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Appartient au dossier : Jean-Philippe Rameau, un style français

Rameau : contexte musical
Le style français à l'épreuve de l'Italie autour de 1700

Le Grand Siècle français se construit clairement avec l’influence italienne héritée du 16e siècle bien que le classicisme français la tempère.
Boileau synthétise l’intention dans L’Art poétique (1672) :

“Evitons ces excés : laissons à l’Italie  De tous ces faux brillants l’éclatante folie”.

vue de l'intérieur de l'opéra Garnier

L’influence de l’Italie

La coexistence et la rivalité  de deux styles musicaux

Associée à ces précautions, émerge, au cours du 17e siècle, la progressive conscience de l’existence de deux styles musicaux, italien et français.
Ainsi, malgré la politique de Mazarin, avec le soutien de la reine mère, de promotion de l’opéra italien avec le recours aux grands noms des compositeurs et chanteurs italiens, ce style ne fait pas souche en France.
En effet, le public français fait montre de réticence face à ce style de chant étranger :
stile ou genere rappresentativo, représentatif en ce sens de représentation des passions humaines, donc impliquant une grande variété d’expressions.
Le chant français, quant à lui, se définissait comme toujours doux et délicat. De plus, les œuvres lyriques italiennes proposent un texte chanté en continu, au contraire des habitudes françaises qui alternent chant et parlé.
La Fronde marque un temps d’arrêt aux spectacles italiens jusqu’en en 1654. Les dépenses importantes générées par les spectacles — on avait invité d’Italie, à grand renfort de financements, Giacomo Torelli «le grand sorcier», scénographe et ingénieur, concepteur de machines utilisées pour les mises en scène — font partie des arguments émis par le Parlement à l’encontre du gouvernement de Mazarin et sont repris sans retenue dans les mazarinades. Malgré l’invitation de Cavalli en 1660 pour le mariage de Louis XIV et Marie-Thérèse d’Espagne, la situation devient de moins en moins favorable aux italiens : Mazarin meurt en 1661 et Louis XIV congédie les derniers artistes italiens.

L’opéra de style français

Pour compléter cette évolution, Lully prend une place prépondérante sur cet échiquier, jusqu’à devenir, par ordonnance de1684, le seul autorisé à établir un opéra sur le sol français.
Il devient ainsi le véritable fondateur de l’opéra de style français. Certains auteurs ont pu évoquer, pour décrire cette situation, un ”monopole institutionnalisé”.
La musique s’intègre ainsi au programme idéologique de Louis XIV.

Il n’existe pas, bien sûr, de rupture complète entre la France et le reste de l’Europe. Les créations de Lully circulent à l’étranger, y sont même appréciées, Purcell disant de la musique française qu’elle apportait un peu plus de gaieté et d’élégance à la musique anglaise. Réciproquement, la musique italienne est diffusée dans les cercles privés. Le personnage le plus connu de ce mouvement est le curé Nicolas Mathieu de Saint-André-des-Arts qui organisait un concert toutes les semaines. Ces cercles d’amateurs éclairés touchent jusqu’à Philippe d’Orléans, le (futur) Régent qui devient l’ardent promoteur de la modernisation du style français.

Un rapprochement avec le style italien

Enfin, certains compositeurs tentent un rapprochement avec le style italien, dont surtout Campra avec L’Europe Galante (1697) qui propose des arie en italien et Orfeo n’ell inferno (1699), divertissement en italien composé pour son opéra-ballet Le Carnaval de Venise.
Ces compositeurs “post-Lully” poursuivent les expérimentation musicales en complexifiant l’écriture harmonique, en multipliant les formes des airs et surtout en utilisant des instruments de plus en plus variés dans l’orchestre. On le voit, la France reste perméable aux échanges extérieurs, cependant, la conscience aiguisée au cours de ces décennies de l’existence d’un style français voit l’émergence de défenseurs de ce style face aux influences italiennes. Ces derniers, tout naturellement, se regroupent sous l’autorité morale de Lully qui revêt après sa mort une dimension symbolique, voire légendaire.

Différences entre les styles

Une différence plus ou moins marquée entre le récitatif et l’air

De manière synthétique, on peut décrire les nuances de style entre l’opéra français et l’opéra italien comme une différence plus ou moins marquée entre le récitatif et l’air. En effet, en Italie, une distinction très nette s’opère entre le récitatif, le plus souvent secco c’est à dire accompagné de la seule basse continue, et dérivant du recitar cantando montéverdien — il est dit accompagnato lorsqu’un accompagnement instrumental est sollicité — et l’aria, partie véritablement chantée et supportée par l’orchestre. L’opéra français, dont le premier genre — au sens de plus noble — est la tragédie lyrique, est fondé sur la déclamation du texte tragique, la musique étant subordonnée au verbe et adaptée à la langue française. La conséquence, intuitivement perceptible, est la distinction beaucoup plus ténue entre récitatifs et airs, d’autant moins marquée que les airs eux-mêmes composent une réalité beaucoup plus complexe. L’air dramatique n’a pas de forme fixe telle que l’aria et peut, de fait, aller de la pure récitation à la forme mélodique construite. Il coexiste avec l’air de divertissement, héritier de l’air de cour du début du 17e siècle.
Avant Rameau, l’influence italienne, via la cantate, introduit la forme de l’aria da capo qui remplace progressivement l’air de divertissement sans détrôner l’air dramatique en forme de récitatif mélodique. Rameau hérite de cette situation d’écriture : au sein d’une scène en récitatif on trouve un type d’air plus mélodique proche de l’arioso italien ; au sein d’un divertissement, soit de petits airs soit les ariettes qui reprennent la structure de l’aria italienne ; et enfin le prestigieux air dramatique ou lyrique, à motif mélodique libre. Bien sûr, ces points n’abordent pas la part infiniment plus prégnante dans les opéras français des ballets, des choeurs et autres divertissements.
Pour résumer de manière lapidaire, on reprendra les mots de Charles-Henri de Blainville (1768) : “Notre récitatif chante trop ou nos airs pas assez.”.

