Interview

Tac au tac : la BD à la télé
Entretien avec Laurent Frapat, réalisateur

Littérature et BD

Laurent Frapat, par Griffe - CC-BY-SA 4.0

Émission mythique, Tac au tac a réuni dans les années soixante-dix tous les grands noms de la bande dessinée, d’Albert Uderzo à André Franquin en passant par Mœbius et Claire Bretécher… Le programme, créé par Jean Frapat (1928-2014), chercheur au Service de la recherche de l’ORTF, réunissait autour d’une feuille blanche plusieurs dessinateurs qui se lançaient dans des défis improvisés. Réapparue sur les écrans en 2018, la nouvelle version de Tac au tac était réalisée par Laurent Frapat, le fils de Jean Frapat. Il revient, pour Balises, sur la naissance et la renaissance de cette émission singulière qui a marqué la relation entre bande dessinée et télévision.

Comment est née l’émission Tac au tac dans l’esprit de Jean Frapat ? 

Mon père, Jean Frapat, était un grand amateur de graphisme, il adorait tous les grands dessinateurs et caricaturistes comme Honoré Daumier, André Gil ou encore Gustave Doré à qui il avait consacré quatre émissions de vingt-six minutes,  « Gustave Doré sous toutes réserves ». Il dessinait lui-même : on le voit dans les deux premiers numéros de Tac au tac où il dessine pour présenter le jeu. Vers la soixantaine, il avait même repris des cours de dessin, ça le passionnait.

Au sein du Service de recherche de l’ORTF, sous la direction de Pierre Schaeffer, il devait développer des projets qui ne coûtent pas trop cher, et il fallait toujours se débrouiller pour avoir des idées géniales, qui mettent à contribution les spectateur·rices et qui les fassent réfléchir. Tac au tac est certainement né de cet amour du dessin et de la bande dessinée : il admirait le travail de Franquin, Uderzo, Mœbius et tant d’autres. Les années soixante-dix étaient un âge d’or de la BD, mais les dessinateur·rices étaient beaucoup moins nombreux·ses qu’aujourd’hui, et Claire Bretécher est une des rares femmes à avoir participé à l’émission.

Tac au tac a été diffusée de 1969 à 1975 et a rencontré un grand succès. À l’époque, l’émission passait juste avant le journal de vingt heures. Pourtant, quand on regarde les dates de diffusion, c’était quand même anarchique : trois épisodes un mois, puis un seul le mois suivant. Il n’y avait qu’une chaîne à l’époque donc on ne fidélisait pas le public comme on le fait aujourd’hui. 

Ensuite, mon père a produit d’autres émissions, souvent sur le dessin. Il avait repris le principe de Tac au tac dans une émission qui s’appelait Grafic, qui a connu une trentaine d’épisodes en 1990 mais qu’on ne retrouve plus. C’était pour la Sept, une chaîne à vocation européenne, et les illustrateurs invités parlaient différentes langues. Tout passait par le dessin. C’était soit un cadavre exquis, soit une histoire en plusieurs cases, soit une caricature d’après photo. Ensuite, il a fait Graph, en 1993, huit épisodes d’une émission d’à peu près vingt minutes, mais cette fois sur des artistes chez eux, dans leur atelier : Tanino Liberatore, Ernest Pignon-Ernest, Ralph Steadman, Roland Topor, ont eu droit chacun à un épisode. Cette fois, mon père et l’artiste se mettaient d’accord sur le thème de l’illustration, et le but était de montrer toutes les techniques utilisées.

Pouvez-vous expliquer la fascination qu’exerce Tac au tac

L’improvisation a toujours été au cœur de l’émission. Certains téléspectateur·rices en ont parfois douté au vu de la qualité du résultat final, et mon père a dû rappeler au début d’un épisode que rien n’était préparé à l’avance. Parfois, on aperçoit une esquisse au crayon sur la page, faite par l’artiste avant de se lancer à l’encrage ; on coupait la séquence de crayonné au montage. Mais dans tous les cas, il venait de découvrir le sujet quelques minutes avant. 

Dans Tac au tac, on retrouve souvent Marcel Gotlib, Jacques-Armand Cardon, Philippe Druillet, Bretécher, sans doute parce qu’ils aimaient beaucoup l’expérience et que mon père s’entendait très bien avec eux. Mais surtout, ces dessinateurs et cette dessinatrice avaient compris ce qui est important dans ce jeu, et jouaient avec le suspens du dessin : si, par exemple, un·e participant·e dessine un personnage qui tient un couteau, il ne faut pas commencer par le couteau ! C’est ce que j’ai toujours adoré dans le dessin, et la télé est un outil génial pour ça. À chaque fois qu’on filme en gros plan la main d’un artiste armée d’un feutre, on se sait jamais quelle idée va jaillir de son cerveau et de la pointe de son outil. C’est toujours un spectacle unique et fascinant.

Mon père testait, dans l’émission, plusieurs jeux d’inspiration surréaliste et quand on regarde les rushes, on s’aperçoit qu’il essayait régulièrement de nouvelles choses, et abandonnait ce qui marchait moins bien. Dans la version de 2018, on a aussi laissé tomber certains jeux, mais la plupart de ceux qu’il a inventés fonctionnent très bien. 

