Interview

Rodolphe Burger, le lyrisme par les samples

Musique

Rodolphe Burger © Julien Mignot

C’est sans doute le seul musicien qui sample des cours de philosophie ! Rodolphe Burger ne s’interdit aucune forme d’utilisation du langage. Car le langage, quelle que soit la langue, c’est du rythme, une tonalité, des accents… Et la possibilité d’une signification diffractée. De leurs incursions en Allemagne, Olivier Cadiot et Rodolphe Burger ont rapporté Psychopharmaka. Troisième expérimentation commune, après Welche – On n’est pas indiens c’est dommage et Hôtel Robinson, pour « pulser » la langue.

La littérature est très présente dans vos chansons: Paul Celan, Jack Spicer, Shakespeare, etc… Pourtant, votre travail semble l’exact inverse de la mise en musique d’un texte littéraire comme la pratiquaient Ferrat, Ferré, etc. En quoi consiste cette différence essentielle ?

J’appartiens à cette génération qui a été traversée par le rock et qui était presque dans un rejet de la tradition française, notamment en raison du surplomb du texte. Cela a donné des chansons magnifiques, ce n’est absolument pas la question, mais moi, ce qui m’a d’emblée intéressé dans le rock et dans ces formes-là, c’est que la musique me semblait avoir le pouvoir de nous délivrer de la problématique du sens. Dès que la musique est au service du texte, il me semble qu’elle n’est pas à sa place. Ce qui m’intéresse, c’est au contraire quand la musique (qui est bien sûr une musique avec du texte) parvient à opérer sur le langage quelque chose qui le fait parler autrement. J’ai souvent travaillé avec des écrivains: Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Eugène Savitzkaya, Anne Portugal… Je les ai sollicités pour m’aider à fabriquer cet objet sans modèle que je ne savais pas comment trouver: un objet « non identifié ». Pour autant, je ne veux pas faire des choses obscures, opaques. Au contraire, je vise quelque chose qui ait l’air aussi naturel que possible.

Vous cherchez à délivrer les mots de leur sens, à les rendre à leur musicalité, à créer un nouveau langage ?

C’est très difficile de parler de ça, c’est une tellement grosse affaire que cette question du rapport langue/musique, écriture/musique… Mallarmé parlait de la « sublime jalousie » entre écrivains et musiciens. Pierre Alferi et Olivier Cadiot, avec qui je travaille très souvent, ont une extrême sensibilité à la musique. Mais ils sont farouchement anti-lyriques. Il ne faut pas leur parler de la mélodie des mots, de tout ça… Ils seraient plutôt les disciples d’Emmanuel Hocquard, qui insistait sur ce qui, dans la langue, est plutôt du côté du « squelette » : la grammaire, la syntaxe. C’est paradoxal que je fasse appel à eux qui résistent à la musicalité. De la même manière, les musiciens qui m’intéressent sont aussi, comme Ornette Coleman, de ceux qui résistent à la facilité mélodique. Il faut que les mots aient du sens mais du sens caché, du double sens, un côté mille-feuilles. Je n’aime pas le sens compact, congelé. Il me faut du bougé, non pas pour être dans le non-sens mais au contraire pour produire plus de sens. Échapper au sens mais pour en trouver un, caché. Les écrivains sont aussi dans ce rapport au langage. La question est de trouver quelles opérations permettent que la langue, même la langue maternelle, sonne tout d’un coup comme une langue étrangère, qu’on la ré-entende autrement.

Le fait de chanter en anglais comme beaucoup de rockers vous a-t-il aidé à prendre de la distance vis-à-vis de la langue ?

Oui. Mais dès le départ, il y avait le désir de trouver d’autres solutions que le simple recours à l’anglais. D’être, déjà, dans un certain anglais, qui ne soit pas ce cache-misère que l’anglais devient trop souvent, quelque chose de purement phonétique. La langue anglaise est infiniment plus plastique et malléable que le français. Elle se laisse plus facilement « musicaliser », absorber, « pulser ». Le français, lui, résiste. À l’époque de Kat Onoma, j’étais dans un désir d’expression mais pas celui qui existe dans la chanson, où le chanteur ouvre son cœur. Au contraire, d’emblée j’ai eu un rapport oblique, très vite j’ai voulu travailler avec d’autres et prélever, composer, mixer des éléments de textes, pour être le moins possible dans l’expression subjective.

