelés « French Theory » plus tard aux États-Unis, parfois ironiquement, marquent une rupture avec plusieurs courants philosophiques antérieurs. Iels proposent notamment une critique du rationalisme universel, et déconstruisent les logiques de pensée liées au langage. Iels sont néanmoins influencé·es par des approches du monde développées précédemment, comme la psychanalyse, la philosophie analytique, la phénoménologie ou encore le marxisme.
Parmi elleux, se trouvent Jacques Derrida et Jean-François Lyotard pour la linguistique, Julia Kristeva pour la philologie, Jean Baudrillard et Roland Barthes en sémiotique, Gilles Deleuze et Jacques Rancière du côté de l’esthétique, Michel Foucault en philosophie sociale, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre pour la pensée existentialiste, Claude Lévi-Strauss en anthropologie, Félix Guattari et Luce Irigaray en psychanalyse… Ces philosophes ont encore une influence profonde sur leurs successeur·es.
De nos jours, les introductions à la pensée philosophique et la vulgarisation des concepts se développent largement. Qu’il s’agisse d’ateliers à destination des jeunes, ou de conférences, d’émissions culturelles et de revues pour un public adulte, les outils de la philosophie sont mis en avant pour que chacun·e puisse réfléchir aux enjeux du monde contemporain. Mais qui sont les philosophes qui inventent ou renouvellent ces manières de penser le monde ? Quelles sont les approches de la politique et de la société, de l’esthétique, des sciences ou encore de la métaphysique qui se dégagent de leurs travaux ?
Publié le 14/11/2022 - CC BY-SA 4.0
Une philosophie politique tournée vers le collectif
En 2015, le philosophe et cinéaste Jean-Claude Monod note dans Sciences humaines : « La philosophie politique des dernières années, de son côté, a développé une approche plus inquiète de la réalité démocratique, plus attentive au sentiment d’une certaine “dépossession démocratique” et plus soucieuse de dégager les voies d’une réappropriation, par le peuple, d’un pouvoir qu’il est censé détenir mais qui paraît largement lui échapper. »
Dans cette lignée, la pertinence de certaines propositions marxistes, un temps mises de côté, est de nouveau analysée, par exemple par Frédéric Lordon ou Michaël Foessel. De cette attention à la dimension collective du fait politique se dégagent plusieurs tendances philosophiques.
Une philosophie de la vulnérabilité et du soin, celui des humain·es, des animaux et de l’ensemble de la nature, s’est développée en France après avoir vu le jour au Royaume-Uni et en Amérique du Nord. Plus largement, la réflexion sur le vivant s’en trouve affectée, par exemple dans les travaux de Frédéric Worms.
L'Éthique du « care »
Fabienne Brugère
Presses universitaires de France, 2017
Bilan de la conceptualisation du care, développée depuis les années quatre-vingt aux États-Unis. Conçu comme une éthique de la raison et des sentiments, il se fonde sur une anthropologie de la vulnérabilité et veut rendre audible la voix des femmes et des populations fragiles, tout en mettant en garde contre les dérives à la fois marchandes et bureaucratiques des sociétés néolibérales. © Électre 2017
Comme elle, la philosophe Sandra Laugier réfléchit depuis de nombreuses années aux enjeux d’une pensée du care et de la vulnérabilité, notamment en lien avec les études féministes et notre relation aux non-humains. Cynthia Fleury est une autre tenante de cette pensée du soin, envisagée d’un point de vue avant tout politique, mais aussi psychanalytique et phénoménologique.
À la Bpi, niveau 2, 300.93 BRU
La Révolution du féminin
Camille Froidevaux-Metterie
Gallimard, 2014
Une synthèse des interprétations du féminin en anthropologie et en psychanalyse. L’autrice envisage le corps féminin hors de la domination masculine, comme vecteur d’une expérience de revendication des droits individuels et d’incarnation d’une existence universelle. Le sujet féminin contemporain devient ainsi le modèle d’une nouvelle condition humaine qui articule vie sociale et vie intime.
Comme Camille Froidevaux-Metterie, d’autres philosophes français·es s’emparent des questions liées à la place des femmes dans la société et à l’identité féminine, notamment en relisant les travaux de Simone de Beauvoir, à l’image de Manon Garcia. Elsa Dorlin, de son côté, travaille plutôt autour de questions intersectionnelles, Jeanne Burgart-Goutal réactive la pensée écoféministe, tandis que Paul B. Preciado interroge plus largement les assignations de genre.