Pourquoi avoir ressuscité l’émission en 2018 ? Qu’avez-vous gardé ou changé par rapport à la version originale ? 

Cette émission était tellement bien que, quand mon père est décédé en 2014, j’ai voulu la reprendre – d’autant qu’il n’y a quasiment rien à la télévision sur la BD, ni sur le dessin. J’ai l’impression que pour les décideur·euses, la BD est encore destinée aux enfants et n’est toujours pas vraiment considérée comme un art. D’ailleurs, le projet a été présenté à des chaînes nationales, qui n’en ont pas voulu. C’est finalement la chaîne Museum, une chaîne un peu confidentielle, qui s’est montrée intéressée…

Le budget était réduit mais ce n’est pas une émission qui a besoin de gros moyens. Ceci dit, si j’avais eu plus de moyens, on aurait pu tenter quelques jeux sur une immense palette graphique, pour placer les spectateur·rices  au cœur du dessin. Car le problème quand on filme, c’est qu’il y a toujours le dessinateur entre la caméra et le dessin. Avec une palette graphique, on aurait pu de temps en temps avoir juste le dessin en train de se réaliser sans voir la main devant, un peu comme dans Le Mystère Picasso, d’Henri-Georges Clouzot (1956). Mais pour l’essentiel, je voulais rester fidèle à la version d’origine. 

La seule différence vraiment notable, c’est que dans les années soixante-dix, on entend très peu les dessinateur·rices discuter entre elleux, peut-être parce qu’il fallait faire l’économie d’un·e ingénieur·e du son. Et, du coup, il y a une ambiance musicale : par exemple, quand Morris dessine Lucky Luke, on entend Ennio Morricone… Ce sont des effets faciles qui ne passeraient plus aujourd’hui. Pour la version de 2018, j’avais envie que l’on entende beaucoup plus les artistes communiquer entre elleux. Avec ces conversations, on se rend compte que les dessinateur·rices s’amusent, iels se vannent, c’est assez drôle. Il y a une émission avec Dominique Bertail, David Prudhomme et Philippe Dupuy, à qui on avait demandé de faire une histoire en six cases, et ils étaient partis dans quelque chose de complètement abstrait. Et même si le dessin final peut surprendre, ils ont toute une discussion géniale pour arriver à ça. Même dans les moments de silence, j’ai évité de mettre de la musique : cela permet d’avoir les bruits des marqueurs, et si ça peut être crispant parfois, ça apporte une musicalité au graphisme. 

Comment les dessinateur·rices actuel·les ont-iels accueilli la renaissance de l’émission ?

Tous·tes les dessinateur·rices  d’aujourd’hui connaissaient très bien Tac au tac, qu’iels ont déjà vue sur le site de l’INA. La plupart avaient envie de participer, et c’est grâce à Dominique Poncet, historien de la bande dessinée, qu’on a pu réunir tous·tes les artistes présent·es dans cette nouvelle version.

En 2018, nous avons mis en place des trios, en choisissant si possible si possible des dessinateur·rices qui ont les mêmes univers, et surtout qui s’entendent bien entre elleux parce qu’il peut y avoir des inimitiés… Il y a dix femmes sur trente dessinateurs, ce qui est un gros progrès par rapport aux années soixante-dix. Nous avons reçu du beau monde : Aseyn, Frank Margerin, Florence Cestac, Jeanne Puchol ,Davy Mourier, François Boucq, Catel Muller, Jean-Louis Tripp, ou encore Jean Mulatier.

Pour ma part, j’ai pris énormément de plaisir à réaliser ces émissions, à filmer ces grand·es artistes au travail et j’ai vraiment envie de continuer si j’arrive à trouver une chaîne intéressée !

Publié le 21/11/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Tac au tac | Institut national de l'audiovisuel

Dans un studio aux murs gris, meublé d’une grande table de quatre sièges et d’un chevalet portant des feuilles de papier blanc, des dessinateur·rices-humoristes se livrent, par dessins interposés, à un duel ou à une lutte à deux contre deux, dans laquelle iels essayent de se piéger ou de se contrecarrer.

« BD : Tac au tac, l’émission mythique des années 1970 renaît sur la chaîne Museum », Par Anne Douhaire-Kerdoncuff | France Inter, 2017

L’émission télévisée du début des années soixante-dix renait sous la direction de Laurent Frapat, le fils du présentateur d’origine, Jean Frapat, pour 20 épisodes de 30 minutes qui font s’affronter dans la bonne humeur des dessinateur·rices de BD.

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SEMAINE BD & TV | SoBD, 2022

Les relations entre bande dessinée et télévision n’ont guère été étudiées, alors même qu’elles sont avérées et qu’elles ont pu avoir des effets notables sur l’une comme sur l’autre. La « Semaine Tac au Tac, bande dessinée et télévision » a pour objectif d’apporter un éclairage sur ces relations, en s’appuyant sur la célèbre émission créée par Jean Frapat.

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