Article

(Re)lire le génocide des Tutsi au Rwanda

La commémoration des trente ans du génocide des Tutsi au Rwanda suscite de nouvelles parutions sur le sujet. Alors que cette histoire est encore en proie à des controverses et que des procès sont toujours en cours, peut-on déceler dans ces éditions, souvent francophones, un changement de perspective dans l’étude du génocide ? Focus sur quelques publications récentes dont certaines sont présentées lors de la rencontre « Rwanda, 30 ans après. Documenter le génocide des Tutsi » en mai 2024.

Enfants traversant la frontière entre Le Rwanda et le Burundi. Sur une pancarte : Le Rwanda vous souhaite la bienvenue
Photographie retrouvée par l’autrice Beata Umubyeyi Mairesse, figurant sur le bandeau de son livre. Le Convoi © Mauro Parmesani

Outre les rééditions de titres considérés comme des références – Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi, 1994-2006 (2020) de l’historienne Hélène Dumas – les approches pour relayer cette mémoire, jusqu’ici essentiellement racontée d’un point de vue occidental, se diversifient. En plongeant dans les racines du colonialisme jusqu’à la vie des Rwandais·es aujourd’hui, historiens, journalistes ou écrivains, femmes et hommes, d’Europe et d’Afrique, documentent, assument ou se réapproprient une histoire qui a longtemps été tue ou dévoyée, et donnent directement la parole aux Rwandais et Rwandaises.

La France complice du génocide ?

La colonisation allemande puis belge ainsi que l’évangélisation catholique à l’orée du 20e siècle ont porté sur la société rwandaise un regard raciste, transformant des catégories sociales mouvantes en groupes raciaux immuables. À l’indépendance du pays en 1962, accompagnées par le colonisateur belge, les élites hutu prennent le pouvoir au nom d’un « peuple » défini sur le fondement du mythe raciste colonial. Un véritable système de répression féroce et de ségrégation contre les Tutsi. En France, les responsables politiques de la décennie 1990 ont cautionné cette politique en soutenant le régime hutu, de plus en plus extrémiste.

Laurent Larcher, journaliste, raconte la défense des intérêts supérieurs de la France pour réaffirmer la vérité et retracer les étapes de responsabilités de la France dans le génocide de 1994. Il s’adresse à sa fille sous forme épistolaire en répondant à la question Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? (2024). Chaque lettre expose, sources à l’appui dès que possible – plusieurs archives sont introuvables, dont celles de Jean-Christophe Mitterrand, conseiller Afrique de son père de 1986 à 1992 – le rôle politique de la France dans l’extermination des Tutsi.

Les coulisses sont choquantes. En revenant sur des secrets d’État, Laurent Larcher explique comment et pourquoi la France a fermé les yeux sur les agissements iniques du pouvoir extrémiste hutu, bien avant 1994, et a ensuite soutenu certains de ses dignitaires. Son récit est rythmé par trois témoignages d’enfants de l’époque qui racontent leur terreur face à la mort et confient qu’aujourd’hui encore elle fait partie de leur vie. Anne-Clarisse, 7 ans en 1994, achève ainsi son témoignage : « […] dans ma tête, je fuis toujours le génocide. »

Ces recours aux témoignages avec l’évocation de la vie actuelle des Rwandais·es permettent de mesurer à quel point la reconstruction des Tutsi est criblée de cicatrices.

Un besoin criant de justice et de réparation 

Depuis 1994, Alain et Dafroza Gauthier, couple franco-rwandais, mène de nombreuses enquêtes pour que les responsables vivant·es, non encore jugé·es, soient saisi·es par la justice. Selon eux, près de 200 génocidaires ont trouvé refuge en France et y vivent sans être inquiété·es. Seuls les témoignages peuvent permettre d’entamer une action pénale. Mais cette parole est rare : la mémoire des victimes, lorsqu’elles sont vivantes, est parcellaire. Complices et assassins sont aussi interrogé·es. Ce travail de croisement des sources est rendu avec toute sa complexité dans la bande dessinée Rwanda, à la poursuite des génocidaires (2023) de Thomas Zribi et Damien Roudeau. Les planches où l’ocre domine donnent à voir, au-delà de l’horreur vécue, les conséquences du génocide aujourd’hui.