La fin du baroque 

La modernité attribuée à Rameau par ses détracteurs lors de ses premières armes lyriques découle d’une musique complexe et savante, qui met en jeu ses approches théoriques bien qu’il s’agisse de deux trajectoires distinctes.
D’un point de vue musical, Rameau s’inscrit dans le baroque finissant se caractérisant par sa complexité, à l’image de la musique de Bach et Haendel, et il cherche à enrichir l’existant.
En effet, l’opéra de Rameau marque l’apogée et la fin de l’esthétique baroque dont se détourne le public, peu à peu, à partir de la Querelle des Bouffons, et qui ouvre la voie à une nouvelle simplicité annonçant l’esthétique classique.
D’un point de vue théorique, il cherche à simplifier et à dégager des principes justifiant les règles de d’écriture : l’écriture baroque, très complexe, a dépassé depuis longtemps les théories existantes et il s’agit alors de créer de nouveaux concepts à même de correspondre et de supporter tout le travail intellectuel de réflexion musicale.

Ainsi, Rameau se conforme bien à l’esprit musical de son temps, fondé sur l’esthétique aristotélicienne de l’imitation de la nature, et utilise ses découvertes en ce sens.
Le baroque finissant demeure fondé sur la
mimesis, l’imitation de la nature, in fine la nature humaine, principe valable pour tous les arts et basé sur La Poétique d’Aristote.
Musicalement, cette esthétique, se déclinant en un aspect monumental (à l’image de Bach et Haendel), consiste à transcrire les états de l’âme humaine afin que le spectateur soit à même de ressentir cet état par le médium musical, auquel tous les intellectuels confèrent une puissance évocatrice unique.
Cette force sensuelle est d’ailleurs à l’origine des débats passionnés du 18e siècle autour de l’origine de la musique, de sa composante naturelle, matérielle et scientifique, de son lien avec les langues…

L’opéra de Rameau : exprimer les passions humaines

L’opéra est donc pour Rameau le moyen d’exprimer l’ensemble des passions humaines au travers des différents genres que recoupe le terme générique d’opéra en France  la tragédie-lyrique, l’opéra-ballet, la pastorale héroïque… et d’explorer des situations variées et puissantes.
Bien que novateur et décrié comme tel au début de sa carrière lyrique, Rameau évolue pourtant dans un style en train de disparaître : aux passions répertoriées et interprétées par les artistes dans une perspective universelle, se substitue l’expression personnelle des sentiments de l’individu, rendue par un allègement de l’accompagnement.
Il s’agit de l’ ”écriture transparente” défendue par Rousseau, déjà en œuvre depuis les premières décennies du 18e siècle en Italie et qui annonce le style classique.


Innovant, Rameau l’a été sans conteste mais il est démeuré “contenu” par plusieurs éléments contextuels : une esthétique qu’il ne renie pas, le baroque finissant, une imprégnation culturelle du style français qui a fait de lui, après quelques remous, et pour les générations qui le suivront, l’héritier de Lully et l’incarnation de l’opéra français.

Publié le 02/01/2015 - CC BY-SA 4.0

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La Musique au temps des encyclopédistes

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Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2001

Un ouvrage de « pointe » sur l’esthétique musicale à la période des Lumières. Il s’attache à éclairer l’impact de la diffusion de l’Encyclopédie dans l’épanouissement du Classicisme et du Romantisme et, ce faisant, jette de nombreux feux sur Rameau et Rousseau, sur les nuances musicales qui distinguent la France de l’Europe, sur les valeurs esthétiques liées au baroque finissant…

À la Bpi, niveau 3, Espace musique, 78(091) »17″ DAU.

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Classique de l’histoire de la musique, cet ouvrage retrace l’évolution du genre baroque en France, de ses origine au Siècle des Lumières.

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Jean-Philippe Rameau, Jean-Baptiste Lully, Henry Purcell, Georg Friedrich Händel
EMI ; distrib. EMI, 2012

Disque enregistré lors de l’exceptionnel concert de 2012 du Concert d’Astrée avec la chef Emmanuelle Haïm et des interprètes aussi fameux que Natalie Dessay, Patricia Petibon, Philippe Jaroussky, Rolando Villazón, Anne Sofie Von Otter, Sandrine Piau, Stéphane Degout ou Sara Mingardo pour chanter Rameau mais aussi Haendel ou Purcell.

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