Dans Welche – On n’est pas indiens c’est dommage, Hôtel Robinson, Psychopharmaka, derrière les mots, il y a des cultures, des lieux auxquels vous êtes lié. Par exemple, dans le premier vous samplez des paroles de vos proches voisins de Sainte-Marieaux-Mines, dans le dernier vous intégrez des souvenirs, comme les cours de Deleuze. Mixer les mots des autres, est-ce votre manière d’être lyrique ?

Oui, en un sens, on est dans quelque chose d’archi-lyrique. Pour moi, il n’y a rien de plus émouvant que ces voix qui tout à coup sont isolées, répétées. Le sampler, c’est la lampe d’Aladin ! On manipule des âmes, des êtres, des fantômes. La puissance évocatoire d’une voix est quelque chose d’inouï. Avec Olivier Cadiot, dans ces disques on met nos fétiches. Il y a un côté love letter adressée à des lieux, à des gens. Pour faire ces disques, on voyage ensemble, on passe du temps ensemble, on rencontre des gens. En même temps, la rêverie commune a lieu assez vite, c’est assez intense et fulgurant. Tout d’un coup on se souvient d’un cours de Deleuze où il dit: « C’est quoi le galop ? Le galop, c’est la cavalcade du présent qui passe ». Là évidemment on saute dessus, on fait une version allemande de notre première chanson : Cheval-Mouvement. On est dans ce genre d’associations arbitraires, on tricote des souvenirs. Tout l’album est truffé d’archives : de Schwitters, de Beuys, de Trio un groupe électro pop. Ce qui nous intéresse c’est de mettre Deleuze et toutes ces références nobles avec des choses qui relèvent vraiment de ce qu’il y a de plus rudimentaire dans la culture pop. On n’a pas envie d’être dans un travail de sur-production : j’aime bien entendre encore le geste initial, même dans la chose finie, cette manière de couper un peu à la hache. On ne cherche pas à enlever les coutures, on les laisse apparaître.

Après avoir été dans une forme de contre-culture, vous êtes à présent reconnu par les institutions: la Bnf, le Centre Pompidou, le Festival d’Avignon. Comment expliquez-vous ce changement de l’institution à votre égard ?

J’ai été moi-même surpris, heureusement surpris. Ça m’a permis de créer énormément de choses ces dernières années. Je suis très reconnaissant à la scène nationale de Sète ou au Festival d’Avignon. Ces gens viennent me voir pour exactement les mêmes raisons que celles qui gênaient les maisons de disques: les projets soi-disant « ovniesques ». À Avignon, il y a deux ans, j’ai fait cinq ou six choses différentes. C’est de pouvoir faire tout cela qui m’enchante. C’est beaucoup de travail, assez acrobatique quelquefois, mais c’est ça qui me passionne. À Sète par exemple, j’ai pu créer un spectacle qui me tient à cœur, une sorte de double hommage à Bashung et à Darwich. Le Cantique des cantiques, créé pour le mariage de Bashung, est mis en miroir avec un texte de Mahmoud Darwich. Là, tout d’un coup, quelque chose devient extrêmement fort et la force vient de l’ensemble de petites choses tissées, d’une histoire qui y mène. C’est comme si toutes les charges émotionnelles à un moment donné convergent, viennent densifier. C’est aussi un effet d’une fidélité dans le travail. Il y a beaucoup de gens que je retrouve: Yves Dormoy, Pierre Alferi, Olivier Cadiot, James Blood Ulmer. Je n’ai pas du tout le sentiment d’une dispersion. Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir emmener les gens d’une chose à l’autre et que ça puisse circuler, qu’il y ait des effets de contrepoint.

Propos recueillis par Philippe Berger, Marie-Hélène Gatto et Catherine Geoffroy, Bpi
Article paru initialement dans le numéro 11 du magazine de ligne en ligne

Publié le 17/06/2016 - CC BY-NC-SA 4.0

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Rodolphe Burger. Entretien avec Bastien Gallet

Depuis la fin des années 80, l’empreinte que laisse la musique de Rodolphe Burger sur la chanson et le rock français s’avère toujours plus grandissante. Après une formation de philosophe et une brève carrière d’enseignant, il fonde le groupe Kat Onoma, avec lequel il publiera six albums, puis entame en 1998 une carrière solo jalonnée d’albums décisifs, comme Meteor Show ou No Sport (2007).

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