À la Bpi, niveau 2, 300.11 FRO
Où suis-je ? Leçons du confinement à l'usage des terrestres
Bruno Latour
La Découverte, 2021
Selon l’auteur, la crise sanitaire due à la pandémie de Covid-19 s’encastre dans une autre catastrophe autrement plus grave, celle du changement climatique. En de courts chapitres, il invite les lecteur·rices à tirer les leçons de l’épreuve du confinement en se demandant sur quelle Terre iels veulent désormais vivre. © Électre 2021
À la Bpi, niveau 2, 301.5 LAT
Dedans, dehors. La condition d'étranger
Guillaume Le Blanc
Éditions du Seuil, 2010
Réflexion du philosophe sur l’exclusion de fait des étranger·ères de la vie commune. Il analyse la perception de la précarité des étrangers en situation irrégulière, à partir de témoignages de membres de la Cimade, de Réseau sans frontières, de la Gisti, etc. © Électre
À la Bpi, niveau 2, 139 LEB
Le difficile dialogue des sciences et de la philosophie
Nos existences sont désormais étroitement liées à des technologies complexes, dont nous sommes pourtant loin de saisir tous les rouages. Quelle place pour une approche philosophique dans l’étude de notre manière d’être face à un monde technologique ?
Par ailleurs, les sciences parviennent de mieux en mieux à expliquer certains mécanismes cognitifs, tout en butant sur d’autres. L’avènement des neurosciences signe-t-il par exemple la fin de tout dualisme cartésien, selon lequel corps et esprit seraient deux entités séparées – autrement nommé par Gilbert Ryle en 1949 le « mythe du fantôme dans la machine » ? L’épistémologie doit-elle malgré tout continuer à séparer le cerveau et l’esprit ?
Comment, enfin, la philosophie des sciences peut-elle accompagner les recherches de la biologie ? La philosophie de la biologie est justement très active en France, à travers des figures comme Anouk Barberousse, Denis Forest, Thierry Hoquet et Philippe Huneman, qui étudient sous un angle philosophique les questions relatives notamment à la biologie cellulaire et moléculaire.
Neuropromesses : une enquête philosophique sur les frontières des neurosciences
Denis Forest
Les Éditions d'Ithaque, 2022
Le point sur l’avancée des neurosciences et leur avenir, devenu un enjeu politique et économique. Du Human brain project aux promesses de l’optogénétique ou de la cartographie des connexions neuronales, l’ouvrage guide les lecteur·rices de la pointe de la recherche à certaines de ses prétentions les plus problématiques, distinguant les projets prometteurs des développements inconsidérés ou intéressés.
Anthropologie des milieux techniques : Engrenages (vol. 1) et Machinations (vol. 2)
Jean-Claude Beaune
Champ Vallon, 2009 et 2013
Dans Engrenages, Jean-Claude Beaune analyse des milieux techniques particuliers sur des cas exemplaires (mythes, histoire, économie, communication, jeux, travail..). Cela le conduit à cette question : l’automatisme actuel crée-t-il ou non un nouvel « homme-machine », peut-être un « post-humain » ?
En miroir, les Machinations explorent la représentation humaine des milieux techniques, les qualifications de la machine quand sa réalité, sa fabrication, son usage, ses retombées impliquent des apparences, des imaginaires, des utopies.
À la Bpi, niveau 2, 391 BEA
Le Nouvel Esprit biologique
Thierry Hoquet
Presses universitaires de France, 2022
Réflexions sur les transformations à l’œuvre dans le champ de la biologie, et sur les conséquences de certaines révolutions conceptuelles, à travers les idées de symbiose, d’holobionte ou encore de processus. © Électre 2022
Dans ses ouvrages, Thierry Hoquet analyse également des questions comme les presque-humains (du cyborg au zombie), ou une approche philosophique du sexe et du genre à travers les connaissances de la biologie.
Une métaphysique tournée vers le réel ?
La métaphysique, philosophie des principes premiers de l’existence, a connu d’importantes fluctuations au fil des siècles, mais elle a pour constante de s’être souvent élevée à d’importants degrés d’abstraction. Si elle reste, de nos jours, constituée de courants divers, voire contradictoires, les travaux qui la constituent prennent davantage pour sujets des objets réels ou, du moins, concrets.
Plus précisément, tout un courant de la métaphysique revendique aujourd’hui de ne plus analyser en priorité la relation entre l’homme et le monde (suivant un héritage kantien), mais plutôt le monde comme objet à part entière. Certaines personnalités s’opposent à ce tournant, comme Isabelle Thomas-Fogiel.
