Interview

Stephen O’Malley, metal hypnotique

Musique

Stephen O'Malley et Peter Rehberg (KTL) © Ronald Dick

Fondateur du groupe de drone metal Sunn O))), le guitariste Stephen O’Malley se situe au croisement de la frange dure du rock et de la musique contemporaine. Rencontre avec un artiste en quête de méditation, invité de la prochaine édition du festival ManiFeste de l’Ircam.

KTL, le duo que vous formez avec Peter Rehberg se produit pour la seconde fois dans le cadre du festival Manifeste. En juin, vous jouerez sur l’esplanade du Centre Pompidou en écho aux sculptures de brouillard de Fujiko Nakaya. Comment ce contexte influence-t-il votre musique ?

Mon influence majeure, c’est vraiment Fujiko. Elle est incroyable, c’est une artiste très libre et ouverte. C’est elle qui a conçu le scénario et le design du brouillard. C’est la première fois qu’elle collabore avec l’Ircam. Cette institution de recherche musicale s’intéresse aussi au spectacle vivant et permet de découvrir de nouvelles zones de création.

Je vis à Paris depuis dix ans, mais je viens de Seattle. C’est très loin d’ici, à bien des égards ! Il n’y a pas de musée de cette envergure. Jouer dans un lieu aussi populaire et fréquenté, c’est franchement un honneur. C’est exotique pour moi, je suis un immigré ici ! C’est aussi très excitant, car le concert va me donner l’opportunité de faire les choses à grande échelle en travaillant sur la spatialisation du son avec une très bonne équipe technique, notamment avec Manuel Poletti.

À Paris, avec Sunn O))) ou d’autres projets, j’ai joué dans de petites salles comme les Instants chavirés, dans de plus grandes structures comme la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, ou à l’église Saint-Merri. Il y a un public fréquentant ces deux types de salles. Le lien entre Saint-Merri, l’Ircam et le Centre Pompidou est très intéressant : Saint-Merri est l’église la plus progressiste de Paris, l’Ircam est le plus grand centre de recherche acoustique et le Centre Pompidou se consacre à l’art contemporain.

Quels sont vos liens avec la musique contemporaine et les grands compositeurs tels Pierre Boulez, György Ligeti et Gérard Grisey ?

Grisey a été mon premier contact avec la musique contemporaine. Vers 2008, Sunn O))) travaillait sur un nouveau disque, Monoliths & Dimensions. Nous voulions développer les résonances entre instruments électriques et instruments acoustiques, mais on ne savait pas comment s’y prendre. La personne qui a écrit les arrangements était obsédée par Tristan Murail et Gérard Grisey. C’est comme ça qu’on a découvert la musique spectrale de Grisey et de Iancu Dumitrescu, ainsi que ce qui se passait à l’Ircam. Grisey savait merveilleusement créer l’illusion d’un son venu d’ailleurs avec un ensemble instrumental. En revanche, je connais davantage Boulez comme chef d’orchestre que comme théoricien ou compositeur. En fondant l’Ircam, il a créé des connexions entre les arts contemporains, dont la musique.

Des cultures underground telles les musiques metal et noise entrent dans les institutions. À l’inverse, pensez-vous que des compositeurs savants comme Alvin Lucier ou Éliane Radigue sont en passe de devenir « populaires » ?

Dans la jeunesse et l’avant-garde actuelles, ils sont beaucoup mieux connus que par le passé. Tous deux sont des exemples typiques d’une conscience émergente, d’une transformation spirituelle majeure. Je n’ai rencontré Éliane Radigue que brièvement, mais Alvin Lucier nous a invités, avec le guitariste Oren Ambarchi, à créer Criss Cross au Louvre. Ce fut une expérience époustouflante : une musique super intense, hypnotique, méditative.

En octobre dernier, à Zurich, il y a eu un festival de trois jours pour le quatre-vingt-cinquième anniversaire d’Alvin. Ce festival a programmé des dizaines de concerts de musiques qu’il a écrites à différentes époques. On y a vu beaucoup de jeunes. Les concerts furent vraiment des moments d’hypnose, de méditation, dès les premières secondes.

Quand on pense au metal, on ne pense pas forcément à une musique méditative. Que représente la méditation pour vous ?

Jouer de la musique est une pratique de la méditation : pas une méditation zen au sens plein du terme, mais une transe, un peu comme une sorte de yoga. Il y a beaucoup de connexions entre la géométrie, la musique, la danse, la transe et la méditation.

Pensez-vous que des gens écoutent votre musique pour méditer ?

Absolument ! Je suis en train de faire un film d’un concert de Sunn O))). Le directeur de la photographie a fait beaucoup d’images du public, les gens dansent et sont… disons : extatiques. Nos concerts pourraient être vécus comme une expérience très violente, mais notre public est de plus en plus méditatif. Voilà ce qui m’intéresse : que vient chercher le public ? Quel vide Sunn O))) vient-il en quelque sorte remplir en eux ? Comment un manque dans la vie des gens les amène-t-il vers la méditation ? Notre public est de plus en plus nombreux, et ce ne sont pas seulement des amateurs de heavy metal.

Je ne dirais pas que nos concerts sont une grand-messe, mais c’est un grand honneur de voir le public aller aussi loin en lui-même avec notre musique. En fait, ce sont des master classes d’hypnose !

Vous allez collaborer avec une artiste japonaise, Fujiko Nakaya. Vous jouez souvent avec des musiciens de la scène japanoise : Keiji Haino, Merzbow, Boris… Celle-ci attire les musiciens occidentaux depuis longtemps. Comment expliquez-vous cette fascination ?

J’adore la théorie de Julian Cope dans Japrocksampler à propos de l’étrangeté de la musique psychédélique nipponne. Le rock,   le jazz, les musiques classique et expérimentale sont arrivés à la même époque au Japon : après-guerre. Les Japonais ont assimilé tout ça très vite à leur manière mais le regard occidental peut être biaisé. La société japonaise reste très fermée. C’est difficile d’y aller, c’est difficile d’y rester.
En 2007, j’ai vécu six mois à Kyoto. C’est là que j’ai rencontré Fujiko. En 1945, elle était adolescente, elle a été confrontée à l’arrivée météorique des musiques occidentales, ça m’a fasciné. Nous nous sommes immédiatement compris. Plus tard, j’ai rencontré le groupe japonais Boris à un concert à Seattle : ça a tout de suite collé entre nous. Je suis reparti au Japon il y a trois ans et pense y retourner en mai prochain. J’ai toujours eu envie de jouer avec Corrupted et Kengo Iuchi, un guitariste acoustique incroyable.

Je travaille avant tout avec ces artistes pour leur musique, pas parce qu’ils sont japonais. Mais il y a quand même quelque chose avec le Japon : une fois que tu y as joué, ça change tes perspectives. Tout y est différent : les salles de concert sont plus petites mais ont des sonos aussi puissantes que les grandes salles européennes, le public est plus restreint, mais l’intensité est juste… énorme !

Propos recueillis et traduits par Aymeric Bôle-Richard, Valérie Bouissou et Claude-Marin Herbert, Bpi. 

Article paru initialement dans de ligne en ligne n°23

Publié le 24/05/2017 - CC BY-SA 3.0 FR

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