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Appartient au dossier : Handicaps : vers une société inclusive ?

Petite histoire d’une culture cinématographique sourde

Des personnes sourdes participent à l’industrie cinématographique depuis les années 1910, mettant les outils de prises de vue au service du public sourd et de sa culture. C’est ce que nous explique Barbara Fougère-Danezan, doctorante en cinéma, alors que la Bpi organise la rencontre « Expériences de vies sourdes à travers l’art » en mai 2023.

Souvent, lorsqu’on parle des sourd·es au cinéma, on aborde les questions de la représentation ou de l’accessibilité. On se demande si l’image qu’un film donne des sourd·es est positive, si elle est réaliste, si l’acteur·rice est légitime pour incarner un rôle, ou si suffisamment d’œuvres sont sous-titrées. On ne parle en revanche que rarement de la manière dont les sourd·es participent à l’industrie cinématographique. Leur manque de visibilité pourrait presque conduire à penser que les professionnel·les sourd·es n’existent pas. En réalité, leur présence est loin d’être récente.

George Veditz, en costume devant une feuille de décor représentant un rideau de théâtre, signe face à la caméra.
George William Veditz, Preservation of the Sign Language (1913), National Association Of The Deaf Collection (Library Of Congress)

De la rééducation à la préservation

En 1890, se tient le congrès de Milan « pour l’amélioration du sort des sourds », lors duquel la langue des signes est proscrite de l’instruction des jeunes sourd·es. Les institutions interdisent à leurs élèves d’y avoir recours et se convertissent à la méthode orale. Il semble alors que la langue des signes et la culture sourde soient en danger. C’est dans ce contexte que les sourd·es rencontrent le cinéma. En 1891, Georges Demenÿ entame une collaboration avec l’Institut national des jeunes sourds, afin de mettre au point une machine capable de reproduire la dynamique de la parole. Le « phonoscope », comme le nomme Demenÿ, apparaît comme un outil intéressant pour aider à l’apprentissage de la lecture labiale et à l’articulation des jeunes sourd·es. Même si l’Institut n’a que peu recours à ce dispositif, il permet aux sourd·es de voir que l’enregistrement de la langue des signes est possible.

En 1910, aux États-Unis, George Veditz, alors président de la National Association of the Deaf (NAD), crée un comité cinématographique ayant pour objectifs de raconter l’histoire des sourd·es, conserver la langue des signes et fédérer la communauté sourde. Après une levée de fonds qui permet de réunir 5000 $, le comité acquiert une caméra et réalise dix-huit films mettant en scène des poèmes, scènes humoristiques, chansons, traductions littéraires et sermons en langue des signes. Les films sont ensuite loués à tous les clubs sourds du pays pour 1 $. Ces projections connaissent une grande popularité et les fonds récoltés sont utilisés afin de refaire des copies ou transférer les films vers de nouveaux formats. Le film de 1913 dans lequel le président de la NAD explique son projet d’archives est intégré en 2010 au registre de la bibliothèque du Congrès pour son importance culturelle, historique et esthétique.

Langue des signes et cinéma muet

Vers 1917, Charlie Chaplin, qui est déjà une star, fait la connaissance d’un peintre sourd : Granville Redmond. Entre eux, se noue une profonde amitié et Chaplin décide de lui installer un atelier dans ses studios. Ensemble, ils conversent et travaillent le jeu de l’acteur. Chaplin remarque en effet que les personnes sourdes signantes ont une réelle aptitude à faire passer une pensée, des émotions, des sentiments grâce à leurs expressions faciales ou leur gestuelle. Même si la langue des signes n’est pas universelle, un de ses registres dit « de grande iconicité », permet aux sourd·es de dire en montrant. En ayant recours à ce registre, les sourd·es parviennent à se faire comprendre n’importe où, par n’importe qui. Chaplin a donc l’intuition qu’il peut améliorer son jeu grâce aux conseils de son ami.

