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Appartient au dossier : Sergueï Loznitsa, figure du peuple

Sergueï Loznitsa, une traversée de l’histoire

Passé et présent s’enchevêtrent dans les films de Sergueï Loznitsa. Le réalisateur ukrainien porte sur l’histoire un regard à la fois distant et acéré nous explique Arnaud Hée, programmateur de la rétrospective que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi consacre à Sergueï Loznitsa au début de l’année 2020.

Inclassable Loznitsa

En dépit de la grande cohérence formelle et thématique de l’œuvre, Sergueï Loznitsa échappe aux catégorisations, aux classements. On a pu, à juste titre, en faire le représentant d’un documentaire de poésie immergé dans une Russie proverbiale et intemporelle (La Colonie, L’Attente), mais il réalise à la même période des films marqués, avec un sens de la dérision certain, par l’influence des symphonies industrielles soviétiques (Aujourd’hui nous construisons une maison, L’Usine). Le voici caractérisé pour de bon ? Non. En 2005, Le Siège inaugure un pan essentiel de son œuvre : le travail à partir d’archives, dont Funérailles d’État constitue, en 2020, la création la plus récente.

Archives, symphonies industrielles, campagnes archaïques… Loznitsa serait-il ainsi un cinéaste tourné vers le passé, voire passéiste ? Réalisé en 2014, le brûlant Maïdan prouve qu’il n’en est rien : le réalisateur investit le présent et l’événement en train d’advenir en occupant, en compagnie de la foule de manifestants, l’emblématique place de Kiev. Et au fait, Loznitsa serait donc un documentariste… Il est avant tout un cinéaste, et ses fictions ont leurs habitudes au festival de Cannes, où elles ont toutes été sélectionnées, dont trois (My Joy, Dans la brume, Une femme douce) dans la compétition reine.

Loznitsa pratiquerait un cinéma austère, sévère en plus d’être rêveur et contemplatif. Outre le fait que l’exigence formelle et l’ambition artistique ne constituent en rien une marque de sévérité et d’austérité, il convient sans doute de ne pas regarder ses films armé du seul esprit de sérieux. Car on est en présence de quelqu’un qui aime citer cette maxime : « notre vie est une comédie, mais nous devons la jouer sérieusement ». Ou qui mentionne Luis Buñuel parmi ses cinéastes de chevet, disant de l’auteur de L’Ange exterminateur que « tout ce qui est sérieux ne l’est pas chez lui ».

On souligne en effet trop rarement l’humour qui pointe souvent dans le cinéma de Loznitsa : le regard étonné, facétieux, amusé qu’il nous transmet, ou bien les micro-gags qu’il distille dans ses superbes bandes sonores. Il pratique aussi l’ironie à haute dose, ainsi que la satire, parfois féroce, la farce, plus ou moins sarcastique et outrancière. Son art acharné de la déconstruction des pouvoirs semble se nourrir de l’un de ses auteurs de chevet, Nicolas Gogol, chez qui nul, grands et petits, n’est épargné.

Photogramme de Maidan, S. Loznitsa
Sergueï Loznitsa, Maidan © Atoms & Void, 2014

Une vie dans l’histoire

Le tout début de la décennie quatre-vingt-dix constitue un jalon essentiel du parcours de Loznitsa, un moment où sa biographie rencontre un point de bascule historique : l’effondrement puis la disparition de l’URSS et la décision de Loznitsa, en 1991, à 27 ans, de débuter des études de cinéma, alors qu’il est un jeune docteur en mathématiques employé dans un institut scientifique. Ce dernier est alors en délitement, on fait semblant d’y travailler. Il est tentant de voir dans cette décision, après l’épaisse chape soviétique, la convergence entre trois libertés retrouvées, en tous cas de nouveau envisageables et ardemment désirées : celle du corps social, de l’individu, de la création.

Peut-être la filmographie de Loznitsa dessine-t-elle, en creux, à partir de cette liberté entrevue au début des années quatre-vingt-dix, le récit d’un fol espoir tristement déçu. D’où cette fâcherie manifeste envers la Russie en tant qu’entité étatique et politique, alors même que l’Ukrainien de nationalité, né en URSS (dans l’actuelle Biélorussie), transpire par tous les pores la culture picturale et littéraire russe, la « haute » culture comme la culture « populaire », celle des contes notamment. Déception et fâcherie s’expriment dans sa veine ouvertement politique et historique, parfois carrément pamphlétaire, pleine de colère.
En tous cas, c’est une situation particulière et difficile – être né dans un pays qui n’existe plus, être aujourd’hui ressortissant d’une nation dont l’existence est menacée – avec laquelle Loznitsa se débat, avec talent, énergie et engagement. Il cherche, dénonce, questionne, déconstruit, avec une rage, un mordant que l’on n’avait pas forcément vu venir, ceci sans le moindre compromis artistique.

Écrire le présent

À partir du présent, il convient pour Loznitsa de toujours revenir au passé, car il est conscient que sa vie a été écrite par les mouvements historiques, mais aussi que l’oubli est le vecteur des catastrophes à venir. Depuis notre présent, Loznitsa ne cesse donc de dévisager les catastrophes du 20e siècle. Quand il se projette dans l’actuel, c’est pour y faire affleurer le passé, sous la forme de traces, de répliques, plus ou moins fortes, des secousses et tragédies du passé.

La réalisation de Maïdan (2014) est très vite suivie par celle de L’Événement (2015) : un montage d’archives succède à un film « d’actualité », une Révolution du début du 21e siècle en Ukraine dialogue avec le jeu de dupe de l’été 1991 – le coup d’État des conservateurs voulant mettre fin à la perestroïka, dans une Union soviétique agonisante. Ce duo de films explicite combien chez Loznitsa le présent et le passé sont toujours des vases communicants, ce miroitement perpétuel et vertigineux alimente une œuvre foisonnante et profonde, passionnante et essentielle. Si le présent peut réécrire l’histoire, souvent pour le pire, c’est bien, selon lui, le passé qui écrit le présent, le sien, le nôtre. 

Le programme du cycle « Sergueï Loznitsa » est disponible sur cinemathequedudocumentairebpi.fr.

Publié le 31/12/2019 - CC BY-SA 3.0 FR

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