Suivant une voie parallèle, le philosophe François Jullien développe depuis de nombreuses années une pensée non de l’Être, mais du vivre, inspirée de ses connaissances en philosophie hellénique et chinoise.
Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste
Claudine Tiercelin
Les Éditions d'Ithaque, 2011
Cet ouvrage, sans se laisser piéger par les illusions d’une métaphysique en apesanteur, et sans céder aux mirages du scientisme, défend le projet d’une métaphysique réaliste et rationaliste. Il évite les excès auxquels conduisent l’humilité et l’arrogance et explore les conditions d’une réconciliation entre la philosophie de la nature et la philosophie de l’intellect.
À la Bpi, niveau 2, 11 TIE
De la vraie vie
François Jullien
Les Éditions de l'Observatoire, 2020
Réflexion sur le concept de vraie vie, qui vise à résister aux mouvements de résignation et d’enlisement en refusant les déviations du quotidien tout en envisageant la possibilité d’une existence différente. © Électre 2020
À la Bpi, niveau 2, 115 JUL
À la recherche d'une esthétique nouvelle
Des figures telles que Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Alain Badiou ou Jacques Rancière restent encore aujourd’hui incontournables en philosophie esthétique. Mais où la relève se situe-t-elle ? Les arts plastiques contemporains, pour s’en tenir à eux, ne proposent pas, contrairement aux arts modernes, de paradigmes unifiés. L’art contemporain a sans doute réconcilié l’art avec la philosophie, en associant la réalisation physique et la conceptualisation des œuvres ; en revanche, son éclatement en d’infinies démarches individuelles limite le développement de réels courants philosophiques le prenant pour sujet.
Iels sont ainsi rares celleux qui, comme Raymond Bellour, Jean-Luc Nancy, Marie-José Mondzain ou Dominique Chateau, sont parvenu·es à développer une réflexion d’envergure sur les représentations artistiques au 21e siècle, à la suite de leurs recherches sur le 20e siècle. Néanmoins, plusieurs ensembles de travaux portant sur l’approche sensible des œuvres continuent de se développer de nos jours – à la suite par exemple de ceux de Daniel Arasse sur le regard en arts plastiques, ou de Laurence Louppe sur le geste dansé contemporain. Les régimes d’images de plus en plus nombreux dont se saisissent les artistes sont également étudiés, notamment du point de vue de la relation entre technologie et politique.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’à la lisière de l’esthétique, des auteur·rices comme Paul B. Preciado, commissaires de plusieurs expositions en lien avec les queer studies, ou encore Bruno Latour mettant en relation art et écologie, participent à une réflexion philosophique sur les représentations artistiques du monde contemporain.
Une épistémologie de l’esthétique, c’est-à-dire l’étude des méthodologies de recherche propres à l’esthétique, se développe également de nos jours.
Pour aller plus loin
Dossier « La philosophie aujourd'hui », par Louis Yousfi et Héloïse Lhérété | Sciences Humaines n°270, 2015
Un dossier nourri, au sein d’un magazine grand public, pour explorer les thèmes et les noms émergents de la philosophie au 21e siècle :
« (…) Plus éclatée, moins soumise à l’exégèse ou au recours à la filiation, la philosophie en France se veut désormais au carrefour des disciplines. En son sein même, les frontières se brouillent (…). Bref, elle s’imprègne du présent, sans rien lâcher de son dessein antique : la quête de vérité. »
Philosophes du XXIe siècle | Philosophie magazine
Une liste d’une trentaine de philosophes actif·ves au 21e siècle, dressée par Philosophie magazine.
Dossier « La philosophie en France aujourd'hui », en deux parties | Cités n° 56, 2013, et n°58, 2014
La revue universitaire Cités propose deux dossiers (le premier, et le second) d’une centaine de pages chacun, consacrés à la philosophie contemporaine en France. Les contributeur·rices analysent comment penser au sein d’une discipline philosophique « après… » une personnalité reconnue : quelle éthique après Lévinas, quelle psychanalyse après Lacan, quelle philosophie politique après Foucault, quelle esthétique après Lyotard…
Dossier « Où sont les philosophes ? » | La Revue générale, 2021
Frédéric Saenen (dir.)
Presses universitaires de Louvain, 2021
La Revue générale, revue belge de sciences humaines, consacre un dossier à l’importance de la philosophie au sein de la société, depuis les premiers penseurs antiques jusqu’aux esprits contemporains. En se demandant où se trouvent les philosophes du 21e siècle, les contributeur·rices s’interrogent sur la pertinence de l’exercice philosophique à cette époque.
À la Bpi, niveau 2, 132 OUS
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