Aucun des deux acteurs n’a jamais publiquement expliqué cela, mais les quelques signes que Chaplin laisse échapper dans plusieurs films (par exemple dans A Dog’s Life en 1918) et l’utilisation de certains codes de récits en langue des signes confirment cette collaboration. On retrouve en outre Redmond dans plusieurs films de Chaplin, tels qu’Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919), Une idylle aux champs (Sunnyside, 1919), The Kid (1921), Charlot et le Masque de fer (The Idle Class, 1921), L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923), et City Lights (1931). En 1926, on peut voir se déployer le talent de Redmond sans Chaplin dans le film You’d Be Surprised d’Arthur Rosson, dans lequel il incarne un policier qui se fait passer pour un valet faussement sourd…

Des débuts de l’accessibilité à un mouvement cinématographique sourd

Emerson Romero est également acteur (sourd) de cinéma muet. Après le passage au parlant en 1927, l’acteur est obligé de mettre fin à sa carrière. Conscient que le cinéma parlant devient inaccessible au public sourd, il expérimente différentes solutions de sous-titrage. En 1947, il rassemble ses économies pour acquérir un certain nombre de vieux films et met au point un système d’accessibilité en plaçant des légendes entre les scènes, à la façon des intertitres du cinéma muet. Il organise de nombreuses projections dans des clubs ou dans des écoles pour sourd·es. Bien que cette invention ne propose pas une accessibilité optimale, elle constitue le premier essai d’accessibilité cinématographique à destination des sourd·es.

Le visage d'une jeune femme, les sourcils froncés, qui tient ses mains devant elle comme des jumelles ou comme un viseur.
Edyta Kozub, Aigle polonais (2019) © Edyta Kozub

Dans les années 1970, la démocratisation des outils audiovisuels autorise de plus en plus de réalisateur·rices à affirmer dans leurs œuvres leur identité sourde. Des mouvements contestataires défendent en effet l’idée que la surdité n’est pas une déficience, mais une culture. Cependant, peut-être du fait de la mise en scène de personnes s’exprimant en langue des signes, ou de la présence d’éléments culturels spécifiquement sourds, leurs films ne sont jamais intégrés dans un contexte commercial.

À partir de la fin des années 1990, Internet autorise une meilleure diffusion d’œuvres sourdes. Louis Neethling au Royaume-Uni, Joël Chalude ou Hrysto en France, Matthew Moore, DJ Kurs ou Jules Dameron aux États-Unis, mettent ainsi en scène la surdité, la scénarisent et tournent en langue des signes. D’autres s’emparent également de leurs caméras, afin de sauvegarder la mémoire culturelle sourde, avec par exemple des portraits d’artistes et de militant·es sourd·es, ou des témoignages de survivant·es de la Seconde Guerre mondiale. On peut ainsi citer Patti Durr, Jacques Sangla ou Brigitte Lemaine (bien qu’entendante, Brigitte Lemaine est membre de la communauté sourde puisqu’elle a été élevée par ses grands-parents sourds et communique en langue des signes). En 2021, Mélanie Joseph se penche sur la place du point de vue des personnes sourdes dans les archives audiovisuelles de l’INA. Elle se rend compte que leur pensée est absente. Elle s’attache alors – à travers le re-enactment et la vidéo-élicitation – à donner une place au point de vue des sourd·es sur l’histoire, mais surtout sur leur histoire, et révèle ainsi les rapports de pouvoir qui les ont réduit·es au silence.

De nombreux·ses artistes sourd·es peinent encore à obtenir la reconnaissance nécessaire pour produire leurs films. Leurs œuvres ne sont souvent visibles que pendant les festivals, dans les bibliothèques spécialisées, et sur les sites Internet des artistes. Simultanément, la culture sourde est dans une intense dynamique créatrice. Le visual vernacular (VV) est ainsi un art spécifiquement sourd, créé par des artistes en s’inspirant du vocabulaire cinématographique (zooms, accélérés, changements d’échelle de plans…) pour représenter une histoire visuellement, avec leurs corps. De nombreux·ses artistes excellent dans cet art et partagent leurs performances grâce à Internet : le Flying Words Project, Ian Sanborn, Walter Di Marco… Au départ, les performances étaient simplement captées pour être diffusées, mais de plus en plus d’artistes, tel·les qu’Ace Mahbaz, Edyta Kozub ou Twin Souahid, ajoutent des éléments de montage ou de cadrage qui transforment ces œuvres en de véritables courts métrages. 

Publié le 01/05/2023 - CC BY-SA 4.0

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