L’ouvrage collectif, dirigé par l’historien Vincent Duclert Le Génocide des Tutsi au Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité (2023) laisse lui aussi entendre la puissance des témoignages. Ce sont parfois des extraits enregistrés par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et utilisés pour les procès. En contribuant à ce numéro de revue collectif, ces chercheur·euses issu·es de différentes disciplines et de différents pays (Rwanda, Belgique, France, etc.) veulent ouvrir les frontières pour qu’une « histoire commune [soit] désormais possible ».

Cette réparation est aussi souhaitée par l’historien Jean-Pierre Chrétien qui avait alerté dès 1990 du risque de génocide au Rwanda, à rebours du discours officiel de la France. Ses recherches ont suscité de vives polémiques. Il publie en avril 2024 Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024) aux éditions le Bord de l’eau, qui signe sa réhabilitation. Mais l’histoire n’est pas finie…

Une commémoration toujours ébranlée par les controverses

L’enquête remarquable de Beata Umubyeyi Mairesse relate son propre sauvetage pour dénoncer, entre autres, les partis pris des journalistes à travers par exemple des photographies légendées de manière erronée. Le Convoi (2024) saisit dans un même mouvement le temps long de la reconstruction intime, les recherches d’archives et le temps du récit pour une réappropriation du génocide avec la communauté des rescapé·es.

Gageons que les publications documentées, personnelles ou collectives sauront convaincre de la vérité sur le génocide des Tutsi, au-delà des zones d’ombres et de turbulences qui demeurent. Ces travaux sont d’autant plus importants que les témoins directs du génocide sont de moins en moins nombreux.

Publié le 29/04/2024 - CC BY-SA 4.0

Notre sélection

Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006)

Hélène Dumas
La Découverte, 2024

Rédigés en 2006 à l’initiative d’une association rwandaise de rescapés du génocide au Rwanda, des témoignages de personnes, très jeunes au moment des crimes, sont utilisés pour rédiger une histoire du génocide des Tutsi, à hauteur d’enfant. Prix Lycéen du livre d’histoire 2021. © Électre
Réédition en 2024 avec une nouvelle postface et en audio.

À la Bpi, niveau 2, 967.3 DUM

Papa, qu'est-ce qu'on a fait au Rwanda ? La France face au génocide

Laurent Larcher
Éditions du Seuil, 2024

Un éclairage sur le rôle de la France dans le génocide au Rwanda en 1994 à travers l’histoire d’Anne-Clarisse, d’Etienne et d’Issa, trois jeunes Rwandais victimes de l’extermination de masse. © Électre

À la Bpi, niveau 2, 967.3 LAR

Le Génocide des Tutsi au Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité

Vincent Duclert, Joseph Nsengimana et Liberata Gahongayire
Seuil, 2023

Une équipe de chercheurs français et rwandais rend compte des nouvelles recherches sur le génocide rwandais dans un contexte historiographique qui a profondément évolué depuis 2017. © Électre

À la Bpi, niveau 2, 30(0) GEN et 967.3 DUC

Le Convoi

Beata Umubyeyi Mairesse
Flammarion, 2024

Le 18 juin 1994, l’auteure, âgée de 15 ans, et sa mère sont sauvées par un convoi humanitaire suisse pendant le génocide des Tutsi au Rwanda. Le convoi était officiellement réservé aux enfants de moins de 12 ans. L’auteure tente de retrouver les témoins et acteurs (journalistes, humanitaires et rescapés). Elle interroge la valeur des traces, la mémoire plurielle et l’écriture de soi. © Électre

À la Bpi, niveau 2, 967.3 UMU

Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda

Jean-Pierre Chrétien
Le Bord de l'eau , 2024

Face au génocide des Tutsi (1994) et à sa préparation systématique avec la caution de la France (sans intention de s’associer à l’entreprise criminelle du régime allié contre les minorités tutsi et hutu d’opposition), Jean-Pierre Chrétien se dresse contre la catastrophe. Il le fait par une production de connaissance, laquelle est transmise par des conférences, des articles dans la presse, des alertes dans la presse – autant d’écrits décisifs, mais épars et que ce livre décide de réunir, ce qui n’avait jamais été fait.

Ce livre est donc un événement alors que les récents travaux (dont le rapport de la Commission Duclert) donnent raison et rendent justice à l’engagement de connaissance de Jean-Pierre Chrétien il y a trente ans. La 30e commémoration du génocide des Tutsi doit relever et saluer, preuves en main, le courage d’un historien qui a été très attaqué pour son engagement alors que ses analyses étaient fondées et que son combat était juste. Ce livre est aussi une réhabilitation et une leçon pour les générations présentes et futures. (Présentation de l’éditeur)

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet